Flaubert et la sensibilité moderne

Les Amis de Flaubert – Année 1960 – Bulletin n° 17 – Page 34

 

Flaubert et la sensibilité moderne

Rattaché à des formes périmées et créateur de formes nouvelles, représentant d’une littérature en crise, doué de moyens supérieurs à la conscience qu’il a de ses moyens, Flaubert se trompe sur ce qu’il est, écrit contre lui-même, parle contre ce qu’il écrit, se donne tort, brouille les pistes, déjoue les classifications et irrite également le critique impuissant à le situer dans ce qu’il appelle la tradition du roman et le romancier fasciné par ce romancier qui, le premier, a usé des mêmes instruments que lui, et qui, pourtant, ne résout rien, ne l’aide en rien à définir son art.

Mais le roman non plus ne résout rien. Toute structure romanesque nouvelle se définit par ce qu’elle refuse. Tout roman est critique du roman et destruction du roman par la matière destructible qu’il offre au roman postérieur. Aussi n’y a-t-il pas, ne peut-il y avoir de tradition du roman. Tout se passe comme si l’idée de roman était impossible — idée : pensée arrêtée, fixée, figée — pensée en panne.

Il faut bien tricher alors pour réduire ces contradictions. Les universitaires et les journalistes, fort amateurs d’idées, comme on sait, et qui en vivent, rejettent alternativement Flaubert dans les réalistes ou dans les romantiques, dans les classiques ou dans les modernes, et lui reprochent, selon les cas, d’avoir trop sacrifié au roman descriptif, de s’être laissé influencer par Balzac, ou de n’avoir pas poussé à ses limites extrêmes l’affranchissement romanesque dont il est l’initiateur. Tous sont à la fois pour et contre Flaubert — à la fois l’annexent et déplorent ses trahisons.

L’œuvre de Flaubert a de ces insolences : elle ne regarde personne qu’elle-même. Si elle obsède si fort la pensée critique contemporaine, c’est sans doute parce qu’elle est la première œuvre romanesque française à s’adresser à une sensibilité moderne : à partir de Flaubert, ce qui nous intéresse dans une œuvre est moins ce qui nous ressemble que ce qui se ressemble, ce qui en fait un univers étranger à l’univers, solitaire et complet. Si nous y figurons, ce ne peut être que par allusion. Ce sont nos ombres que nous y rencontrons. Mais peut-être nos ombres sont-elles plus vraies que nous. C’est du moins la croyance que suppose cette perception moderne de la littérature comme littérature absolue, que nous avons chance de nous retrouver avec plus de vérité que dans une image imitée de notre monde, dans un univers à la création duquel nous n’avons pas collaboré, mais qui, communiqué par son auteur et finissant pas- nous appartenir, à l’inverse, participe à la création de nous-mêmes en nous incitant à nous y projeter et à reconnaître dans ces personnages étrangers, comme des fragments de nous-mêmes, nos rêves. Là est l’ambiguïté de cette littérature : elle sera d’autant plus assujettie aux images du monde extérieur qu’elle visera à nous transmettre un univers indépendant et absolu, sans relation avec l’univers. Les romans de Balzac supposaient un compromis entre l’auteur et son lecteur : puisque celui-ci savait d’avance que c’est de lui qu’on lui parlerait, il concédait en retour que l’écrivain considérât connues les données élémentaires du décor. Flaubert, qui nous présente un monde inconnu, nous le peindra d’abord dans son apparence et dans sa matière. Ce paradoxe facilite les confusions, et voilà Flaubert « réaliste » — entre deux périodes « romantiques ». En réalité, dire qu’il est l’un ou l’autre ne signifie rigoureusement rien, et ne définit rien d’autre que des circonstances et des résultats — données parfaitement extérieures à la création de l’œuvre. La création, chez Flaubert, commence à la découverte du monde, c’est-à-dire d’elle-même. Car le monde qu’il va découvrir, ce n’est pas le nôtre, c’est le sien.

