Le Sieur Pinard, ministre intègre ou poète grivois

Les Amis de Flaubert – Année 1959 – Bulletin n° 14 – Page 5

 

Le Sieur Pinard

ministre intègre ou poète grivois ?

Ce 23 janvier 1857, un homme est assis dans le cabinet de travail de sa grande propriété du bord de la Seine, à Croisset. Fauteuil Louis XIII, bibliothèque à colonnes torses, sofa où s’étale grande peau d’ours blanc, large table ronde avec son pupitre d’acajou : tel est le décor qui l’entoure. Cet homme a 36 ans. Sous les traits jeunes encore commence à se dessiner ce masque de Viking moustachu qu’il devait avoir dans l’âge mûr. Cet homme vient d’écrire le plus merveilleux roman français de tous les temps, c’est Gustave Flaubert. Le bouddha doré assis sur le haut de la bibliothèque regarde Flaubert et Flaubert regarde à travers le feuillage du tulipier géant qui emplit la fenêtre, la Seine qui charrie des glaçons au pied de la grande propriété de Flaubert. Il prend l’une des cent plumes d’oie posées sur le plateau de cuivre rapporté de ses folles chevauchées orientales, il la trempe dans le gosier de l’encrier-grenouille et écrit à l’un de ses amis, médecin à Paris, le docteur Jules Cloquet.

 « Je vous annonce que demain 24 janvier j’honore de ma présence le banc des escrocs, dix heures du matin. Les dames sont admises, une tenue décente et de bon goût est de rigueur. Je ne compte sur aucune justice ; je serai condamné au maximum ».

Demain, 24 janvier 1857, s’ouvre le grand procès littéraire du siècle, celui de Madame Bovary, le premier grand roman de Gustave Flaubert, le fruit d’un travail acharné, mûri par cinq années de labeur où l’auteur se fit le forçat du style, le martyr de la phrase.

C’est donc en la Sixième Chambre du Tribunal correctionnel de Paris que Flaubert eut l’honneur de faire connaissance avec M. Ernest Pinard, l’Avocat Impérial qui requit au procès. On peut dire que c’est de ce jour que date la longue inimitié entre l’auteur de Madame Bovary et le substitut Pinard.

Celui-ci, ni génial ni médiocre, fut un bon avocat, un digne magistrat, un procureur sérieux et un Ministre de l’Intérieur intègre sans doute. Il en faut plus que cela pourtant pour gagner quelques galons de célébrité et Pinard Ernest n’a même pas les honneurs du Dictionnaire Larousse en deux volumes, alors que figure honorablement entre le pinard (argot militaire) et la pinasse, Pinard Adolphe, célèbre accoucheur français « qui a fortement contribué à relever l’obstétrique ».

Si donc Ernest Pinard éveille encore quelque vague écho dans certaines mémoires, c’est qu’il reste avant tout le Sieur Pinard comme l’appelait Flaubert, avec un suprême dédain, et par ce seul fait que les grands hommes éclaboussent d’un peu de leur gloire tout ce qu’ils touchent.

Si l’on veut trouver une histoire de sa vie, c’est à lui-même qu’il faut s’adresser, à ce livre publié en 1892 intitulé Mon Journal, car il reste le seul à ce jour à s’être intéressé à écrire la biographie de Monsieur Pinard. Ce roman fleuve de sa vie, conçu, écrit et réalisé par lui, s’étale complaisamment sur douze cents pages d’écriture serrée, truffées de réflexions moralistes paternes et bon enfant, où perce toute la pruderie du redresseur de torts d’Emma Bovary.

Ernest Pinard naquit en 1822 (juste un an après Flaubert), à Autun et mourut en 1909, à Bourg. Son père, magistrat, mourut jeune, laissant sa veuve élever trois enfants. Ernest, l’aîné, fit d’abord ses études au petit séminaire d’Autun où l’avait précédé le grand nom de Mac Mahon. Il les continua au collège Stanislas de la rue Notre-Dame-des-Champs, à Paris. C’est là qu’il eut comme professeur de philosophie Émile Saisset, le fameux exégète de Spinoza « avec ses longs cheveux noirs à la nazaréenne ». Ernest Pinard fit ensuite ses études de Droit et le 2 mai 1849, il fut nommé substitut à Tonnerre, lorsqu’une épidémie de choléra se déclara dans la ville. Beaucoup ne mouraient pas, mais son chef en mourut et M. Pinard eut l’occasion de montrer de quoi il était capable : il prit des mesures draconiennes en faveur des cholériques et se fit une réputation de magistrat autoritaire et rigoureux. C’est dans la petite ville de Tonnerre, toujours, qu’il apprit la nouvelle du coup d’état du 2 décembre et qu’il décida de prendre parti pour le nouveau Président, le futur Napoléon III qui devait l’appeler plus tard quand il serait Ministre de l’Intérieur (en 1867) « Mon cher Monsieur Pinard ».

