Présence de Flaubert à Nogent-sur-Seine

Les Amis de Flaubert – Année 1958 – Bulletin n° 13 – Page 3

 

Présence de Flaubert à Nogent-sur-Seine

On sait que, Normand de naissance, l’auteur quelque peu farouche de l’inconsolable Emma Bovary fut, par la branche paternelle, un Champenois de vieille souche. Et l’on connaît plus particulièrement ses attaches avec l’Aube.

M. Jean Mazeraud a rappelé ici (1) que Bagneux — près d’Anglure, dans la Marne — fut le berceau des Flaubert, un berceau désormais vide puisque Victoire, la dernière du patronyme, mourut le 9 octobre 1926 au hameau des Grèves… Au XVIIe siècle, un Michel Flaubert exerça donc à Bagneux le métier de « maréchal-expert », et la forge passa dès sa mort entre les mains du fils prénommé Constant. Les registres de l’état-civil mentionnent encore trois maréchaux ferrants et cinq vétérinaires du nom.

Nous savons aussi qu’un certain Nicolas Flaubert, « artiste vétérinaire » de son état, s’est installé à Bagneux en 1780. Quatre ans plus tard, le 14 novembre, son épouse — Marie-Apolline Millon, fille de chirurgien — donna le jour à un enfant du sexe masculin. Ce garçon, Achille-Cléophas, sera le père de Gustave. Il naquit aux Granges, commune de Maizières-la-Grande-Paroisse, dans une vaste bâtisse de solide aspect qui défia les générations jusqu’à notre époque.

Revenons à Nicolas Flaubert, qui déserta Bagneux pour se fixer finalement à Nogent-sur-Seine, alors que déjà fermentait la Révolution. Tandis que, royaliste impénitent, notre « artiste vétérinaire » évitera de justesse la guillotine, le fils, Achille-Cléophas, grandira auprès de l’église Saint-Laurent avant d’aller étudier la médecine à Paris. Le garçon a d’ailleurs une sœur — Eulalie — de vingt mois seulement son aînée. Événement capital pour le renom du terroir et pour cette œuvre future qui s’appellera L’Éducation Sentimentale, Eulalie épousera François Parain, orfèvre à Nogent-sur-Seine… Mariage d’amour et sans doute de voisinage, car certaines observations portent à croire que Nicolas Flaubert s’était installé dans un corps de bâtiment jouxtant celui des Parain.

Et c’est ici, à Nogent, que nous attendons Gustave, né à Rouen, le 12 décembre 1821, et qui connaît une enfance difficile, un peu triste, au cœur de cet Hôtel-Dieu dont Achille-Cléophas, son père, est devenu Chirurgien en Chef, après avoir conquis d’étincelants diplômes, trouvé la gloire et peut-être un exil motivé par la secrète jalousie du fameux Dupuytren.

Environ tous les deux ans, la famille Flaubert se rend à Nogent et le jeune Gustave, cultivant alors la fleur du romantisme, se laisse impressionner par les rives de la Seine et les rues déclives qui dégringolent jusqu’au fleuve.

À quoi rêve l’enfant ? Comment l’adolescent ronge-t-il ses heures de liberté ? Et que fait, dans ce décor, l’homme d’âge mûr ? Gustave a toujours été conquis par les marronniers de la place d’Armes et les tilleuls de Saint-Laurent, par « l’Île » aux « odeurs de feuillage humide »… Le passage du coche d’eau et la dévalée de la diligence le passionnent… Il s’enfonce au creux de cet écrin que traverse le lit du fleuve où les vagues progressent vers les prés Normands et la mer. Il goûte une joie de vivre qui submerge d’une légère pellicule un fond de tristesse et d’inquiétude inguérissable. Écoutons-le :

« Je fume, je lis du Ronsard… Je me baigne dans la Seine, au Livon, sous la chute d’un moulin… Dans les prairies, vagabondant jusqu’au soir, roulant les feuilles jaunies sous mes pas, ou écoutant le gros bruit d’eau que font les ondes dans les ténèbres… Je vais en excursion dans la campagne… Elle m’a semblé éternelle à parcourir, cette longue ligne de peupliers droits qui frissonnent sous le vent… La côte qui suivait était rude à monter… Sur un vieux pont, un moulin m’éclabousse en passant »…

