Pèlerinage au Pays de Madame Bovary

Les Amis de Flaubert – Année 1960 – Bulletin n° 16 – Page 26

 

Pèlerinage au Pays de Madame Bovary

Avant d’entreprendre notre pèlerinage au « pays de Madame Bovary », il nous faut résoudre une question : si Flaubert, en effet, l’a situé à l’Est de Rouen, « entre la route d’Abbeville et celle de Beauvais », si Tostes, Argueil et Quincampoix figurent sur la carte, on cherchera en vain Yonville-l’Abbaye. C’est pourquoi, depuis la fin du siècle dernier, on s’est efforcé d’identifier cette bourgade. On l’a reconnue d’abord dans Ry, puis dans Neufchâtel, enfin dans Forges-les-Eaux. Aujourd’hui, cependant, les flaubertistes impartiaux s’accordent, en général, à la confondre avec Ry ; mais retouché, bien entendu, par le romancier et transposé dans un horizon plus vaste et plus représentatif, celui de Forges-les-Eaux, si l’on veut. Quant aux originaux des Bovary, il semble bien que ce soient l’officier de santé Eugène Delamare et sa femme Delphine, que les Flaubert connaissaient personnellement.

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Faisons de Ry donc le but de notre excursion et à défaut de moyen de transport personnel, prenons l’autocar qui, de Rouen et en passant par Darnétal, dessert ce village, d’un demi-millier d’âmes, deux fois par jour. À 16 kilomètres, sitôt passé Martainville, on quitte la N. 30 pour prendre, en direction du N.-E., la D. 13. Aussitôt, la circulation cesse, la campagne s’étale plus vide et plus silencieuse, et quand 3 kilomètres plus bas, on aperçoit, dans la vallée, la flèche de l’église, on se sent déjà comme revenu dans un monde évanoui.

A l’entrée du village, la route fait un coude et, tout à coup, la rue apparaît, « la rue principale, dit Flaubert, longue d’une portée de fusil », avec ses maisons à un étage, la plupart surmontées de lucarnes.

Descendus à la Rose Blanche, à l’Hôtel de France ou à l’Hôtel de Rouen, nous visiterons le village en partant du pont, tout à l’autre bout, pour revenir jusqu’à l’église. Cette rivière, qui arrive des prairies du N.-O. pour se jeter 3 kilomètres plus loin, dans l’Andelle, c’est le Crevon, qui coupe transversalement la rue, tandis que la Rieule, dans le roman, suit une direction parallèle.

Au bord de la route, à gauche, au pied d’un tilleul ceint d’une grille, une plaque de marbre blanc rappelle au passant que la Société de secours mutuels, « L’Unité Fraternelle de Ry », a été fondée en 1856 par le docteur Jouanne. Ce dernier, qui passe, non sans raison, pour l’un des prototypes de M. Homais, a laissé ici une réputation justifiée de politicien remuant, mais aussi de philanthrope et d’ami du progrès.

Après avoir longé quelques vieilles masures dont « les murs de plâtre » sont enjolivés de « lambourdes noires », puis une bâtisse aux côtés revêtus d’ardoises à mi-hauteur, laquelle était habitée, en 1848, par le notaire, Me Leclerc, aujourd’hui par un marchand de chaussures, enfin la façade vieillotte de l’Hôtel de Rouen, d’où Thérain partait pour la ville deux fois la semaine, emmenant Mme Delamare dans sa guimbarde ou lui rapportant des  volumes des cabinets de lecture, nous nous arrêterons devant la façade nette et repeinte de la pharmacie Ménard. C’est là qu’ont vécu les Delamare, c’est dans cette chambre du premier étage que Delphine expira après s’être empoisonnée, dit-on. Mais ce suicide, s’il est très probable, n’a pas été prouvé. La maison que nous avons devant nous a d’ailleurs été reconstruite en partie plus tard. Si l’on veut se faire une idée de son aspect sous Louis-Philippe, qu’on jette un coup d’œil à une petite demeure précédente qui arbore à son imposte le millésime de 1831 ; les Delamare, d’ailleurs, en avaient  occupé une autre un peu plus loin à droite, là où la route de Blainville-Crevon, qu’on ouvrit après leur mort, débouche dans le village, mais si la maison elle-même a disparu, derrière, vers les prairies, leur jardin se voit encore au bord d’une ramification du Crevon, les Fontenaux. Ainsi, sans être vue de personne, l’épouse infidèle pouvait-elle contourner le village et, se glissant derrière l’église, monter jusqu’à la Huchette rejoindre son amant.

