Le Baptême d’Emma Bovary en Égypte

Les Amis de Flaubert – Année 1959 – Bulletin n° 15 – Page 24

 

Le Baptême d’Emma Bovary en Égypte

Si Emma Bovary a reçu son nom en Égypte… une photographie

aurait été prise le jour du Baptême

Ceux pour qui Delphine Couturier demeure le prototype indiscutable d’Emma Bovary pourraient rechercher, et trouver sans doute, son inscription baptistaire sur les registres de la paroisse de la Rue-Saint-Pierre, ce petit village du canton de Clères, à une quinzaine de kilomètres de Rouen, où elle vit le jour le 17 février 1822 — Gustave Flaubert, lui, à ce moment-là, essayait sa voix de deux mois, dans un berceau, à l’Hôtel-Dieu. Peut-être l’ont-ils déjà demandé au curé du lieu ce document, un document de plus à glisser, s’il reste de la place, dans le dossier débordant où ils accumulent, avec une joie d’archiviste, les copies d’actes de l’état-civil et les certificats de registres paroissiaux de tous les personnages du roman : naissances, mariages, décès, sépultures ! Car on trouve toujours… et MM. les Curés, Secrétaires de mairies et autres préposés à la garde des « papiers » auront eu bien de la besogne avec les flaubertistes !

Pour d’autres, pour ceux que satisfait encore, quant aux hypothétiques prototypes du roman, le mol oreiller du doute et du rêve, il y a une chose fort possible (car ce serait de la mauvaise critique que de refuser systématiquement toute valeur à tous les témoignages de Maxime Du Camp), c’est qu’Emma Bovary, elle, loin de tout village normand — et sans que l’on puisse en trouver confirmation sur des registres civils ou religieux — ait reçu son nom en Égypte. Celui qui affirme avoir été le seul témoin de ce baptême conserve une triste réputation de « faux ami », mais la chose serait si belle que l’on a bien envie, pour une fois, d’accepter comme vrai le bref récit qu’il en a donné dans ses Souvenirs littéraires.

Cela se passait, vraisemblablement, le dimanche 24 mars 1850, jour des Rameaux, trois semaines après la nuit passée à Esneh, au bord du Nil, avec Ruchiouk-Hânem…

« Devant les paysages africains [Flaubert] rêvait à des paysages normands. Aux confins de la Nubie inférieure, sur le sommet de Djebel-Aboucir qui domine la seconde cataracte, pendant que nous regardions le Nil se battre contre les épis de rochers en granit noir, il jeta un cri : « J’ai trouvé ! Eurêka ! Eurêka ! je l’appellerai Emma Bovary… » (1)

Rien n’empêche de penser (tout y incite, au contraire) que les « nombreux coups de fusil » que Flaubert tira à neuf heures du matin » pour appeler Maxime », ainsi qu’il l’écrit dans ses Notes de voyage (2), étaient une de ces manifestations joyeuses et bruyantes qui accompagnent baptêmes et mariages en Normandie (aux Bertaux, certes !) et ailleurs.

Tout cela, on le sait, bien sûr, mais ce qu’on sait moins, je pense, ce qui est plus inattendu, plus exceptionnel à cette époque et en ce lieu au niveau de la seconde cataracte du Nil — c’est qu’il y avait, comme à tout baptême, un photographe, Maxime Du Camp lui-même, et qu’il subsiste des épreuves excellentes de ce cliché pris le jour même probablement, pour commémorer l’événement.

La photographie de plein air en était à sa période héroïque d’incunable, et Dieu sait (l’opérateur lui-même l’a conté) les difficultés énormes que présentait, en voyage, « l’art de Daguerre », pour parler comme M. Homais. Pourtant, c’est dans un somptueux ouvrage, le plus important qui ait encore été illustré de « dessins photographiques », comme on disait, publié par Du Camp en 1852, au retour de son voyage avec Flaubert : Égypte, Nubie, Palestine, et Syrie, que l’on trouve cette vue de la seconde cataracte du Nil, dominée par le Djebel-Aboucir, où fut prononcé pour la première fois un des noms d’héroïnes les plus célèbres dans toutes les littératures !

Un regret pourtant, celui de ne pas découvrir sur l’émouvante épreuve, le portrait du parrain… Il est vrai que le photographe-homme de lettres a bien trouvé le moyen de publier cent vingt-cinq photographies de « son » voyage et une relation de 350 pages (Le Nil, 1855), sans que ni l’image ni le nom de son compagnon s’y puissent rencontrer ! Mais cela suffit-il pour qu’on puisse affirmer que dans ses Souvenirs, publiés en 1882, Maxime Du Camp n’a pas vraiment raconté le « baptême d’Emma Bovary » dont il aurait, plus de trente ans avant, photographié le décor ?

Pierre Lambert.

(1) Souvenirs Littéraires, 1882, I, 481.

(2) Voyages, Ed. Belles Lettres, 1948, II, 108.