Jusqu’au milieu du 19° siècle, une création artistique vient enrichir le monde. Avec Flaubert, elle est un monde juxtaposé au monde. La Comédie Humaine est un événement historique, l’œuvre de Flaubert est une Histoire. L’écrivain, devenu démiurge, a tous les pouvoirs sur ses personnages. Mais ces pouvoirs seront d’autant plus absolus qu’ils seront moins perceptibles. Car le montreur de marionnettes aussi est tout-puissant sur les pantins d’étoffe dont derrière le rideau il tire les ficelles et manœuvre les moindres gestes. Mais cette puissance est trop manifeste pour s’étendre à ses spectateurs et lui conférer sur eux le prestige du mystère : trop peu distants, trop peu distincts de lui, ses personnages ne sont guère que des membres supplémentaires de son propre corps, qu’une autorité arbitraire fait exister moins comme créatures que comme créations ou comme types — Goriot ou Rastignac. C’est dans l’invisible que l’autorité se transformera en pouvoir et deviendra cette « pure présence anonyme » dont parle Maurice Blanchot à propos de Robbe-Grillet. Le créateur alors devient Dieu. Mais le premier attribut de Dieu est de pouvoir être mis en doute : la pure présence ici devient absence pure. La première démarche de l’expérience intérieure de Gustave Flaubert est de découvrir que le pouvoir coïncide exactement avec le refus de l’exercice du pouvoir. C’est l’expérience du néant. L’impersonnalité n’est pas du tout chez Flaubert un dogme littéraire, une sorte de préférence technique somme toute assez arbitraire — Valéry nous a assez dit qu’il n’était pas de théorie « qui ne fût un fragment, soigneusement préparé, de quelque autobiographie » ; conséquence rigoureuse de l’acte premier par quoi l’écrivain se situe devant sa propre écriture, elle représente l’introduction de la liberté dans la littérature romanesque, comme fondement de toute morale de la création. Toute l’aventure intellectuelle de Flaubert consiste à vaincre progressivement, dans sa conscience d’écrivain, comme détruisant sa toute-puissance, livre par livre, afin de voir sans être vu la tentation de l’arbitraire. N’oublions pas que Flaubert commence par écrire des romans historiques. Entre la Chronique normande du dixième siècle et Bouvard et Pécuchet, il y a le refus de toute intervention — et d’abord le refus de ces belles existences linéaires et ornementales déroulées dans le temps comme un impeccable ruban que la main du romancier a taillé sans un faux pli dans l’étoffe qu’il a décidé a priori être la matière romanesque jusqu’au point nettement circonscrit où le ressort de cette tension, qui n’est autre que la psychologie même du personnage, du personnage reconnu mieux compris par l’auteur que par lui-même et réduit par le premier à une signification qui le dépasse et lui donne dans le ciel intelligible des valeurs littéraires une représentativité exemplaire, où le ressort de cette tension aboutit au terme logique qui transforme cette vie ‘en destin et ce pathétique en tragique, et fait du roman avant Flaubert comme le succédané profane de la tragédie. Contre Rastignac magnifiquement cerné, sans une bavure, sans un tremblement, entre son « Paris, à nous deux » et sa victoire sur la société, contre Balzac et le roman-destin, Flaubert institue un roman du non-destin ; contre ce roman horizontal, un roman de l’épaisseur ; contre cette perfection, un roman de l’imparfait. C’est une conquête progressive. Premier des romans publiés, Madame Bovary commence par le mariage et finit par le suicide d’une héroïne qui garde encore une certaine représentativité psychologique. Salammbô déjà est moins « romanesque », avec ses longs récits de batailles et de défilés que ne détermine aucune prédestination du personnage : Le tragique est vaincu enfin, qui, dans l’Éducation Sentimentale, repose seulement sur l’impuissance du héros à atteindre au tragique. Libéré de tout tragique extérieur, Flaubert écrit Bouvard et Pécuchet, c’est-à-dire l’histoire du néant.