Après Tonnerre ce fut Troyes, puis Reims. En novembre 1853, il fut nommé au Parquet de la Seine puis à la Cour de Paris. C’est à ce moment, siégeant en qualité de substitut à la Chambre Correctionnelle, qu’il eut l’occasion de requérir contre Flaubert.

C’est donc ce M. Pinard, âgé alors de 35 ans, qui avec force effets de manche, entonne l’anathème contre la pauvre Emma Bovary.

Rappelons d’abord que le roman venait de paraître pour la première fois en feuilleton dans les numéros de la Revue de Paris du dernier trimestre 1856. Il ne devait paraître en librairie que quelques mois plus tard. La Revue de Paris que dirigeait en particulier Maxime Du Camp, l’ex-grand ami de Flaubert, son compagnon de voyage en Bretagne « par les champs et par les grèves », puis en Orient, avait commencé à publier Madame Bovary le 1er octobre 1856. L’esprit libéral de ce périodique était depuis longtemps suspect au gouvernement, la Revue avait déjà reçu des avertissements et ses directeurs savaient bien que les autorités impériales trouveraient bientôt n’importe quel prétexte à un procès qui la ruinerait. Les aventures d’Emma Bovary furent ce prétexte.

Dès la publication des premiers chapitres, certains abonnés déjà effarouchés ne ménagèrent pas leur réprobation à la Direction. Maxime Du Camp prit peur et dans le numéro du 1er décembre, une note de la Revue mentionnait :

… » La Direction s’est vue dans la nécessité de supprimer ici un passage qui ne pouvait convenir à la Rédaction de la « Revue de Paris ». Nous en donnons acte à l’auteur ». Signé : M. D.

Le passage en question était le fameux passage du fiacre, où la lourde machine vagabonde au hasard dans la ville rouennaise, « plus close qu’un tombeau et ballottée comme un navire », véhiculant sous les yeux effarés des bourgeois le bonheur tranquille d’Emma et de son amant.

Flaubert qui n’aimait pas qu’on touchât à sa prose et craignait pour le balancement de ses phrases le moindre déplacement de virgule riposta immédiatement en prologue au numéro suivant :

« Des considérations que je n’ai pas à apprécier ont contraint la Revue de Paris à faire une suppression dans le numéro du 1er décembre… En conséquence, je déclare dénier la responsabilité des lignes qui suivent. Le lecteur est donc prié de n’y voir que des fragments et non un ensemble ». G. F.

Il y avait là de quoi aguicher la censure impériale ; les poursuites ne tardèrent pas. L’auteur et ses co-prévenus, l’éditeur et l’imprimeur, étaient accusés par le Parquet d’outrages à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs.

L’accusation, appuyée aux contreforts des articles 59 et 60 du Code Pénal, si elle était un prétexte tout trouvé à fustiger la Revue de Paris, était tout de même plausible si l’on se reporte au climat littéraire de 1857, qui n’avait rien à voir avec le nôtre, du moins en surface.

Le lecteur à cette époque n’avait pas encore place assise dans la chambre d’amour de « Lady Chatterley », il n’avait pas encore dégusté les crudités de Sartre ou de la « Jeune fille rangée » que fut Mme Simone de Beauvoir. En ce temps-là, la vertu faconde d’H. Miller était encore inconnue. On ignorait la freudienne « libido » et ses ravages dans les subconscients ; il n’y avait pas de cours d’éducation sexuelle, les jeunes filles n’allaient pas se trémousser dans les « surboums » des « Tricheurs ». On n’avait pas vu en cinémascope et vistavision les charmes callipyges de B. B. Enfin, Kinsey n’avait pas encore révélé au monde toutes les ficelles du comportement sexuel de la femme. Ce sont tout de même des choses qui marquent le climat d’une époque. En 1857, le vent du réalisme commençait à peine à souffler son haleine forte sur la littérature et le lecteur du temps gardait encore une oreille chaste et un œil neuf. Dans ces conditions, on conçoit que les aventures extra-conjugales d’Emma Bovary, Emma chutant dans les sous-bois, fautant sous la tonnelle du jardin, consommant l’adultère dans un fiacre et le perpétuant dans la chambre tiède et rouge de l’Hôtel de Boulogne, avaient de quoi émoustiller le lecteur le moins curieux et de quoi soulever un petit scandale.

