Barbey d’Aurevilly, poète tragique

Les Amis de Flaubert – Année 1959 – Bulletin n° 14 – Page 26

 

Barbey d’Aurevilly, poète tragique

M. Roger Bésus s’est attaché depuis longtemps à la grande mémoire de Jules Barbey d’Aurevilly. Il est un de nos écrivains qui connaît le mieux l’auteur des Diaboliques. On se souvient de la très brillante conférence qu’il voulut bien réserver à notre Société le dimanche 14 décembre 1958, où il silhouetta de main et de voix de maître notre illustre compatriote.

M. Roger Bésus a bien voulu nous faire parvenir le texte ci-dessous sur Barbey d’Aurevilly. Nous l’en remercions à nouveau.

On croit généralement s’en tirer avec Barbey d’Aurevilly en évoquant ses redingotes et en citant quelques anecdotes qui dressent sous le regard un personnage haut en couleurs, amateur de femmes et d’alcool. Cela est commode, mais n’enseigne rien sur le grand écrivain que fut ce Normand de la Manche, auteur de quelques œuvres de première importance, dont deux des chefs-d’œuvre de la littérature romanesque du 19° siècle, Le Prêtre marié et Une Histoire sans nom.

Ou bien, va-t-on plus loin, souvent on bifurque. En marche vers le personnage essentiel, le cœur déjà ému, on le rate. C’est une mésaventure qui arrive à beaucoup de ses amis Normands. Ils lâchent la proie pour une ombre, une belle ombre certes, tombant des hauteurs du Cotentin, hautaine plus qu’elles pourtant mais comme elles, lourde de sève et odorante du gras limon. Cependant, le Barbey régionalisé qu’on approche en approchant de Saint-Sauveur ou de Valognes (ce Barbey si cher à La Varende, Connétable des Lettres de la Normandie d’aujourd’hui et qui a bien raison de se défendre d’être en rien l’héritier de Barbey — car il ne l’est pas —) ce Barbey-là, cette ombre puissante, n’est jamais qu’un des tirages de l’original, sur papier à gros grain.

L’original, point n’est besoin de cheminer en un coin de notre géographie pour le rencontrer, que ce soit sur les boulevards parisiens, où les anecdotes ont levé sous ses pas, ou bien dans les landes de la Manche qui virent l’enfant rêver et le vieillard se souvenir. Il suffit d’entrer à sa suite dans ses héros et de s’y enfoncer jusqu’à ce recès mystérieux où il s’enfonçait lui-même d’un trait, avec quel sûr instinct ! — ce foyer aux dalles nues sur quoi montent la flamme et son ombre, inséparables, avers et revers de la passion.

Si l’on veut trouver quelque originalité au bref essai que j’ai publié aux Éditions Universitaires (1), le secret en est là, si simple ! Évidemment, le paysage intérieur qu’on découvre en se soumettant à cette fascination du feu et de la nuit ne s’étale pas sous un ciel céruléen, mais quoi ! les fleuves qui y serpentent charrient ils un autre liquide que le sang qui bat dans le cœur ardent d’un homme ? Ce sang là est le fluide écarlate qui coule dans le monde depuis qu’un Poète descendit aux enfers des passions humaines derrière Oreste. Le géniteur de la lignée de Barbey n’est pas un petit seigneur normand mais un de ces Grecs brasseurs de dieux, d’amours et de sang.

Seulement, comment assumer un pareil destin en un siècle bourgeois ? En prenant sur soi sans cesse, en s’arrachant l’orgueil à même la chair. D’où la souffrance, la quotidienne et lancinante souffrance de Barbey, qui fit dire à Paul Bourget (lequel s’y connaissait en science humaine, quoi qu’on prétende aujourd’hui) : « Barbey, savez-vous, n’était pas heureux ».

Qu’on observe, aussi bien, ce portrait que j’ai voulu reproduit en tête de mon travail, car il le résumait : Voyez ce regard qui fixe et en même temps s’embue, de la sorte indéfinissable, mélange de volonté et de douleur ; voyez chaque œil séparément, l’un est celui d’un homme traqué que hante le désespoir, l’autre une prunelle d’aigle qui transperce, se jette en avant, empêchant qu’on aperçoive la prunelle qui avoue. Tout l’homme est dans ce regard qui se joue douloureusement de la symétrie, qui trahit l’impuissance à résoudre les contraires.

La Normandie est présente, pour le décor, comme souvent, comme toujours, par l’écran blanc que tend la blouse jetée sur les habits précieux et inutiles. Elle est là pour qu’apparaisse plus aiguë l’expression pathétique d’un visage qui supplierait jusqu’au cri s’il ne provoquait encore.

Peu d’hommes ont ce regard tant sont rares ceux qui descendent aussi profond en eux — et qui en remontent. N’allons pas imaginer, en effet, que le visage fixé par ces yeux, ce voit le vôtre ou le mien. Ces prunelles plongent dans le grand miroir que dès sa jeunesse Barbey a promené devant lui, obsédé par l’idée qu’il était laid et ne serait pas aimé. Seulement, l’image que n’a plus cessé de lui renvoyer ce terrible miroir — terrible pour être sans une ombre qui en ternît l’eau et donc adoucît l’encre qui hachure une face — ce n’était pas celle d’une domestique laideur, c’était celle d’un visage tragique et qu’il scrutera jusqu’à l’épouvante : son visage, Barbey était condamné à voir le monde dans sa vérité parce qu’il s’était vu, à connaître le monde parce qu’il se connaissait. Barbey s’est vu et a vu, et son regard le dit, ce regard qui attendait la chute des soirs pour n’être plus qu’un appel. Barbey a appelé Dieu, ses pairs, la Femme. Mais la réponse, c’est lui-même qui se l’est donnée : elle est son œuvre. Après une si bouleversante, médiatrice, quel Dieu lui marchanderait le salut ? quel écrivain lui mesurerait son admiration ? quelle femme sa ferveur ?

Roger Bésus.

(1) Barbey d’Aurevilly, collection : Classiques du XIXe siècle.