On voit comment ce que les universitaires appellent le réalisme de Flaubert n’est que la rigueur nécessaire du romancier. Pour faire connaissance avec un monde nouveau, il faut bien commencer pour le moins incertain. De ce monde, la seule intériorité connaissable est celle qui se perçoit. Ainsi amené à refuser d’identifier roman et intrigue, souffrance et tragique, signification et symbole, victime lui-même, à mesure que le roman, se privant de tout ce qui l’encadrait jusqu’alors, s’émiette et se défait de son exigence de nouveauté, Flaubert, parti de l’édification d’un autre monde, retrouve le monde et la réalité comme support à toute réalité nouvelle. Ce n’est pas un hasard si le plus traditionnel des philosophes, Alain, a dénié à Flaubert la richesse psychologique. Ayant fait l’expérience de tout sujet comme dilution de tout personnage comme impossibilité, Flaubert ne peut plus concevoir un héros de roman que comme une succession d’actes et d’états, à l’exclusion de ce noyau de vérité dont il n’est interdit à personne de postuler la préexistence, mais dont le romancier ne saurait faire état sans faillir au respect qu’il doit à la liberté de ses personnages et tomber dans la gratuité. La psychologie est ici plutôt secondaire que sommaire. Une littérature qui connaîtrait à l’avance ce qu’elle est censée avoir pour fin de rechercher serait une littérature truquée. Décider que tel homme sera lâche — ou sera courageux, c’est faire intervenir sa préférence personnelle dans l’explication de cet homme, c’est préférer à ses actes ce que ses actes révèlent de lui. Pour Flaubert, premier romancier existentialiste, nos actes ne révèlent rien d’autre qu’eux-mêmes. L’essentiel est toujours gratuit. « Toute technique, écrit Sartre, renvoie à une métaphysique » c’est le postulat existentialiste de Flaubert qui l’amène à rechercher de la réalité la vision la plus extérieure et à tracer le chemin romanesque qui aboutit à Robbe-Grillet. Flaubert préférera la durée à la signification, la poésie du personnage à la vérité du personnage — le plus réel, somme toute. D’où l’aspect de solidité qu’offre son style, ces phrases un peu lourdes d’un écrivain à la recherche de la lourdeur et dont les variantes manuscrites nous montrent que les corrections, presque toujours, retranchent, comme si, toute phrase ayant un poids invariable, la réalité la plus réduite, la plus nue, avait chance aussi d’être la plus dense, et surtout la moins contestable, ramenée à sa seule signification qui est de n’en pas avoir. D’où ce refus du secours extérieur que pourrait apporter la richesse d’un décor dont les accessoires multiples seraient autant de commodités, d’où la sobriété de ce début de chapitre, dans Madame Bovary : « Ce fut un dimanche de février, une après-midi qu’il neigeait ». D’où ces reculs du romancier, décrivant une voiture dont il a montré l’intérieur et les occupants, et soudain, selon un procédé presque cinématographique, soudain se privant de la connaissance qu’il en a : « Puis, vers six heures, une voiture à stores tendus (…) s’arrêta dans une ruelle du quartier Beauvoisine, et une femme en descendit, qui marchait le voile baissé, sans détourner la tête » (Madame Bovary). D’où ces longues descriptions d’un soir ou d’une forêt, qui viennent couper un dialogue qu’eussent jugé important les contemporains de Flaubert, et parfois même s’y substituer.

C’est que la conquête essentielle qui sépare un créateur de formes des formes qui l’ont précédé, est aussi la « moins comprise et la moins admise par son temps, pour qui le créateur de formes découvre des moyens nouveaux d’atteindre au plus important, au lieu qu’il déplace l’important lui-même. « Flaubert, écrit Valéry, a été comme enivré par l’accessoire aux dépens du principal » ; et les défenseurs de Flaubert, répondant que le principal n’est pas le même pour un philosophe et pour un romancier, renvoient dos à dos deux pensées qui procèdent d’un commun refus : celui de voir le principal dans l’événement, mais qui appréhendent seulement par des moyens différents la même vérité située en dehors de ce qui nous arrive. « Les événements ne sont que l’écume des choses ; ce qui m’intéresse, c’est la mer », confie un jour Valéry à Gide. Ce mot pourrait expliquer tout Flaubert, et que parfois la grisaille froide des quais de la Seine, sous une pluie régulière et lente, où passe, très proche et très lointain, un écolier qui rentre, la couleur d’une vie, et contour plutôt que relief, parfois soit pour lui la seule « vérité » possible. Flaubert, il est vrai, se défend mal et entretient le malentendu, qui a de Flaubert une vision d’avant Flaubert. La transition entre Balzac et lui, c’est chez lui qu’il faut la chercher — dans sa pensée critique du moins. Il parle de « vérité dans l’art », notion absurde pour une littérature qui se pose comme en soi. Il lit plus de quinze cents volumes de technique et d’érudition pour la rédaction de Bouvard et Pécuchet. Il dit, à propos de Madame Bovary : « J’ai voulu reproduire des types ». C’est le même qui avait écrit : « Au fond, il n’y a pas de sujet, le style étant à lui seul une manière absolue de voir les choses ».

