Adolphe Jouanne fut-il le prototype du pharmacien Homais ?

Les Amis de Flaubert – Année 1959 – Bulletin n° 14 – Page 39

 

Adolphe Jouanne fut-il ou non

le prototype du pharmacien Homais ?

Le Comité Bovary de Ry vient de publier, en ronéo, une importante étude sur les personnages et les lieux qui, selon lui, auraient inspiré Flaubert quand il écrivit Madame Bovary.

De cette étude, que nous ne pouvons publier en entier, nous avons cru utile d’extraire le texte ci-dessous, où il est question d’Adolphe Jouanne, fils de Guillaume Jouanne, né en 1819, pharmacien à Ry, après son père, dès 1848 ; conseiller municipal en 1851, adjoint en 1855 ; fondateur de l’Union Fraternelle de Ry, où il décéda en 1895.

Adolphe Jouanne grossit considérablement à la lumière de mes recherches. Il me reste, dans la mesure où je le connais, à le présenter.

Il fut un personnage extraordinaire et le simple énoncé de ses activités suffit à le classer ; en dehors de son rayonnement professionnel (il se signala par quelques inventions et par l’obtention d’un diplôme d’une Université étrangère — ce qui lui permit enfin de se faire appeler Docteur ), il fut un actif conseiller puis adjoint municipal et se lança dans la vie publique en 1855, à 36 ans, en fondant une Société de secours mutuels : « L’Unité Fraternelle ».

Je stoppe ici la lecture de la carte de visite de notre apothicaire, parce qu’un intéressant parallèle peut être établi avec le roman.

À 36 ans, Jouanne Adolphe — homme mûr — commençait, par conséquent, à défrayer la chronique ; son règne commençait à Ry.

Or, le roman s’achève ainsi : « Depuis la mort de Bovary, trois médecins se sont succédés à Yonville sans pouvoir y réussir tant M. Homais les a tout de suite battus en brèche. Il fait une clientèle d’enfer ; l’autorité, le ménage et l’opinion publique le protègent ».

Si le roman s’achève en saluant l’aube de M. Homais, on ne peut manquer de noter qu’il fut terminé peu après « l’avènement à la vie publique » d’Adolphe Jouanne. Donc, le pharmacien Adolphe Jouanne et le pharmacien Homais prirent simultanément leur essor : le premier à Ry ; le second dans le cabinet de travail de Flaubert.

Le rapprochement valait d’être fait !

Je reprends le « curriculum vitae » de Jouanne fils :

« À 41 ans, en 1860, il créa une Caisse de Prévoyance des Sapeurs-Pompiers ; à 42 ans, en 1861, il fonda une Société d’Approvisionnements économiques ; à 49 ans, en 1868, il créa la « Maison Rurale d’Enfants », en s’inspirant des méthodes du pédagogue allemand Frœbel, sur « l’essor libre des facultés ». Il fut encore lauréat de la Société Impériale d’Émulation du département de l’Ain ; il reçut différentes médailles du Comice Agricole et de la Société d’Apiculture, etc… »

Sa vie fut une traînée de poudre.

Parmi tous les spécialistes, il en est un, M. G. Brunon-Guardia, qui permit à M. Léo Larguier de frôler la vérité. Voici le texte de M. Brunon-Guardia, passant en revue tous les prétendants au titre de « Homais », texte commenté par M. Léo Larguier (« La chère Emma Bovary », de M. Léo Larguier. Aubanel, édit.).

« …On a dit qu’un certain Mallard, pharmacien de Forges-les-Eaux, où Flaubert fit deux séjours, aurait fourni au romancier beaucoup de traits ; il était « correspondant de plusieurs journaux du département », anti-clérical, libre-penseur, et il avait fabriqué des spécialités pharmaceutiques, comme de « vinaigre de toilette, de G. Mallard », mais M. Brunon-Guardia le tient pour un modèle incertain et troublant.

Voici, après Mallard, les autres modèles : « Ils sont légion. On a cité un pharmacien d’Yvetot, un notaire de Darnétal, un médecin de Croisy-sur-Andelle, un pharmacien de Trouville. S’il est vrai que chacun d’eux ait servi à Flaubert pour la composition d’Homais, ils ne lui auront fourni que des « touches » et ne méritent pas qu’on s’attache à leur mince personnalité…. »

Il arrive à Alfred-Adolphe Jouanne, fils et successeur de Guillaume Jouanne, le pharmacien qui exerçait à Ry quand Delamare y était médecin.

