Sur un cahier de Flaubert collégien, 1837-38

Les Amis de Flaubert – Année 1958 – Bulletin n° 12 – Page 36

 

Sur un cahier de Flaubert collégien

1837-38

Après les articles de nos confrères et amis. MM. Pierre Lebracherie et Henri Lefai, qui ont apporté dans les n° 10 et 11 de ces Cahiers des documents nouveaux et combien vivants sur le jeune Gustave Flaubert, élève du Collège Royal de Rouen, il m’a semblé qu’il y aurait intérêt à ajouter quelques notes sur une autre relique, du même temps, « passée en vente » il y a deux ans. Il s’agit, cette fois, d’un cahier d’écolier qui, après avoir figuré au catalogue de la librairie Privat, en juin 1949, est arrivé à l’Hôtel Drouot le 5 décembre 1955 (E. Loewy, expert).

Ce cahier est certainement l’un des neuf qui avaient été Vendus, en un seul lot, sous le n° 118 du Catalogue de la vente des manuscrits de Flaubert (succession de Mme Franklin-Grout), à l’Hôtel Drouot déjà, le 19 novembre 1931 : Lot de 9 cahiers reliés de Gustave Flaubert, interne au Collège Royal de Rouen, des années 1834-35-36-37-38, et résumant tous les cours d’histoire, tous portant sa  signature, annonçait le catalogue. L’ensemble avait alors été adjugé pour 1.650 francs !

N’ayant pas eu entre les mains le précieux cahier réapparu sur la table des enchères, séparé de ses frères cette fois, vingt-quatre ans après, je me bornerai à en transcrire la description détaillée donnée par le catalogue de la vente (n° 169), en y ajoutant pourtant un élément… sentimental qui figure seulement au catalogue Privat. Le catalogue Loewy donne, de plus, un fac-similé de la page de titre, soigneusement calligraphiée en caractères de fantaisie, où il est difficile de reconnaître avec certitude la main de l’écolier. Pourtant, celui-ci a apposé sur ce titre sa signature autographe, avec le prénom Gustave en toutes lettres, forme inhabituelle, même à cette époque de sa vie :

« Cahier de l’élève Gustave Flaubert. Année scolaire 1837-1838 (il avait 16 ans) : Cours d’Histoire des temps modernes, professé par M. Chéruel. Cahier (23x17cm), en cartonnage dos de peau de chamois verte, coins en vélin vert, intérieur beau pap. blanc. Une centaine de pages sont remplies de la fine écriture de Flaubert (celle déjà de sa maturité !) de lisibilité parfaite, à l’encre, texte soigneusement mis en page. La signature autographe de G. Flaubert figure à trois endroits du cahier. L’époque traitée dans le cahier est celle allant de 1715 à 1789.

Les 15 dernières pages du Cahier sont consacrées à la Littérature du XVIIIe siècle. Dans la marge du texte de son cours, Flaubert indique les matières traitées : Caractère général de cette littérature — Poésie épique — Poésie, lyrique— Poésie dramatique — Tragédie — Comédie — Satyre (sic) — Poésie élégiaque et érotique — Fables — De la prose — Roman — Roman historique — Romans de mœurs — Ouvrages de Montesquieu — Esprit des Lois — Romans satyriques (sic) de Voltaire — Rousseau — Influence exercée par ce philosophe — Mémoires — Histoire — Philosophie appliquée à l’Histoire — Éloquence., etc…

À la suite de quelques notes sur la Littérature anglaise, allemande et italienne, Flaubert inscrit, entre parenthèses, à la dernière page occupée de son cahier : (Voyez le Cours de Littérature de M. Villemain : « Tableau de la Littérature française au 18e siècle »). Suivent une vingtaine de pages restées en blanc ».