Encore une fois cependant, ce côté outrage à la morale qui ne fut que le prétexte du procès, en fit en réalité tous les frais.

L’audience, renvoyée à huitaine, eut lieu le 31 janvier 1857. La 6e Chambre Correctionnelle accueillait certes rarement sur son banc d’infamie d’aussi prestigieux accusés. Elle fut ce jour-là le rendez-vous de toute la gent littéraire parisienne.

Devant un public nombreux et qui ne dut pas s’ennuyer, Pinard exploita deux heures durant le réalisme du roman avec des airs de saint homme et des sous-entendus gros comme des câbles de sous-marins. Son réquisitoire fut long, verbeux, peu convaincant, prud’hommesque à souhait, digne tout à fait d’un Homais doublé d’un Tartufe. On comprend que Maxime Du Camp se soit écrié : « Si c’est là l’éloquence judiciaire, l’éloquence judiciaire est peu de chose ».

Ce discours eût été ennuyeux à mort si son auteur ne se fut ingénié à peindre le roman avec le même pinceau lascif qu’il reprochait tant à Flaubert. Écoutez-le plutôt, embusqué derrière chaque mot, habile à « lever » sous chaque phrase les choses piquantes, pressant le texte comme une éponge pour en servir au jury effarouché la quintessence érotique.

« Voilà le roman. On l’appelle Madame Bovary. Vous lui pouvez donner un autre titre et l’appeler avec justesse : Histoire des adultères d’une femme de province… L’offense à la morale publique est dans les tableaux lascifs que je mettrai sous vos yeux…. La couleur générale de l’auteur, permettez-moi de vous le dire, c’est la couleur lascive, avant, pendant et après ces chutes !

» Voulez-vous savoir comment était le mari ? Ce mari du lendemain qu’on eût pris pour la vierge de la veille. Ce mari qui se lève et part le cœur plein des félicités de la nuit, l’esprit tranquille, la chair contente, s’en allant ruminant son bonheur comme ceux qui mâchent encore après dîner le goût des truffes qu’ils digèrent !

 » Qu’est-ce qui a séduit Rodolphe ? Le gonflement de l’étoffe de la robe de Mme Bovary qui s’est crevée de place en place selon les inflexions du corsage !

 » Ce que l’auteur vous montre, c’est la poésie de l’adultère et je vous demande si ces pages lascives ne sont pas d’une immoralité profonde… Oui, M. Flaubert sait embellir ses peintures avec toutes les ressources de son art, mais sans les ménagements de l’art. Chez lui point de voile, c’est la nature dans toute sa nudité, dans toute sa crudité. Ce n’est pas tout : à la page 73 (rappelez-vous ! ! !) il est un dernier tableau que je ne peux pas omettre ; elle (Emma) était arrivée jusqu’à la fatigue de la volupté ».

Et M. Pinard de s’étendre complaisamment sur le strip-tease d’Emma « plus enflammée, plus avide, plus haletante. Elle se déshabillait brutalement, arrachant le lacet mince de son corset qui sifflait autour de ses hanches… ». Etc…, etc…

Pour finir, Pinard réclamait l’indulgence du jury pour l’éditeur et pour l’imprimeur, exigeant toutes les sévérités pour l’auteur du roman, coupable numéro un, et il terminait sa péroraison par un bon coup de cymbales comparant Emma à Messaline.

On comprend que Flaubert n’ait pas porté Pinard dans son cœur et que toute sa vie il lui ait gardé rancune. Il l’appelait « son ennemi Pinard ». Dans le fond ce n’était peut-être pas tant affaire de sentiment qu’un profond mépris. Il le vomissait, lui, dieu de l’intelligence et de l’art, ce tiède bourgeois, avide de croix et d’honneurs et qui pensait bassement. Incapable d’admirer l’outil de l’artiste, il n’avait su que démanteler son texte pour venir y guetter de fausses preuves d’immoralités. Il ne le haïssait pas à proprement parler, non, il se moquait et suprême vengeance, faisait éclater ce grand rire de mépris, de commisération, le rire rabelaisien et truculent du « Garçon » qui le secouait si fort étant jeune quand il voyait les bourgeois de Rouen admirer bêtement leur cathédrale.

En dépit des charges de Pinard et grâce à la généreuse et saine plaidoirie de son avocat, Me Senard, Flaubert fut acquitté. Il ne fit pas les deux ans de prison comme le réclamait le substitut ; il ne paya pas trois cents francs d’amende et son livre ne fut pas mis au pilon. Le vénéneux bouquet de Baudelaire eut moins de chance et fut impitoyablement flétri par la censure impériale (la même année du reste). Le lecteur de 1857 qui ne peut respirer le parfum corrompu de quelques-unes des Fleurs du Mal eut au moins le loisir de se rabattre sur les aventures intégrales d’Emma Bovary non expurgée.