Ne nous détournons pas de l’oncle Parain, que Jean Mazeraud a fait revivre, après de soigneuses recherches, sous les traits d’un petit homme vif, au teint coloré, à l’œil malicieux… Dans un ouvrage illustré, paru dans la collection « Écrivains de toujours », La Varende affirme que ce Parain, homme aimable, prit très vite de l’ascendant sur le garçon. « L’oncle Parain, rieur et léger, polisson même, écrit-il…, eut sur Gustave une influence artistique, mais aussi certainement libertine »… Et l’auteur lance au passage cet avertissement : « Se méfier des oncles qui, n’ayant pas la responsabilité des parents directs, s’amusent de la précocité des neveux et la développent ! »

Cette influence certaine de François Parain sur Gustave ne saurait être méconnue. Elle a manifestement orienté la formation intellectuelle du futur romancier, sa manière d’être, ses aspirations, et jusqu’à ce style ouvragé, inimitable, qui immortalisera ses chefs-d’œuvre. La Varende souligne que l’oncle était orfèvre et il avance très justement que le neveu contracta le goût des gemmes, des matières précieuses, des ors, du rutilant, du somptueux… Il argumente ainsi : « L’atelier de l’orfèvre me semble concrétiser l’attirance que l’enfant subit pour l’éclat, pour l’objet rare, et aussi pour le minutieux labeur. Salammbô résonne au-dessus de Nogent, et je m’étonne qu’on n’y ait pas apporté plus d’attention »

En septembre 1853, meurt François Parain. Gustave Flaubert pleure ainsi le cher vieil homme entre deux chapitres de Madame Bovary, auquel il travaillera de 1851 à 1856… : « Nous avons dit adieu au Père Parain ; son gendre est venu le chercher… Il m’aimait d’une façon canine et exclusive. Si jamais j’ai quelque succès, je le regretterai bien. Un article de journal l’aurait suffoqué »

Ce gendre, dont nous entretient Flaubert au fil de la plume, s’appelait Louis Bonenfant.

Là encore, Jean Mazeraud nous éclaire. « Marié le 15 mars 1830 à Olympe Parain, Louis exerça la profession d’avoué à Nogent-sur-Seine, dans la fameuse maison dite « des Flaubert » qui existe toujours, et l’une des pierres tombales du cimetière de Nogent porte cette inscription : « Ici reposent Louis Bonenfant, 1802-1887 ; Olympe Parain, 1810-1893 ; Ernest Roux, 1841-1922 ; Émilie Bonenfant, 1843-1928 »… À côté de cette tombe s’élève une colonne brisée, en marbre, sous laquelle repose Gertrude Roux, morte à l’âge de 17 ans, en janvier 1895, et, au ras du sol, on lit avec effort : Familles Flaubert et Parain…

Bonenfant, l’avoué, gérera les biens de Gustave après la mort du chirurgien. Et ce sera encore lui, assisté de sa fille Émilie, qui fournira matière à l’Éducation Sentimentale…

En flaubertiste toujours fervent, Jean Mazeraud a démontré, par des lettres et des citations, que ce livre, préparé et écrit de 1863 à 1869 « résume la majeure partie des liens qui existaient entre Flaubert et l’Aube ». Entre les aventures parisiennes de Frédéric Moreau — le héros romanesque — se glissent en touches légères, pittoresques et cependant réalistes, certaines vues de Nogent : les deux ponts, la place d’Armes, Saint-Laurent, la maison spacieuse avec un jardin donnant sur la campagne, l’hôtel du « Cygne de la Croix », la Seine, les remparts, les ruelles, la rue Saint-Époing… »

On connaît l’un des passages fameux, au début du livre, cette sorte de fresque lavée à larges touches : « …Quand ils allaient du côté de Nogent, ils avaient, en face, un pâté de maisons s’inclinant quelque peu ; à droite, l’église apparaissait derrière les moulins de bois dont les vannes étaient fermées, et à gauche, les haies d’arbustes, le long de la rive, terminaient des jardins que l’on distinguait à peine. Mais, du côté de Paris, la grande route descendait en ligne droite et des prairies se perdaient au loin, dans les vapeurs de la nuit. Elle était silencieuse et d’une clarté blanchâtre. Des odeurs de feuillage humide montaient jusqu’à eux ; la chute de la prise d’eau, cent pas plus loin, murmurait avec ce gros bruit doux que font les ondes dans les ténèbres… »

Ainsi, la petite ville de Nogent-sur-Seine, couchée sur le fleuve et toute frémissante de ses ramures, tenace sur ses vieilles pierres, a-t-elle inspiré largement Gustave Flaubert. Elle apporte à l’ouvrage cette note apaisante et douce qui en atténue l’amer scepticisme.