« …Celui-là est merveilleux… Et pourtant, on lui a toujours, jusqu’ici, refusé l’honneur d’avoir été le principal modèle dont Flaubert ait fait usage. Les commentateurs l’ont impitoyablement maintenu dans l’ombre de son père. On n’a cité que comme une curiosité une rencontre stupéfiante, cet Homais n° 2, qui vint prendre la place de Jouanne n° 1 derrière le comptoir en hémicycle de l’officine de Ry, quelques mois à peine après la mort de Delphine Delamare.

 » J’ai beaucoup connu, dit Raoul Brunon, le fils du pharmacien de Ry ; je lui ai même donné mes soins dans sa dernière maladie. C’était un excellent homme, docteur en médecine de je ne sais quelle Faculté américaine, pharmacien, philanthrope et fouriériste. Il avait inventé des engrais chimiques pour lesquels il obtint un diplôme au Comice Agricole. Je crois bien qu’il ne sut jamais exactement quel rôle son père avait joué dans l’imagination des lecteurs du roman, mais on aurait dit qu’il avait pris à tâche de reproduire dans la vie réelle le type idéal que Flaubert avait forgé. Comme Bouvard et Pécuchet, il avait entrepris cent choses : procédés de fabrication, méthodes d’éducation, moyens de culture, variété d’engrais, procédés de traitement, en particulier par les verres de couleur… »

— Le fils du pharmacien de Ry, Napoléon ? Et si c’était Homais, lui-même ? Si, précisément, Napoléon, garçonnet d’une dizaine d’années, personnage inventé de toute pièce, n’avait été mis en scène par Flaubert que pour créer un alibi et égarer les soupçons ?

— Quand donc Flaubert rencontra-t-il Adolphe Jouanne ? Ce ne fut probablement pas lors de ses premières visites à Ry, antérieures au second mariage de Delamare. Adolphe avait alors moins de vingt ans. Il était étudiant, et fut-il présent à l’occasion des vacances, il serait peu probable qu’il ait retenu l’attention du romancier. Dans la période suivante, au contraire, celle qui se place entre le mariage de Delphine Delamare et sa mort tragique — 1839-1848 — Adolphe Jouanne approche de la trentaine. Il vit chez son père, qu’il seconde vraisemblablement. Il parle, il écrit. Il est quelqu’un. Il est déjà Homais. Enfin, l’année même de la mort de Delphine, Jouanne père se retire à Rouen. Adolphe trônera seul désormais derrière le comptoir incurvé, entre les rangées de bocaux. En 1851, il sera élu conseiller municipal.

— De 1851 à 1856, Flaubert travailla à Madame Bovary, il vint sur place, à plusieurs reprises, raviver ses souvenirs, noter les lieux et les physionomies. Une de ses premières visites est pour l’officine du pharmacien où, jadis, il fréquenta souvent. Dans cette officine, qui trouvera-t-il alors dans toute sa gloire ? Adolphe Jouanne ! Homais !

Désormais, Flaubert n’a cure du vieux Jouanne. Il était déjà, en la personne de Mallard, une partie de son personnage et voilà qu’il découvre un modèle qui, à lui seul, remplirait tout le cadre !

— Je sais que cette explication a un point faible : elle ne repose que sur la logique. Ni les commentateurs, ni les contemporains n’ont songé tout d’abord à faire un tel rapprochement. Adolphe Jouanne ayant affirmé que son père n’avait point été consulté par Flaubert, ils en ont conclu que lui-même avait été tenu à l’écart. À cela, on répondra que le don d’observation de l’écrivain tire parfois un plus grand parti de rencontres brèves et sans importance apparente que d’un long contact. Enfin, tout porte à croire que, durant les derniers séjours de Flaubert à Ry, Adolphe Jouanne remplissait déjà le petit bourg des échos de son activité intellectuelle et qu’il eût fallu être aveugle et sourd pour ignorer la présence de ce personnage absolument providentiel…

— Adolphe Jouanne eut une vieillesse heureuse et mourut à Ry dans sa soixante-seizième année, le 15 septembre 1895, muni des sacrements de l’église. Égal à lui-même jusqu’au-delà du tombeau, Homais trônait en plein milieu des lettres de faire-part… en la personne de :

Monsieur Alfred-Adolphe JOUANNE

Docteur en Médecine Pharmacien de 1ère Classe

Fondateur et Président de la Société

Mutuelle « L’Unité Fraternelle de Ry »,

Membre et Lauréat

de plusieurs Sociétés Savantes

Il est bien certain que si ces commentateurs avaient eu connaissance des documents que je possède, ils auraient immédiatement sacré Adolphe Jouanne modèle unique de « Homais » !

