L’Itinéraire du curé Bournisien

Les Amis de Flaubert – Année 1959 – Bulletin n° 15 – Page 54

 

L’Itinéraire du curé Bournisien

Dans le Bulletin n° 14, page 51 (et d’ailleurs aussi dans le Bulletin n° 13, page 39) nous avons fait mention d’une très courtoise controverse au sujet de l’itinéraire du Curé Bournisien. M. le Docteur Marcel Dumont, sur ce sujet, veut bien préciser ce qui suit :

Voici le fond de ma pensée initiale : Flaubert a fait de Bournisien un brave homme balourd qui, avec des moyens intellectuels réduits, a une droite conscience sacerdotale. Donc, appelé au chevet d’Emma, il a dû s’y rendre en hâte sans aller tourniquer sur la place. De plus, si l’on regarde côte à côte le plan autographe de Yonville-l’Abbaye et le plan cadastral de Ry — 1852 — on ne peut pas (hypothèse parmi hypothèses) rejeter sans examen cette idée que si, en composant ce passage, Flaubert avait son plan sous les yeux, en esprit, il voyait Ry.

— M. René Herval, qui a de nouveau étudié ce petit problème d’exégèse, traduit ainsi et à nouveau sa pensée.

Je suis absolument d’accord avec M. le Docteur Marcel Dumont en ce qui concerne les déambulations de l’Abbé Bournisien. Mais j’hésite quand il écrit : « En composant ce passage, Flaubert avait son plan sous les yeux. En esprit il voyait Ry… ».

Pourquoi Ry ? Il n’a jamais existé le moindre commencement de preuve que Flaubert soit jamais allé à Ry ni qu’il y ait connu quelqu’un. Les Delamarre, du Nid de Chien, dont il parle dans certaines de ses lettres, n’avaient absolument rien à voir avec les Delamare de Ry, lesquels — nous sommes à l’époque de Louis Philippe, ne l’oublions pas ! — n’auraient été des relations « sortables » ni pour sa mère, ni pour lui. Quant à Ry, ce nom de commune n’est jamais venu sous la plume de Flaubert, dont la surabondante correspondance nous a cependant fait connaître presque tous les départements.

En réalité, il n’y a aucun rapport entre les plans de Flaubert et la topographie, toute différente, de Ry. Yonville-l’Abbaye a été imaginé, entre l’entrée du bourg et la Place Verte (citée dans le roman, ne l’oublions pas !) d’après Forges-les-Eaux. Ceci est indéniable. Au-delà de la Place Verte, la place avec les halles semble empruntée à Buchy, que Flaubert connaissait bien, mais de ceci je n’ai pas la certitude. Le ruisseau qui longe le bourg est d’imagination, mais la correspondance nous apprend le temps et les circonstances où Flaubert a construit cette partie de son plan. Je l’ai expliqué dans mes Véritables Origines de Madame Bovary.

Je puis, certes, me tromper sur certains points de détails. Il n’en est pas moins vrai que, Madame Bovary à la main, j’ai réussi à identifier le Mont des Leux, l’ancienne église détruite en 1876, la Maison Blanche, la Pâture, la Forêt d’Argueil et son étang et, avec une très grande probabilité, le château de Rodolphe qui doit être le Château du Fossé, appartenant en réalité à Rodolphe Frey. Un des plans de Flaubert corrobore cette hypothèse.

Four ma part, je suis persuadé que Flaubert n’a absolument rien emprunté à Ry qu’il ne connaissait guère, voire pas du tout. N’oublions pas d’ailleurs qu’un « premier jet » du roman avait été écrit dès 1836 !

Ni le bourg de Ry, ni la falote Mme Delamare n’ont la moindre part dans le roman. Yonville-l’Abbaye est un village composite construit grâce à des éléments réels pris un peu partout. Les personnages sont également des composés. Une grande partie se trouve déjà en germe dans les Œuvres de Jeunesse (Mme Bovary, Homais, l’Abbé Bournisien, etc).

On a longtemps obscurci la genèse de l’œuvre de Flaubert. Il faut en revenir à une réalité qui, d’ailleurs, est beaucoup plus logique et plus simple et même plus digne de l’écrivain.