Que la littérature avec Flaubert change d’objectif, suppose qu’elle conçoive autrement moins peut-être son objet que son instrument et ses moyens. Qu’il s’agisse de Racine, de Voltaire ou de Balzac, la littérature, jusqu’en 1850, ne semble pas s’être inquiétée de ce qu’elle ne disposait, pour représenter une réalité objective, que des mots — c’est-à-dire d’une autre réalité. Tout se passe comme si, pour l’écrivain classique, le mot « fauteuil » était un fauteuil. Doué d’une sorte de surpuissance, le mot enferme parfaitement tous les aspects de la réalité qu’il désigne et qui, ainsi domestiquée, lui confère un caractère de certitude et de quiétude que le mot lui rend aussitôt. Ils se rassurent l’un l’autre. Mais le langage un jour découvre sa propre existence, et qu’il échappe à ce qu’il désigne comme ce qu’il désigne lui échappe ; à un langage comme signe et fonction, véhicule d’objets et de pensée, succède un langage devenu objet de pensée lui-même : les mots alors ne sont plus si sûrs, et du même coup le monde non plus. « Il est difficile d’exprimer exactement quoi que ce soit », écrit Flaubert dans l’Éducation Sentimentale. Peut-être l’inquiétude et la remise en question qui caractérisent le 19e siècle dans toutes les catégories de la pensée ont-elles pour origine cette découverte dérisoire et vertigineuse qu’on ne peut pas s’asseoir dans un mot. Le mot, pour l’écrivain, cesse de contenir la réalité pour y substituer sa réalité propre. Au langage du défini succède un langage de l’indéfinissable, au langage de la classification un langage de l’accidentel, au langage de la quiétude un langage du tremblement. Ainsi atteint dans son unité, le langage, ne renvoyant plus à rien d’autre qu’à lui-même, refuse de servir. La pente naturelle de l’écriture de Flaubert a pour aboutissement logique la contemplation du silence ou l’incohérence verbale. Nous ne sommes plus très loin de Rimbaud et des surréalistes.

Mais il était trop tôt sans doute. Également menacé par le silence et par le verbe, Flaubert ne pourra trouver le garde-fou que dans cette réalité qu’il avait d’abord décidé de fuir. C’est là sans doute qu’il faut chercher le secret de cette rage désespérée à combattre son inspiration et à écrire contre lui-même. S’il se fait confiance, Flaubert n’écrit plus ou devient inconsistant ; il suffit, pour s’en persuader, de relire les passages où, sous le couvert de ses personnages, il lâche la bride à ce qu’on appelle son romantisme : « la splendeur des ciels poétiques » (Madame Bovary), « mon cœur, comme de la poussière, se soulevait derrière vos pas » (L’Éducation Sentimentale). Mais ce ne sont que des exorcismes. L’œuvre naît ici du combat que se livrent un organisme et les contraintes que pour sa propre défense cet organisme s’impose. C’est l’irréalité qui représente pour Flaubert la tentation permanente ; ce qui n’empêche pas les universitaires de parler du goût qu’il eut pour le reportage et la ressemblance : passer d’une antiquité parfaitement imaginaire comme est celle de Salammbô, dont Flaubert lui-même a écrit : « On ne saura jamais ce qu’il a fallu être triste pour entreprendre ce livre », à ce conte mythologique qu’est la Tentation de Saint-Antoine, pour écrire ensuite, avec l’Éducation Sentimentale, l’histoire d’une vie sans événements, avant de terminer son œuvre par un hymne de dégoût, leur paraît sans doute une preuve éclatante d’insertion au monde réel. Flaubert, ici, ne s’est pas trompé sur lui-même, qui, dès l’âge de vingt-quatre ans, écrivait à son ami Le Poittevin : « Je crois avoir compris une chose, une grande chose, c’est que le bonheur, pour les gens de notre race, est dans l’idée, et pas ailleurs. Fais comme moi, romps avec l’extérieur ».