Ce qui eut pour effet de ralentir cette affirmation, puis d’orienter les recherches sur d’autres pistes, c’est que les spécialistes venus enquêter à Ry ne sont jamais restés suffisamment longtemps pour découvrir quelque chose et que ceux qui purent obtenir quelques précisions sur Adolphe Jouanne ne purent obtenir que celles-ci : « Adolphe Jouanne ne fut pas l’anticlérical du roman. La preuve ? C’est que l’Unité Fraternelle qu’il créa portait en sous-titre : « Société d’Émulation Chrétienne ».

Un geste, suffisant pour éparpiller les oiseaux dans la nature, il n’en fallait pas davantage pour disperser tous les curieux !

Mais le problème n’est pas si simple et si quelque franc-maçon avait étudié la question, il ne se serait sans doute pas enfui si précipitamment.

Le précieux Larousse ne manque pas d’indiquer que les « Associations maçonniques se transformèrent en Sociétés purement mutualistes, philanthropiques et politiques, et conservèrent, en souvenir du passé, des signes et des emblèmes, comme le tablier, l’équerre, le compas ». La Société créée par Jouanne était essentiellement mutualiste et s’inspirait du grand principe de Fraternité qui est le dogme de la Franc-Maçonnerie (Larousse : « Les francs-maçons se considèrent comme frères et doivent s’entr’aider en quelque lieu qu’ils se trouvent, à quelque nation, à quelque classe de la société qu’ils appartiennent ». Ce principe de Fraternité — que l’on trouve d’ailleurs dans le titre « L’Unité Fraternelle » — est à la base de la Société de Jouanne et il est intéressant de noter l’habileté de notre homme qui plaça son organisation sous l’emblème de la Croix du Sauveur. De la sorte, il pouvait faire illusion et rallier tous les suffrages. Écoutons-le : « L’Unité Fraternelle a choisi pour emblème la croix du Sauveur. Une banderole flottante enroule cette croix, portant ces paroles significatives de l’Évangile : « VOS OMNES FRATRES ESTIS », « Vous êtes tous frères » ; « UT OMNES UNUM SINT . », « Que tous ne fassent qu’un ». C’est-à-dire qu’étant tous enfants d’un seul Dieu, nous ne devons avoir qu’une même pensée, une même volonté, un même intérêt ; l’intérêt commun ; la volonté du bien ; la pensée de nous entr’aider mutuellement » (Jouanne, 1855). On ne peut s’empêcher de penser à Homais s’écriant : « J’adore Dieu, au contraire. Je crois en l’Être Suprême, à un Créateur, quel qu’il soit, peu m’importe, qui nous a placés ici-bas pour y remplir nos devoirs de citoyen et de père de famille ».

De prime abord, notre Jouanne était ainsi à l’abri de toute mésaventure. Mais les choses ne tardèrent pas à se gâter, car, bientôt, je vois notre « Homais » s’écrier, dans un Bulletin de sa Société : « Nous maintenons en tête de nos comptes rendus la croix emblématique que nous avons adoptée dès le début de notre œuvre ». Un peu plus loin, il rappelle l’esprit de l’Évangile et ajoute : « Une voix plus autorisée que la nôtre aurait pu développer ces belles vérités et apporter à notre œuvre le poids de son caractère sacré. Loin de là… c’est le contraire qui a eu lieu… Mais que les violentes attaques qui ont été et qui pourraient encore être dirigées contre nous ne nous arrêtent point dans la route du bien », etc… (Documentation Jouanne). Ainsi donc, le curé de Ry a dénoncé le danger… À partir de ce moment, c’en est (presque) fait de l’emblème. Le dernier Bulletin portant la « croix emblématique » verra Adolphe Jouanne se justifier spectaculairement. « Pourquoi l’Émulation Chrétienne ?… » Lorsque nous prîmes à tâche de fonder notre Institution de l’Unité Fraternelle, deux Sociétés du même genre attirèrent surtout notre attention : « L’Alliance », de Rouen, et « L’Émulation Chrétienne », de la même ville. Nous puisâmes dans les écrits de M. le docteur Vingtrinier, fondateur et président de la première, les moyens de fonder les bases d’un service de pensions de retraite au sein de notre Institution. Nous empruntâmes à la seconde toutes les dispositions de son organisation intérieure et spécialement tout ce qui concerne les secours dans les maladies. Nous reçûmes, à cet égard, de précieux renseignements de son fondateur, M. Carpentier, qui nous prodigua ses bienveillants conseils et ses encouragements, à ce point que notre œuvre put se considérer comme la fille de « l’Émulation Chrétienne » de Rouen, qu’il présidait alors. Nous crûmes faire acte de droiture de conserver dans la dénomination de notre Société une trace de cette filiation et le nom d’Émulation Chrétienne devint ainsi comme le nom de famille de notre Institution.