Le catalogue Privat ajoutait un détail insignifiant, semble-t-il, mais qui laisse libre cours à la rêverie : « Ce cahier porte l’étiquette imprimée de Boissel, papetier, rue Ganterie, à Rouen ». Ce magasin de papeterie était-il voisin du « quincaillier en gros de la rue Ganterie » que Charles Bovary « avait pour correspondant » pendant ses années de collège ? Est-ce là qu’il achetait son « encre rouge » et les « pains à cacheter » dont il usait pour écrire à sa mère, ses « cahiers d’histoire » qu’il repassait le soir de chaque jeudi, et plus tard, ses « cahiers reliés d’étudiant en médecine » (1). Et le « cabinet de lecture de la rue Ganterie, tenu par un sieur Caron », dont Emma était la cliente et dont elle dévorait (a-t-on dit !) les livraisons de Paul de Kock (2), comment cette simple petite étiquette ne le suggérerait-elle pas aussi ?…

Et puis 1837 ! Est-il besoin de rappeler la rentrée du collégien en seconde, au début d’octobre, quand ce cahier était encore vierge ; le souvenir brûlant et tendre à la fois des vacances d’été à Trouville ; la hantise naissante des images féminines qui seraient les « fantômes » familiers de toute la vie : les jeunes amies anglaises : Gertrude et Henriette Collier, et la rencontre, l’année précédente, sur la plage normande, de Mme Schlésinger, « la toujours aimée, l’unique amour, la vieille tendresse », jusqu’à la fin, et ses traces recherchées dans le sable ?… Que de fois n’a-t-il pas dû sentir leurs noms naître sous sa plume lorsqu’il couvrait ces feuillets de sa fine écriture ! Il n’est pas interdit au rêveur de déchiffrer en interligne un texte tout autre que celui de ces résumés d’histoire… Ce texte, nous le trouvons ailleurs, dans l’œuvre de Flaubert, « mis au net », si l’on peut dire (3), mais c’est là, dans ce banal cahier d’écolier, acheté rue Ganterie, qu’un subtil révélateur de formule encore inconnue, pourrait en faire apparaître la toute première version…

Plus prosaïquement, cette précieuse pièce a trouvé preneur à 152.000 francs (soit environ 185.000 francs, frais compris). Nous voilà loin des 1.650 francs pour le « lot » (comme s’exprimait le catalogue en style de « surplus » ou de « débarras de caves et greniers ») des neuf cahiers soldés en 1931, avec tout le reste ! Mais ceci est une autre histoire…

C’est avec tristesse, avec une certaine honte aussi, que l’on feuillette les deux catalogues des « ventes Flaubert » de 1931, témoignages cruels — mais combien insuffisants pour le bibliographe ! — de la braderie qui dispersa à tous les vents des reliques de l’écrivain. On rêve d’un miracle qui rassemblerait disjecta membra tous ces manuscrits, tous ces dossiers dépecés pour constituer des « lots », toutes ces lettres, tous ces souvenirs éparpillés maintenant par le monde ! Rêve impossible à réaliser, mais qui nous incite à recueillir au moins avec soin les débris que le flot mouvant des ventes ramène de temps à autre, pour un instant, entre nos mains, impuissantes souvent à les retenir, afin que puisse se reconstituer un jour, dans un avenir hypothétique et de toute façon lointain, le catalogue précis et « raisonné », comme disait Charles Nodier, de tous les trésors perdus (4). Il n’est jamais trop tard pour tenter la réparation des injures.

Pierre Lambert

(1) Madame Bovary, 1ère part., ch. I.

(2) G. Dubosc, Les dernières diligences de Rouen, « Journal de Rouen », 9. XII, 1894 ; G. Venzac, Au Pays de Madame Bovary, 1957, p. 63.

(3) Mémoires d’un Fou (1838).

(4) On souhaiterait qu’une première étape de ce catalogue fût réalisée avec le répertoire complet et analytique des documents manuscrits et imprimés constituant le Fonds Flaubert de la Bibliothèque de Rouen, la Bibliothèque Flaubert de Canteleu, les documents rassemblés au Pavillon de Croisset, au Musée de l’Hôtel-Dieu de Rouen, les Fonds Flaubert de la Bibliothèque Lovenjoul à Chantilly, à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris (catalogue déjà soigneusement publié, pour ce dernier dépôt, dans le Bulletin des Amis de Flaubert, n° 10, pp. 36-43), etc.. M. R. Rouault de la Vigne vient de publier l’Inventaire après décès de la Bibliothèque de Flaubert.