La descendante des Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1958 – Bulletin n° 12 – Page 34

 

À Bagneux (Marne), 495 habitants,

j’ai rencontré la descendante des Flaubert

« Vétérinaires Champenois »

Qu’importent les années ? Je n’ai point le devoir d’épuiser, d’un coup, en ses moindres détails, quelque actualité périssable. Je possède le privilège de travailler une matière constante, précieuse, de la traiter avec la patience gratuite des artisans de jadis. Oui, c’est en 1953 que j’écrivais : « Victoire Flaubert, la dernière du nom, mourut le 9 octobre 1926, hameau des Grèves, près de Bagneux » (1). Je reste d’accord avec ces lignes, mais, à l’époque, un scrupule, une sorte de prudence, m’avaient interdit de vernir, à titre définitif, mon tableau : « Gustave Flaubert et l’Aube ». En pleine agitation du siècle, quelle chance de pouvoir reprendre une toile parmi d’autres, de la replacer sur le chevalet ; cela pour lui apporter une touche de couleur, infime et essentielle, ce rien de lumière au second plan qui rehausse l’importance du sujet. Ne vous étonnez pas que j’aie attendu la présente date pour répondre — me répondre, dois-je dire — à une question depuis longtemps posée ; mon unité de vitesse n’est point journalistique. Donc, je considérais cette pensée : « Existerait-il quelques descendants de Victoire Flaubert, en ligne directe, ou collatérale ? » La seule-façon de le savoir était de revenir à mes sources. Nogent-sur-Seine, Rouen, je les appellerai, sans intention péjorative, des patries secondes. La genèse de la gloire de Gustave aura eu pour décor une alignée de maisons pauvres, au cœur de la Champagne, sœurs tombées d’une main avare, enfants perdus dans le désert. Le premier Flaubert (ou Flobert) est né dans les limites d’un quadrilatère d’environ dix kilomètres de côté, exactement entre la Seine et l’Aube, avec, pour villes frontières, Romilly, Méry-sur-Seine et Anglure. Je ne saurais affirmer que cet ancêtre fut — avant la lettre — Aubois plutôt que Marnais : nous passons ici, sans nous en apercevoir, d’un département au département voisin. Et puisque, de temps en temps, nous cédons à l’imagination, il nous arrive d’être le compagnon de route de ce voyageur qui traverse les forêts, les rivières, s’engage, sans hésiter, dans les chemins livides, interminables, de cette plaine champenoise. Encore aujourd’hui, sur les cartes routières, une gomme a blanchi toute une zone entre la Brie et la Côte-d’Or ; on croirait demeurés par oubli les rares noms de villes, de villages. Au-dessous de la Seine, au-dessus de l’Aube, le semi-désert. Un seul point séduit notre voyageur, la rencontre de deux vallées, légèrement à droite du confluent. Il plante là son bâton de pèlerin. Un peu plus tard, les aborigènes apprendront sa parenté avec un saint du nom de Frobert.

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La fille de Victoire Flaubert, petite-fille de Louis-Joseph Flaubert, m’ouvre la porte de sa maison basse. Elle s’excuse de sa mauvaise vue, de ses 89 ans. Et, tout de suite, je détecte l’influence de Gustave : cette femme, c’est Félicité « au cœur simple », que je n’ai cessé de me représenter ainsi, menue mais bien droite, les cheveux tirés sous une résille, le tablier impeccable. Un jeune enfant s’émerveille et s’apeure de ma visite, l’un des trente arrière-petits-fils d’Eugénie Pluot, veuve Brun.

