Les Poèmes d’écolier de Guy de Maupassant

Les Amis de Flaubert – Année 1959 – Bulletin n° 15 – Page 3

 

Les Poèmes d’écolier de Guy de Maupassant

La sympathie rencontrée par notre Maupassant, poète inconnu, auprès des fidèles de l’incomparable conteur normand, nous commande de revenir, avec des armes nouvelles, sur un sujet qui suscite toujours une évidente curiosité.

C’est à la gentillesse de H. Jacques Lambert, le libraire-éditeur parisien, que nous devons la bonne fortune de placer aujourd’hui sous les yeux de nos lecteurs quelques autographes encore jamais vus par le grand public.

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De ces cinquante-deux pages in-folio, montées sur onglets, un peu amincies et pâlies par le temps, nous n’avons retiré que quatre pièces en raison du caractère suffisamment représentatif de chacune d’elles :

I. — POUR SE FAIRE CHASSER DU SÉMINAIRE…

La première en date de ces « rimailleries » se rattache à l’incident scolaire bien connu : le jeune Maupassant chassé du séminaire d’Yvetot pour libertinage… en vers.

L’écolier, arraché à ses chers galets d’Étretat, avait tenté à plusieurs reprises de fuir le collège maussade où l’enfermait une mère très tendre mais soucieuse pour son « poulain échappé » d’une éducation parfaite. C’est ainsi qu’il tombait périodiquement malade, de maux mystérieux qui s’évanouissaient dès le retour au petit port de pêche, par la vertu sans doute des embruns et des mâts, des fortes odeurs de saumures et de varechs. Mais la ruse finit par s’éventer…

En octobre 1867, l’adolescent — alors âgé de dix-sept ans — trouva enfin la bonne formule : il rédigea et laissa traîner une épître audacieusement dédiée à une cousine mariée de la veille et dont il se disait amoureux éploré. Cette lettre, « égarée » non loin des professeurs, ne manqua pas son but : le rimeur fut expulsé.

On lira, ci-après, la première page de l’élégie « coupable ».

Vers adressés du fond du séminaire d’Yvetot à

Mademoiselle E. D. sur son mariage

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Comment relégué loin du monde

Privé de l’air des champs des bois

Dans la tristesse qui m’inonde

Faire entendre une douce voix.

Vous m’avez dit « Chantez des fêtes

» Où les fleurs et les diamants

» S’enlacent sur de blondes têtes

» Chantez le bonheur des amants. »

Mais dans le cloître solitaire

Où nous sommes ensevelis

Nous ne connaissons sur la terre

Que soutanes et que surplis.

Comment dire Amour, Hyménées,

Dieux suivis de ris et de chants

Parler d’épouse fortunée

De fleurs de parfums enivrants.

Et loin du fracas de la fête

Cachés aux regards curieux

Raconter les doux tête à tête

Autorisant de doux aveux.

Car dans le cloître solitaire

Où nous sommes ensevelis

Nous n’apercevons sur la terre

Que soutanes et que surplis.

Le texte ici reproduit est bien celui qui fut jugé incompatible avec la dignité requise de tout bon séminariste. On le trouve assez différent dans les Souvenirs du baron Albert Lumbroso, où la deuxième strophe « Comment dire Amour… » ne figure pas.

…Or donc, quand le portier du collège ramena l’indésirable potache à Mme Laure de Maupassant, celle-ci gronda pro forma le jeune Guy, tout en se retenant de pouffer de rire et, finalement, lui tendit les bras en lui annonçant qu’il serait « transféré » au lycée de Rouen.

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Mme de Maupassant connaissait depuis longtemps la poétique manie de son fils. Femme de goût, très cultivée, l’amie d’enfance de Flaubert savait parfaitement discerner les banalités de cette production enfantine comme aussi la surprenante précocité du collégien dans l’observation et la faculté de s’exprimer. Elle aimait à rappeler ces vers que l’enfant avait composés dès la treizième année :

La vie est le sillon du vaisseau qui s’éloigne

C’est l’éphémère fleur qui croît sur la montagne,

C’est l’ombre de l’oiseau qui traverse l’éther

C’est le cri du marin englouti par la mer

La vie est un brouillard qui se change en lumière,

C’est l’unique moment donné pour la prière.