Après avoir fait ainsi quelques pas, sur la route de Blainville-Crevon, rentrons dans la rue principale. Un peu plus loin, sur le trottoir opposé, la petite mercerie Leconte occupe l’ancienne officine des Jouanne. Ils étaient deux, en effet et, en 1848, bien qu’il eût passé son diplôme de pharmacien, le philanthrope de tout à l’heure n’était encore que l’assistant de son père.

L’avant-dernière maison, à droite, avant la mairie, là où est installée une mercerie, évoque pour les partisans de la tradition un plus sinistre souvenir : un nommé Rey, en effet surnommé « l’Auvergnat », chaudronnier (et non marchand de nouveautés comme Lheureux) y tenait boutique. Flattant les goûts dispendieux de sa belle voisine, il l’aurait, en refusant le renouvellement de ses billets et en la menaçant de saisie, réduite, au suicide. Mais là encore, la preuve reste à faire du rôle et de la responsabilité du modèle.

Derrière la mairie et les halles, dont l’aspect a beaucoup changé, comme l’atteste l’ancien plan cadastral, on monte à l’église dont le porche de bois sculpté a été classé monument historique et l’intérieur admirablement restauré. Comme il n’en est pas question dans Madame Bovary, on a cru en tirer argument pour rejeter l’identification de Ry avec Yonville-l’Abbaye. Mais qui ne comprend qu’ayant à faire vivre son héroïne dans une atmosphère de banalité et d’ennui, Flaubert devait en effacer précisément tout détail qui pût l’égayer ? Près du porche se dressait encore, à la fin du siècle dernier, la pierre tumulaire de Delphine Delamare. Elle a disparu quand l’ancien cimetière a été désaffecté. En revanche, on trouvera dans le gazon celle de la première femme de l’officier de santé, Louise Mutel.

Franchissons le portillon et gravissons le sentier, à droite, qui mène au nouveau cimetière où reposent, entre autres contemporains des Delamare, Thérain et sa femme et Ducrocq Louis-Ambroise qui, comme enfant de choeur, conduisit Delphine à sa tombe.

En redescendant à l’église, on prendra, à droite, un chemin qui passe devant « la maison de la nourrice » et traversant la route de Rouen, à la sortie Ouest du village, on montera, en trente minutes environ, d’abord par un « raidillon » pierreux, ensuite par un plateau couvert de cultures, au château de la Huchette, hameau de Villers, sur la commune de Saint-Denis-le-Thiboult. C’est là que, toujours selon la tradition, Delphine venait retrouver Louis Campion. La façade blanche « à coins de briques » au fond d’un parc embelli d’arbres, dont un cèdre, se voit le mieux de la N. 30, par laquelle nous avons quitté Rouen.

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En prolongeant un peu notre séjour, nous pourrions remonter plus loin dans le passé des personnages. Ainsi, 6 kilomètres seulement séparent Ry de Blainville. Par une petite route sinueuse et solitaire qui longe la vallée du Crevon, on arrive à un village dominé au Nord par un coteau au sommet duquel un rideau de hêtres cache la ferme Lepage, naguère celle du père Couturier, où grandit et fut courtisée par l’officier de santé Eugène Delamare celle qui devait être Emma Bovary — du moins, en partie, car le personnage de Flaubert est aussi bien Louise Colet, un peu Élisa Schlésinger… et, comme on sait, l’écrivain lui-même. À la mairie, on nous montrera le registre où, sous l’acte de mariage du 6 août 1839, s’alignent les paraphes de plusieurs originaux du roman, entre autres des parents des mariés, et dans le petit cimetière tout proche, les tombes de Jean-Baptiste Couturier, le père de Delphine, de sa mère, née Leroux, et de son frère Eugène, mort à 19 ans, au séminaire de Mont-aux-Malades, à Rouen.