« À part toute opinion dogmatique, la charité, l’amour du prochain constituent donc véritablement la religion chrétienne ou tout au moins la portion qui en est la plus importante. Or, quel autre nom pourrait mieux convenir que celui d’Émulation Chrétienne pour qualifier des institutions dont tous les adhérents prennent l’engagement de s’entr’aider et se porter secours les uns aux autres ?… Émulation Chrétienne ? Cela veut dire émulation du bien, émulation de la charité… Cette appellation, donnée aux Associations mutuelles, leur impose de rivaliser entre elles dans l’application des meilleures mesures pour l’atténuation des misères qu’elles ont pour objet de combattre, et dans l’intérieur de chacune d’elles, l’obligation, le devoir, pour chacun des associés, de rivaliser entre eux à qui se conformera le mieux à ces dispositions réglementaires. À tous les associés, collectivement ou individuellement pris, le devoir de rivaliser dans la pratique du bien et de la charité. Quelle plus noble but pourrait-on proposer à l’activité humaine !… C’est pourtant ce que signifient, et rien que cela, ces deux simples mots : l’Émulation Chrétienne ! ! ! »

À la dernière page du Bulletin, il passe magistralement à l’attaque en prenant un curé pour en assommer un autre. Il s’exclame, en effet : « On nous a presque fait un crime de cet emblème, au point de vue religieux, et surtout de l’interprétation que nous avons donnée aux paroles sacrées qui s’y trouvent jointes. Dans l’espoir de mettre un terme à des attaques inconcevables et beaucoup trop prolongées, nous transcrivons ci-dessous quelques passages de notre correspondance avec un digne prêtre catholique qui nous adressait les lignes suivantes : « Je ne vous blâme point, Monsieur, d’avoir mis au frontispice de la petite Institution ces mots : « Vos omnes Fratres estis », etc… Vous n’avez point erré dans l’interprétation que vous avez donnée à ces paroles du divin Maître, et, qui mieux est, vous avez très bien fait de les présenter comme stimulant et drapeau sûr aux membres de l’Association de Ry. Vous n’avez rien enseigné de nouveau… Nul ici-bas n’est dans le droit de vous refuser une mission verbale. Or, qu’est une mission verbale sans le Verbe du Christ ? « Qui n’est pas contre moi est avec moi ! laissez-leur faire des miracles et chassez les démons », disait Jésus-Christ à ses apôtres jaloux, ombrageux et qui se plaignaient de voir des étrangers faire des choses merveilleuses… « Que le bien se fasse n’importe par quelles mains. L’homme de Dieu l’approuvera toujours, comme s’il en était lui-même l’artisan… »

Malgré cette furieuse offensive de dernière heure, il n’empêche que tous les Bulletins suivants ont perdu la croix emblématique, les citations latines, le sous-titre « Émulation Chrétienne », et que, désormais dénoncé, il ne se gênera plus pour étaler ses idées. Il fonde alors une Société d’approvisionnements économiques et — ne pouvant se passer d’emblème — il fait imprimer sur la première page de l’opuscule où il développe ses théories, « l’équerre et le compas », ces deux signes maçonniques entrelacés en emprisonnant un grand « G », indicatif du rite auquel Jouanne était rattaché, le « Grand Orient de France » !

Il consacre sa dernière page aux « Jardins d’enfants » (Méthode Frœbel) et proclame : « Enfin, la franc-maçonnerie, toujours la première lorsqu’il s’agit du véritable progrès, en adopte les principes qu’elle s’applique à développer dans plusieurs loges ». (Il devait, peu après, créer la « Maison Rurale »).

Adolphe Jouanne apparaît donc comme le personnage idéal, remplissant professionnellement, moralement et physiquement les conditions pour se poser en prototype unique de M. Homais. Il s’étale majestueusement dans ses exposés, il se drape dans sa dignité, il interroge incessamment l’avenir, il est le fécond, l’inénarrable, l’extraordinaire M. Homais !

René Verard.

(1) Documents transmis par M. René Sénilh, trésorier de notre Société, que nous remercions.