Cette haine de l’homme et du monde, ce refus de s’intéresser à la vie, sociale, politique ou littéraire, ces injures, déversées tour à tour sur la France et sur l’Allemagne, sur Du Camp et sur Musset, révèlent un refus intransigeant, une volonté de faire la nuit en soi et autour de soi, plus proche des surréalistes que de la littérature « engagée » de Zola. Contraint pourtant de tenir compte de cette réalité qu’il hait, Flaubert ne s’en vengera que mieux en l’intégrant à son irréalité personnelle. L’attention au réel devient ici principe de destruction du réel. Jean-Pierre Richard cite ce mot de Flaubert, admirant un jour un beau marbre blanc : « Ce marbre est blanc, trop blanc — il est noir comme de l’ébène ». La réalité devenue trop intense aboutit à une surréalité. Les exemples sont nombreux, dans l’Éducation Sentimentale, d’un réel inexplicable qui prend alors la dimension du fantastique : « Le commis de l’octroi grimpa sur l’impériale, et une fanfare de cornet à piston éclata ». Et, plus loin, en pleine émeute, la présence parfaitement insolite d’un « vieillard en habit noir sur un cheval blanc à selle de velours. D’une main, il tenait un rameau vert, de l’autre un papier, et les secouait avec obstination ». Et encore : « Un tableau l’arrêta. (…). Cela représentait la République, ou le Progrès, ou la Civilisation, sous la figure de Jésus-Christ conduisant une locomotive, laquelle traversait une forêt vierge ».

On voit comment l’attitude de Flaubert écrivain est une attitude d’anarchiste. On s’explique mieux alors qu’il fasse horreur à Sartre, qui voit cet écrivain ennemi de l’essentialisme, et qui pourrait être comme le premier de ses alliés, faire de sa liberté une liberté du refus. On n’a pas assez insisté sur ce que révélait d’absence au monde, et d’une espèce d’insuffisance d’être, le style de Flaubert. Il n’est sans doute pas de mot qui s’y trouve aussi fréquemment que le verbe « passer » : « Les années passèrent », « Le temps passait », « Bien des années se passèrent ». Comme si les personnages, arrêtés, emprisonnés à l’intérieur de ce temps qui passe, étaient trop faibles pour en être autre chose que les proies inertes. Passagers du temps, les personnages de Flaubert sont victimes et objets plutôt que sujets. L’imparfait si fréquent chez Flaubert n’est plus seulement ici le temps du temps qui dure, mais le temps du temps qui échappe. Atteints d’une sorte d’hypotension maladive qui leur fait ressentir comme douloureuse toute manifestation de vie (Rosanette elle-même est éblouie par les lumières du bal Mabille ; Frédéric est constamment à la limite de l’évanouissement), les personnages de Flaubert subissent plus qu’ils n’éprouvent leurs sentiments et leurs sensations. « Alors sa situation, telle qu’un abîme, se présenta » : cette situation, Madame Bovary ne la perçoit pas elle-même, ce qui serait encore en quelque façon un acte. Et de même : Elle eut un étourdissement » ;  « Elle resta perdue de stupeur » ; « Un étonnement prit Frédéric » ; « Alors un vertige le prit ». Le monde de Flaubert est à la limite du naufrage. La victoire complète sera de le faire basculer tout à fait : c’est le néant. Victoire de l’écriture, volupté de l’anéantissement : la mort n’est plus qu’un acquiescement, et se confond avec le bonheur. Ce n’est pas par hasard que, dans les passages où le héros approche de l’état de bonheur, les notations sensorielles désignent des couleurs de plus en plus pâles — comme en fuite. C’est la pâleur des ciels ; c’est la couleur mauve de l’Éducation Sentimentale ; c’est le « bleuâtre » qui, trois fois au cours du roman, colore les instants d’extase et d’apothéose amoureuse de Madame Bovary : « Elle entrait dans quelque chose de merveilleux où tout serait passion, extase, délire ; une immensité bleuâtre l’entourait ». « Les jours, tous magnifiques, se ressemblaient comme des flots ; et cela se balançait à l’horizon infini, harmonieux, bleuâtre et couvert de soleil ». « Il habitait la contrée bleuâtre où les échelles de soie se balancent à des balcons ». Ainsi Flaubert se justifie-t-il par avance de cette absence de belles images que lui reprochera Marcel Proust. Référence au réel, l’image le réinstaure, au lieu que Flaubert veut le vaincre. Les seules images de Flaubert sont des références à un réel qui disparaît : « De tous les bruits de la terre, Emma n’entendait plus que l’intermittente lamentation de ce pauvre cœur, douce et indistincte, comme le dernier écho d’une symphonie qui s’éloigne ». Et le chagrin s’engouffrait dans son âme avec des hurlements doux, comme fait le vent d’hiver dans les châteaux abandonnés ». « Et son âme s’enfonçait en cette ivresse et s’y noyait ». Et, dans l’Éducation Sentimentale : « Ils allaient sans se distraire d’eux-mêmes, sans rien entendre, comme ceux qui marchent ensemble dans la campagne, sur un lit de feuilles mortes ». Il y a moins alors une image qu’un négatif. Le réel n’a servi qu’à sa propre négation.