Enfin, de Blainville, en suivant la D 7, puis la D. 93, nous reviendrons à Ry, par Catenay. Pierre Delamare, le père d’Eugène, après avoir abandonné son commerce de vins à Rouen, y « fit valoir » un moment et son fils y débuta comme médecin. Juste avant de contourner l’église, on aperçoit, au fond d’une cour encadrée de deux herbages rectangulaires et plantés de pommiers, la grande demeure familiale habitée aujourd’hui par une quasi centenaire, Mme Krechel. De la côte qui domine la vallée de Crevon, avant de redescendre dans Ry, on a du village et de son vallon un joli panorama. Peut-être est-ce là que le clerc de notaire Léon Dupuis, dans le livre, Stanislas Bottais dans la réalité, venait « le dimanche un livre à la main regarder le soleil couchant » ?

Pourquoi ne pousserait-on pas aussi jusqu’au Héron, à 5 kilomètres seulement à l’Est ? Le château des Pommereu, dont Flaubert a fait « La Vaubyessard », a disparu, à part une tour à lanterne, une grande urne de pierre et quelques beaux arbres dans le parc abandonné. Les Flaubert y furent invités un soir, nous dit l’auteur de Madame Bovary dans sa Correspondance, et le bal, qui devait laisser à Emma une telle nostalgie et lui rendre le séjour d’Yonville si insipide par comparaison, est un souvenir d’adolescent.

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Mais le pays de Madame Bovary, ce n’est pas seulement Ry, Saint-Denis-le-Thiboult, Blainville-Crevon, Catenay et Le Héron, c’est aussi Rouen. Si nous avons notre voiture, nous remonterons de Ry jusqu’à la N. 28, en saluant au passage, dans le cimetière de Saint-Germain-des-Essourts, la tombe de la veuve Ménage, qui fut quelques mois servante chez les Delamare (1). Puis, suivant l’itinéraire même de « l’Hirondelle », nous traverserons Quincampoix pour regagner, par Boisguillaume, la capitale de la Normandie ; sinon, par Darnétal, nous referons la route plus directe du père Thérain, en nous arrêtant au cimetière de Blosseville-Bonsecours à la fois pour contempler le grandiose panorama de Rouen et nous recueillir devant la tombe de Mme Lefebvre et des siens (2).

Le Rouen actuel n’est plus celui de la Monarchie de Juillet : l’Hôtel de Bourgogne, qui s’élevait sur le quai et qui tient une si grande place dans la dernière partie du roman, avait disparu bien avant les derniers bombardements. Mais l’on peut encore flâner dans la rue de l’Eau-de-Robec où logea l’étudiant en médecine Charles Bovary, autour de la place Beauvoisine et visiter la cathédrale où Léon et Emma se donnèrent rendez-vous après d’être retrouvés au théâtre.

Il est enfin une autre raison d’étendre à Rouen notre pèlerinage : s’il est vrai que l’aventure des Delamare est la source première du roman, il est non moins vrai que, dans ses personnages, dans Emma en particulier, l’auteur a mis beaucoup de son passé, de ses rêves et de ses antipathies. C’est pourquoi le pays de Madame Bovary, c’est aussi celui de Flaubert, c’est l’aile de l’Hôtel-Dieu, avec sa chambre natale transformée en musée où nous admirerons la toile célèbre de Fourié :  La Veillée funèbre de Madame Bovary ; c’est Croisset et le pavillon au bord de la Seine, où, par les soirs d’été,il venait s’asseoir, au milieu des siens, avant de remonter à son cabinet de travail dans la maison qu’après sa mort une usine a remplacée.

Tout près, dans une de ses salles, la mairie de Canteleu a donné asile à la bibliothèque du maître, au fauteuil et à la table ronde sur laquelle Madame Bovary et les autres œuvres ont été écrites.

 

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Ainsi il nous aura fallu deux jours, au moins, et bien que la région soit toute proche et très circonscrite, pour parcourir les lieux que Flaubert a si magnifiquement décrits ; mais à l’occasion de son centenaire, est-il une introduction plus féconde à la lecture de son livre et un hommage plus sincère rendu à son auteur ?

Gaston Bosquet.

Cahiers Pédagogiques pour l’Enseignement du Second degré,

n° 5, 1er mars 1958, p. 111-112.

(1) Au fond, près du petit enclos, à droite, la première de la deuxième rangée.

(2) Madame Lefebvre, née Alice, la propre fille de Delphine Delamare (1842-1903. La tombe se trouve à environ 50 m. à gauche, passé la grille de droite du cimetière.