Cette pièce, étonnante pour une plume de treize ans, ne figure dans aucun recueil et son accent religieux ne se trouve guère dans l’œuvre de Maupassant. C’est que d’autres appels, venus des mille voix de l’exubérante Nature, devaient bien vite retenir le robuste Cauchois qui se flattait d’être avant tout « un paysan et un vagabond fait pour les côtes et les bois ».

Cette profession de foi qu’il confessa, d’une voix très humble, à la princesse Mathilde, certain soir de réception où l’avait amené Dumas fils, Maupassant la portait en lui depuis 1866 au moins, date à laquelle le cahier intime de l’écolier-poète nous révèle sa passion pour les grandes aventures, passion que la nécessité vulgaire de gagner sur place le pain quotidien devait transposer et maintenir sur un plan sentimental et, plus exactement : sexuel. Ce sera notre seconde citation :

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II. — QUAND UN NORMAND RÊVE DU ROI ANGLAIS…

On sera peut-être surpris qu’un petit Normand, aspirant-corsaire des côtes de la Manche par surcroît, ait éprouvé de l’attirance pour le cruel ennemi de Philippe Auguste. Il est vrai que les premiers vers nous renseignent sur l’épicentre des tremblements admiratifs de l’enfant… qui venait tout naïvement de lire Le Talisman de Walter-Scott, c’est-à-dire le roman du roi Richard-Cœur-de-Lion en Palestine :

…Les chevaliers en leur pesante armure

Et tous les preux qui tombèrent là-bas

Pour racheter la sainte sépulture.

On trouvera, sur notre reproduction photographique, des corrections inspirées par Flaubert, mais nous possédons personnellement une autre version, plus ancienne, entièrement de la main du jeune Guy et dont le premier vers débute par un participe présent bien lourd auprès du vocable suivant :

« Étant enfant, j’aimais les grands combats »

De lui-même, déjà soucieux de la forme, l’écolier corrigea :

« J’étais enfant. J’aimais les grands combats ».

Cette correction a prévalu dans l’édition Charpentier de 1880 et dans toutes celles qui suivirent.

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Découverte

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J’étais enfant j’aimais les grands combats

              en

Les Chevaliers et leur pesante armure

Et      Preux

Tous les héros qui tombèrent là-bas

Pour racheter la Sainte Sépulture

L’anglais Richard faisait battre mon cœur

Et je l’aimais quand après ses conquêtes

Il revenait et que son bras vainqueur

Avait coupé tout un collier de têtes

    d’une dame

Puis de ce prince arborant les couleurs

Une baguette était mon

J’armais mon bras d’un large cimeterre

Qu’aviez-vous fait rameaux et pauvres fleurs ?

Puis Et je partais à la guerre des

Combien de fois j’en ai jonché la terre

Et des bourgeons dont je jonchais

Je possédais au vent libre des cieux

Un banc de mousse où s’élevait mon trône ;

Je méprisais les rois ambitieux,

De rameaux verts j’avais fait ma couronne.

J’étais heureux j’étais roi quand un jour

Je vis venir une jeune compagne.

  J’offris         mon royaume

« Voici mon coeur, mon palais et ma cour,

« Allons danser tous deux par la campagne

Et mon château féodal – En Espagne.

Et les châteaux que j’avais en Espagne.

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III. — UN POÈME INÉDIT DE LA DIX-NEUVIÈME ANNÉE

Voici maintenant un poème resté inédit. Il en vaut d’autres cependant ; et l’on peut même y découvrir les bouillonnements d’une adolescence à sa pointe la plus tendre.