Ainsi saisi dans ses contours, l’univers de l’écrivain Flaubert apparaît dans sa nécessité, et non plus comme l’expression d’on ne sait quelle rêvasserie qui serait la forme littéraire d’une hypothétique « vie intérieure ». Les forêts d’automne que dore un soleil usé, ces démarches lentes de somnambules, ces voix égales et lointaines qui ne parlent que de l’impossible, sont les attributs d’un monde de l’absence qui est la rançon de l’absence du monde. C’est parce que ce monde nous échappe, qu’il s’agit de lui échapper. Le vide et la monotonie de ces jours qui passent nous révèlent peut-être la part la plus secrète que nous puissions connaître d’autrui. Le temps ici défait le personnage — pour le mieux révéler. Flaubert a découvert que le roman le plus difficile à l’époque où il écrit — et peut-être saisirait-on les éléments d’une distinction définitive entre les grands écrivains et les autres, à partir de cette exigence fondamentale par laquelle le grand écrivain commence par situer la réalité formelle de son œuvre en une région que lui impose avec une rigoureuse nécessité une progression littéraire qu’il lui est impossible de récuser, région qui s’identifie avec l’extrême du possible au moment où il écrit — était celui qui partait à la recherche de son personnage. Le dépouiller de ses actes est peut-être le moyen de connaissance le plus sûr. Aussi Flaubert va-t-il vers un roman de plus en plus nu, de plus en plus statique. Il n’est pas de création ambitieuse qui ne débouche un jour sur sa propre impossibilité : l’œuvre de Flaubert est parfaitement impossible, qui explore au moyen des apparences une vérité située, non pas au-delà, mais en deçà des apparences. Chaque geste, chaque événement, vient cacher plus profondément le héros ; chaque page nous le rend à la fois plus proche et plus opaque. Masqué par sa propre vie, obscurci, par les couches successives des événements qui constituent son histoire, couvert d’apparences, le personnage ne peut plus que se diluer lentement dans toute l’épaisseur du roman, jusqu’à ce que, celui-ci terminé, il en surgisse vivant, c’est-à-dire inconnu. C’est dire que l’acte littéraire, qui est chez Flaubert extrêmement important, est en même temps dénué d’importance — ce qui explique peut-être l’ennui que lui causait la seule chose qui l’intéressât. Gustave Flaubert est le premier à nous montrer avec autant de force que toute entreprise littéraire sérieuse suppose un désespoir absolu.

 

Renaud Matignon.

Revue TEL QUEL, Printemps 1960, n° 1.