— Oui, nous parlions souvent, en famille, de ce Flaubert « de Paris »…

Elle n’a jamais lu « Madame Bovary ». Elle n’a même jamais quitté Bagneux. Il fallait des circonstances exceptionnelles, autrefois, pour qu’on se rendît au village voisin, et un Gabriel Flaubert, frère de Louis-Joseph, crut probablement s’exiler en se fixant à Boulages, huit kilomètres au Nord-Est ; la valeur actuelle de la traversée de l’Atlantique en avion. Louis-Joseph Flaubert mourut à l’âge de 66 ans, des suites d’un accident (il tomba du sommet d’une charrette de blé), qu’Eugénie se rappelle avec une émotion encore vive. Après lui, le nom s’éteint à Bagneux : ses quatre sœurs meurent relativement jeunes, sa fille unique, Victoire, épouse, vers 1830, un garçon du pays, M. Pluot. Personnage pittoresque, l’une de ces sœurs Flaubert exercera le métier de « colporteuse en mercerie et autres objets ménagers » — un des thèmes favoris des graveurs du 19e siècle. C’était une célibataire, une indépendante, qui traînait sa hotte de ferme en ferme. Mortes également, les deux sœurs d’Eugénie Pluot, qui ne trouve, en me reconduisant, que les mots classiques : « C’est loin, tout ça ! » Elle ajoute : « Pensez, trois guerres… »

Comment les souvenirs personnels résisteraient-ils à ces ouragans successifs qui ont dispersé les familles, submergé les esprits de soucis nouveaux — invraisemblables impératifs, brimades ennemies qui ont cassé les reins du temps, fragmenté les existences, perdu l’homme en son propre passé ?

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En la mairie de Boulages, le bienveillant Secrétaire extrait, de l’armoire aux Archives, un vieux registre d’État-Civil. Deux dates aux ors pâles sur fond rouge : 1853-1862. Neuf années d’un village français trouvent place dans ce livre mince, aux feuillets robustes — c’est très peu pour chacune de ces années, si l’on divise par le nombre trois des naissances, mariages et décès, si l’on défalque les, pages blanches, les importants paraphes.

De Flaubert, point. Mais des Flobert.

Il s’agit indubitablement de « nos » vétérinaires champenois ; cette piste est la bonne. Et nous mesurons, là encore, la vitesse à laquelle le monde change de visage. Hier, l’insouciance d’un scribe transmutait un patronyme, ajoutait ou retranchait un prénom, acceptait sans contrôle l’identité d’un « immigrant » ; de l’autre côté de la rivière, les parents de cet « Eugène » l’avaient peut-être baptisé « Théodule », son nom s’écrira avec un « t », le leur avec un « d », mais qui s’en fut étonné ? Aujourd’hui, des fiches aux renseignements précis, aux symboles complexes, s’attachent littéralement à l’individu, et les distances n’altéreront rien de la vérité une fois pour toute enregistrée.

Recueil des « actes de mariages », voici, en 1861, le 26 juin, celui de Pierre-Gabriel Flobert, « âgé de 28 ans, manouvrier, demeurant à Boulages, fils légitime de Flobert Raphaël-Gabriel, âgé de 61 ans » et de « demoiselle Debelle ».

En fin des « décès », une page grand format a été reliée. Nous y lisons : « Ministère des Affaires Étrangères — Cabinet — Bureau des Traductions. Extrait du registre des décès de l’Église paroissiale catholique romaine de Sainte-Catherine de Saint-Pétersbourg… L’an du Seigneur 1859, le 28 octobre, est mort du choléra le sieur Hubert-François-Joseph Flobert-Gengault, célibataire, compositeur typographe, âgé de 29 ans, sujet français, lequel a été enterré le 31 du même mois… »

Quels dessous romantiques ne supposerait-on à cet appel de la terre des tsars ? Gustave Flaubert a-t-il connu ce cousin éloigné ? La variante orthographique nous impose le doute. Et c’est bien dommage. Le pèlerin d’Orient eût compris le pèlerin des neiges, car les raisons de s’évader ont, chez tous les poètes, de semblables traits.

J. Mazeraud, 1958.

 

(1) Voir La Vie en Champagne de juin-juillet 1953, ou Le Bulletin des Amis de Flaubert, année 1954, n° 5.