Jeunesse

Libre et levant le front l’orgueilleuse jeunesse

Sent l’avenir entier qui germe dans son cœur

Elle connaît sa force et dans ses jours d’ivresse

Regarde le ciel même avec un ris moqueur

Il est pourtant des jours où l’avenir est sombre

Où l’on pleure où l’on doute où l’homme le plus fort,

Voyant tout son espoir s’enfuir, ainsi qu’une ombre

Sent passer sur son âme comme un souffle de mort

Quand soudain agonise en nous la Confiance

Nous cherchons, éperdus quelques regards amis

Un cœur qui nous soutienne en notre défaillance

Devant qui notre orgueil tombe et reste soumis.

La pitié d’un ami nous irrite et nous blesse

Il frappe pour guérir, l’homme est toujours brutal

Il faut la main légère et douce, sans faiblesse

Qui jusqu’à la racine aille chercher le Mal.

Guy était âgé de dix-neuf ans quand il écrivit cette Jeunesse que plusieurs ont apparentée, à cause de sa caressante sensibilité, aux Vaines tendresses de Sully Prud’Homme qui venaient de paraître.

À la fin de cette confession de lycéen — dont nous ne donnons ici que les quatre premières strophes en autographe — Maupassant rêve d’une amitié moins « haute » et moins « sainte » que celle d’une mère. Il rêve, il appelle l’éternel féminin, hantise qui ne le quittera plus jamais :

« Heureux, heureux celui qui peut verser son âme

Ses inspirations, esprits, rêves joyeux,

Chagrins et pleurs enfin dans le sein d’une femme… »

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IV. — FIN D’ADOLESCENCE. BIFURCATION

Trois ans plus tard, devenu bachelier et pourvu d’un emploi au ministère de la Marine, dans ce même bureau où notre bon ami le poète Jules Matelot devait, un jour, rêver à son tour sur les statistiques, Guy de Maupassant, qui, par Flaubert, connaît à présent l’art d’observer et de décrire en foulant aux pieds le conformisme bourgeois, s’apprête à déboucher sur les routes du réalisme. Mais au premier essai, dans cette CHOSE VUE HIER SOIR DANS LA RUE, il dépasse quelque peu la mesure tout en exprimant peut-être ses désillusions et ses authentiques dégoûts :

Chose vue hier soir dans la rue

Sa joue était gluante et suait sous le fard

Son œil glauque s’ouvrait stupide et sans regard

Sa mamelle ballait et tombait sur son ventre

Sa mâchoire édentée et noir comme un antre

Hideuse

Béante s’entrouvrait, foyer d’infections

Qui vous sautaient au nez avec chaque parole.

On sentait clapoter sous la chair flasque et molle

Le liquide visqueux des putréfactions.

Paris 1872

 

Cette stigmatisante peinture du vice, sous un aspect si répugnant, souligne sans doute le dernier haut-le-cœur d’une enfance demeurée poétique et qui meurt. Elle marque plus sûrement encore la volonté de « faire hénaurme » en morbidesse, genre dans lequel et non sans bruit se spécialisera son compatriote Jean Lorrain.

Mais ce poème est déjà d’un homme et non plus d’un écolier, Maupassant a vingt-deux ans. Il a fait un peu la guerre, assez pour en connaître maint désordre et mainte turpitude dont il saura tirer plus tard un chef-d’œuvre : Boule de Suif. Sur le pavé parisien, il a surpris bien des misères, observées de cet œil implacable que lui aiguisa le maître de Croisset. Le voilà prêt au grand combat. Il va, comme il dit, « descendre à la prose » mais ce sera une « montée » car, entre ses mains viriles et voluptueuses, cette prose va devenir un merveilleux instrument de succès.

Adieu jeunesse ! Adieu poésie !

Dans trois ans, il publiera son premier conte de terreur dans Almanach Lorrain de Pont-à-Mousson, sous la signature de Joseph Prunier (1).

Comme Rastignac déjà vieux de trente-sept ans, comme Bel Ami qui ne naîtra qu’en 1885, Maupassant, avec son seul talent et sa très rare opiniâtreté, pourra bientôt dire, lui aussi : « À nous deux, Paris » !

Maurice d’Hartoy.

 

(1) La Main d’Écorché.