Comme bien l’on pense, ce hors-d’œuvre croustillant que fut le procès aiguisa l’appétit des lecteurs ; on peut dire qu’il lança le roman mieux que le mieux organisé des battages publicitaires. Le succès fut sans précédent. Le roman sortit en deux volumes à un franc, sous la verte couverture de l’éditeur Michel Lévy, qui habillait déjà des œuvres de Balzac, de George Sand, de Théophile Gautier, etc… Moyennant huit cents francs, Flaubert avait cédé le droit à son éditeur pour cinq ans de publier Madame Bovary comme il l’entendait. Six mille exemplaires furent épuisés dans les premiers jours de la vente, avant même la parution des critiques, ce qui prouve quelle publicité gratuite apporta à l’éditeur le fameux procès.

Pourtant, en dépit de cet acquittement qui le blanchissait, en dépit du beau succès de son livre, Flaubert fut très malheureux de ce procès. D’abord les attendus du jugement ne mâchaient pas leur réprobation :

« Attendu que l’ouvrage déféré au tribunal mérite un blâme sévère car la mission de la littérature doit être d’orner et récréer l’esprit en élevant l’intelligence et en épurant les mœurs plus encore que d’imprimer le dégoût du vice en offrant le tableau des désordres qui peuvent exister dans la société ;

 » Attendu qu’il y a des limites que la littérature même la plus légère ne doit pas dépasser et dont Gustave Flaubert et co-inculpés paraissent ne s’être pas suffisamment rendu compte ;

 » Mais attendu que l’ouvrage dont Flaubert est l’auteur est une œuvre qui paraît avoir été longuement et sérieusement travaillée au point de vue littéraire et de l’étude des caractères…,

 » Le tribunal les acquitte… »

Bref, on pardonnait à Flaubert ses descriptions drues parce qu’elles étaient enrobées de beau style, parce qu’en « termes galants ces choses-là étaient mises ». Mais l’auteur, pour qui écrire était un sacerdoce, ne pouvait tolérer ce « tripotage d’art et d’écus » autour d’une œuvre qui saignait encore du douloureux accouchement de ses phrases, des « supplices de l’assonance et des tortures de la période ».

Écoutons-le se plaindre à ses correspondants :

« Cette Bovary, que vous aimez, a été traînée comme la dernière des femmes perdues sur le banc des escrocs. On l’a acquittée, il est vrai, mais je n’en reste pas moins à l’état d’auteur suspect, ce qui est une médiocre gloire ».

 » Il m’est resté de tout cela un tel épuisement de corps et d’esprit, que je n’ai pas la force de faire un pas ni de tenir une plume. Mon livre va se vendre d’une façon inusitée pour un début, mais je suis fâché en somme. Cela dévie le succès et je n’aime pas autour de l’art des choses étrangères. C’est à tel point que tout ce tapage me dégoûte profondément et que j’hésite à mettre mon roman en volume. J’ai envie de rentrer pour toujours dans la solitude et le mutisme dont je suis sorti, de ne rien publier, pour ne plus faire parler de moi ».

Et encore :

« Comme j’ai été embêté cet hiver. Mon procès ! Mes querelles avec la Revue de Paris. Ce qui m’attriste profondément, c’est la bêtise générale. L’océan n’est pas plus profond ni plus large. Il faut avoir une fière santé morale pour vivre à Paris ».

Enfin, c’est le procès de la Bovary qui recula la publication de ce livre, « tout plein de mythologie et d’antiquité », qu’était la Tentation de Saint-Antoine, terminé en 1849, remanié à la fin de 1856 et dont quelques fragments seulement étaient parus dans « L’Artiste » que dirigeait Théophile Gautier.

« Ce livre m’eût fait avoir, par le temps qui court, des désagréments infinis », écrivait Flaubert à Mme Schlésinger.

Et cela est si vrai que le sieur Pinard, toujours lui, lors du procès, alla chercher jusque dans ces fragments publiés de l’ « Artiste », certaines phrases un peu sensuelles qui lui parurent bonnes à grossir son capiteux florilège. Notons, en passant, qu’à cette occasion, il se donna le ridicule de confondre Apollonius de Thyane avec Apollinaire !