J’ai cité, parmi les évocations Nogentaises de Flaubert, la grande maison spacieuse « avec un jardin donnant sur la campagne ». Dans le roman, cette bâtisse appartient à la mère de Frédéric Moreau et elle ajoute à sa considération… Elle ressemble étrangement à la propriété de Parain, de Bonenfant, de Roux… à cette maison qui s’offre toujours aux regards et pousse son étrave au cœur de la ville.

Paul Lacoste la découvre ainsi dans un captivant article paru dans La Grande Revue, en septembre 1932 : … « Pour qui vient de Paris à Nogent, il n’est d’autre entrée en ville que par la grande route toute droite, en chaussée, coupant la voie ferrée, puis escaladant les deux ponts de la Seine aux parapets duquel le jeune Gustave ne manquait jamais, au passage, de se pencher. Montons les rues jusque près de l’Hôtel-Dieu. Arrêtons-nous au moment de l’atteindre : à main gauche est une vaste maison reculée dans un jardin « de front, entre deux rues ; à l’une d’elles, le nom : Gustave Flaubert ».

À l’époque où il collaborait à La Grande Revue, Paul Lacoste se voyait reçu dans la vieille demeure familiale et historique par Mme Roux, cousine de Gustave Flaubert, et par sa fille Louise Roux. Au cours des souvenirs égrenés, avaient surgi quelques lettres brûlantes de projets.

Mme Roux put retrouver une correspondance de Flaubert datant de l’époque où il travaillait à l’Éducation Sentimentale. Ses pages traitaient du patronyme « Moreau », de son éventuel changement… « Ce qui nous valut, assura Mme Roux, à nous, ses parents de Nogent, une vive déclaration écrite par laquelle il nous exposait l’importance du choix des noms dans les œuvres… » Et Mme Roux se montra formelle : « L’Éducation Sentimentale fut, pour parties, par le cadre et divers personnages, conçue et écrite à Nogent-sur-Seine… »

Aujourd’hui, la maison de François Parain, de Louis Bonenfant et des Roux, si longtemps fréquentée par Gustave Flaubert, 11, rue Saint-Époing, et toujours flanquée de locaux où exerce un vétérinaire, appartient à M. Pierre Peyratout, homme affable, admirateur convaincu de l’hôte illustre et qui voua toute sa carrière au bien public.

Grâce à lui, j’ai retrouvé les chambres bien situées, les corridors d’antan, les cours intérieures et les dépendances rustiques dominées par le campanile de l’Hôtel-Dieu, si proche.

Par les jeux de l’imagination, la présence de Flaubert restait écrasante. On le retrouvait vêtu d’une longue lévite brunâtre à liséré rouge, en pantalon à la houzarde et pantoufles. On voulait entendre craquer les marches de bois brut sous son poids de géant. On évoquait ce cénobite littéraire, avec ses moustaches de phoque et ses gros yeux pâles, ce sauvage mélancolique écrasé par un dur labeur, le corps déchiré de secousses nerveuses et travaillé par de fulgurantes colères. On le retrouvait Voltairien, terriblement provincial et agnostique, à la fois timide et agressif, enthousiaste, ironique, bon et malheureux, la pipe aux doigts… avec cet air singulier qui faisait dire aux Goncourt que cet homme avait eu « quelque chose de tué sous lui… »

Alors a jailli la plus impérieuse nécessité. Celle de perpétuer, par une plaque, sur la façade de cette vieille demeure si riche de voix désormais éteintes et de rêveries glorieuses, le souvenir de celui qui en fut si souvent l’animateur vénéré et qui le hante encore (2).

René Vigo

Président de la Société Académique de l’Aube.

(1) « Bulletin des Amis de Flaubert », n° 5 (année 1854) et n° 12 (année 1858).

(2) Ce vœu est devenu une réalité. La plaque a été posée sur la maison des Parain, au cours d’une cérémonie qui eut lieu le dimanche 29 juin 1958 et dont un compte rendu est donné plus loin.