« Dernièrement, un numéro de l’ « Artiste » me tombait sous la main, dit Pinard sans son réquisitoire. J’y voyais à quel degré M. Flaubert excelle dans la peinture ; il aime à peindre les tentations, surtout les tentations auxquelles a succombé Madame Bovary ».

Et le redresseur de torts de continuer :

« Je ne crois pas qu’il soit possible de donner plus de vivacité à l’image que dans ces mots d’Apollinaire (sic) à Saint-Antoine : « Est-ce la science ? Est-ce la gloire ? Veux-tu rafraîchir tes yeux sur des jasmins humides ? Veux-tu sentir ton corps s’enfoncer comme dans une onde dans la chair douce des femmes pâmées ? »

L’histoire des relations de Flaubert et de son « ennemi Pinard » finit, en 1879, sur une anecdote des plus croustillantes. On s’étonne qu’elle n’ait pas trouvé plus d’écho dans la petite histoire littéraire et qu’on n’ait pas encore réussi à cueillir cette « fleur du mal » de l’exégèse flaubertienne.

Le très digne M. Pinard, ce saint homme qui prônait : « Je n’aime pas beaucoup à rencontrer des choses saintes dans un roman, mais au moins, quand on en parle, faudrait-il ne pas les travestir par le langage… »

Ce catholique de la plus belle eau, dont les pratiques frisaient la bigoterie et qui allait tous les dimanches à la messe à Notre-Dame, était poète à ses heures. L’ancien procureur, l’ex-avocat impérial, l’ex-ministre de l’Intérieur qui l’eût cru, qui l’eût dit, faisait des vers ? Mais oui. Ces vers étaient-ils bien faits au moins ? C’est ce qu’on ne saurait dire puisque, malheureusement, ils sont perdus pour la postérité. Ce qui est sûr, c’est que la gauloiserie devait y côtoyer la gaillardise en bonne compagnie avec la grivoiserie et que, sans aucun doute, ils eussent fait rougir l’impudique Emma elle-même. Pour être dévot, M. Pinard n’en était pas moins homme ; il avait sans doute de ces accommodements avec le ciel que se ménageait le pauvre homme de Tartufe.

Une chose est certaine : Flaubert s’amusa énormément de cette histoire. Il écrit, en novembre 1877, à Mme Roger des Genettes :

« Vous savez que j’attends avidement les obscénités de Pinard. Faites en sorte, au nom des dieux, que j’aie cette manne ».

Puis, en 1878, à la même :

« L’histoire de Pinard, auteur obscène, est parfaitement vraie, et je soupire toujours après ses poésies ».

Enfin, à Mme Régnier, en 1879 :

« Et Pinard, mon ennemi Pinard, l’auteur des couplets obscènes trouvés dans le prie-dieu de Mme Gras. Cet excellent M. Pinard, communiant dimanche dernier à Notre-Dame… Farce ! Farce ! »

Ce qui est en effet très piquant, c’est que l’auteur de ces vers les aurait dédicacés à une dame veuve Gras (qu’il conseillait pour une histoire de captation d’héritage) et qu’il les aurait glissés dans son prie-dieu, à Notre-Dame. C’était une poste restante comme une autre. La veuve mourut malheureusement sans avoir eu le temps de goûter ces plaisantes galanteries à elle dédiées.

Il est vraiment dommage que ces vers n’aient jamais été publiés. Cela est même si étrange qu’on peut se demander si, après tout, cette truculente facétie ne fut pas un canular monté de toute pièce par les amis de Flaubert qui cultivaient volontiers ce genre de plaisanterie. Ce qui est sûr, c’est que si fable il y a, à cette fable qu’on lui conta, Flaubert prit un plaisir extrême. Il s’en gaussait encore en 1879.

Mais à cette date, Flaubert avait 58 ans. La séance du Tribunal correctionnel était loin. Il y avait vingt-deux ans de cela. Flaubert malade (il venait de se casser la jambe en glissant sur son perron verglacé), découragé (il avait perdu ses meilleurs amis), trébuchait à chaque mot dans les tentations encyclopédiques de ses « deux bonshommes » et sa « petite bonne femme » ne l’intéressait plus du tout. Emma appartenait déjà à la postérité.

Elle courait seule, Emma, sur le chemin de la gloire, en passe de devenir l’héroïne impérissable du plus parfait des romans français. Toutes les turpitudes du sieur Pinard ne prévalurent point contre elle, qui continuait, sans rougir, à rugir d’amour, à aimer, à pleurer, à sourire d’amour et qui venait donner aux femmes, par la grande voix colorée de Flaubert, cette fructueuse leçon de morale :

« Ne demandez pas d’oranges aux pommiers ».

Nicole Salvaterra.