Le masque mortuaire de Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1960 – Bulletin n° 17 – Page 54

 

Le masque mortuaire de Flaubert

Un érudit —- on ne sait trop lequel — avait, paraît-il, coutume de dire en souriant : « Quand je veux trouver de l’inédit, je vais aux Imprimés de la Bibliothèque Nationale… » Ne pourrait-on pas prétendre aussi, avec le même grain d’ironie, que pour retrouver les reliques perdues il suffit d’aller dans les musées ? Ce serait le cas de ce masque mortuaire de Gustave Flaubert, oublié peut-on dire, dans les réserves du Musée Carnavalet, puisqu’il a échappé aux auteurs des diverses publications plus ou moins récentes concernant l’iconographie de l’auteur de Madame Bovary.

On sait combien sont rares les vrais portraits de Flaubert : on pourrait sans doute les compter sur les doigts (trois ou quatre photographies, cinq ou six croquis, dessins ou peintures, pas plus, moins peut-être), et la multitude des images reproduites dérive en réalité de quelques prototypes, toujours les mêmes, interprétés avec des fortunes diverses. Mais un authentique moulage, exécuté sur le visage à peine refroidi, le jour même de la mort, voilà une « icône » qui n’aurait pas dû être omise. Tel fut pourtant son destin.

Tentons donc de rassembler sommairement quelques documents autour de cette précieuse relique. À vrai dire, ils sont peu nombreux. Edmond de Goncourt dans son Journal : à la date du 11 mai 1880, note une conversation, à Croisset, avec le Docteur Georges Pouchet qui lui aurait dit :

« Sa nièce (Mme Commanville) désirait qu’on moulât sa main… on ne l’a pas pu… elle avait gardé une si terrible contracture… » Cette seule indication permettait de supposer la présence, dans la chambre mortuaire, d’un mouleur appelé d’urgence, et, puisqu’on avait tenté de conserver la forme de cette main qui avait tracé certaines des plus belles pages de la prose française, il était bien probable qu’on avait aussi pratiqué un moulage du visage. Quelques recherches dans la presse du moment sont venues confirmer cette hypothèse.

C’est le Nouvelliste de Rouen, le journal du vieil ami Charles Lapierre, l’organisateur de ces farces de la « Saint-Polycarpe » où résonnait encore le rire du « garçon », qui imprimait dès le 10 mai : « Un moulage parfaitement réussi, par M. Bonet (1), a pu reproduire, avec une exactitude qui facilitera l’œuvre du sculpteur, ses traits dont un sommeil mystérieux rendait l’expression plus saisissante… » . »Tête sublime », écrira plus tard Édouard Gachot, le 21 novembre 1890, lorsqu’il signalera, lui aussi, les opérations du moulage (2). Et c’est Georges Dubosc qui, dans la Chronique de Rouen (13 janvier 1887), affirmait : « Le document le plus sérieux et le plus exact que l’on puisse posséder de Gustave Flaubert est évidemment le moulage en plâtre qui a été fait après sa mort. Ce travail fut exécuté, d’après les ordres de Mme C. Commanville, nièce de Flaubert, par M. Bonet père, sculpteur rouennais bien connu (…). Ce moulage, qui fut tiré à quelques rares exemplaires, fut fait le jour même de la mort du grand écrivain, à Croisset, l’exactitude en est par suite fort grande ». À l’époque, et très vite, des dessins ont été publiés dans plusieurs journaux illustrés, avant même l’ouverture d’un testament qui aurait interdit la publication d’un quelconque portrait ( ?).

Pauvre « géant » : Très peu de temps avant de mourir, alors que la « Vie Moderne » préparait la publication de sa féerie : Le Château des Cœurs, il disait encore à Émile Bergerat :

« C’est entendu, mais à une dernière condition : c’est que vous ne publierez pas mon portrait. Je ne veux pas être portraituré. Mes traits ne sont pas dans le commerce. J’ai toujours été implacable sur cette question : pas de portrait à aucun prix. J’ai mon idée là-dessus, et je veux être le seul homme du XIXe siècle dont la postérité puisse dire : il ne s’est jamais fait représenter, souriant à un photographe, la main dans le gilet et une fleur à la boutonnière ».

Notons, en passant, que, dès 1877, Flaubert avait oublié les quelques exceptions consenties à cette règle (il avait bel et bien « posé » devant les objectifs de Carjat et de Nadar), lorsqu’il écrivait à un publiciste : « Il n’existe de moi aucun portrait. Chacun a sa toquade. La mienne est de me refuser à toute image de ma personne… ».

Et voilà qu’un modeleur, un Rouennais « fort habile » — assez oublié — du nom de Félix Bonet, avait fixé les traits du réfractaire : La main, elle, avait résisté à l’attaque… mais le visage sans défense… Quel sort allait être réservé à l’empreinte dérobée dans le plâtre ? A-t-on vraiment tiré plusieurs épreuves du « creux » original, comme le dit Georges Dubosc ? Ce « creux » même a-t-il été conservé ? Nous l’ignorons.

Un témoignage précieux entre tous est celui de Guy de Maupassant. Prévenu immédiatement par dépêche, arrivé à Croisset le premier, il avait, lui, conservé un souvenir ému du moulage lorsque, dix ans après, il écrivait dans le « Gil Blas » : « J’ai vu, au dernier jour, étendu sur un large divan, un grand mort au cou gonflé, à la gorge rouge, terrifiant comme un colosse foudroyé. On a moulé cette tête puissante, et, dans le plâtre, les cils sont restés pris. Je n’oublierai jamais ce moulage pâle qui gardait, au-dessus des yeux fermés, les longs poils noirs qui couvraient jusqu’alors son regard… »

Plus tard, vers le début du siècle, un flaubertiste allemand, Wilhelm Fischer, avait vu, à la villa Tanît d’Antibes, reposant près des manucrits deux moules dessinant la blancheur de leur plâtre. Cette énorme tête, écrit-il, c’est celle de Flaubert ; l’autre, plus petite, sa mère sur le lit de mort… ». (Ed. allemande des Lettres de Flaubert à sa nièce Caroline, parue à Minden, en 1906). Puis, dans une chronique du Temps, sous la signature de Jacques Tersane, en 1931, à propos du dépeçage et de la braderie des reliques d’Antibes, on trouve : « Nul n’a parlé du masque moulé sur le visage du romancier (…) qui était l’un des plus émouvants, souvenirs de la villa Tanît… On y pouvait voir, adhérents encore à la dure matière, quelques cils de l’écrivain. Quel va être le destin de l’empreinte funèbre ? ». D’autres, sans doute, le signalèrent aussi ce visage à jamais figé. Pourtant rien de tel ne figura dans le catalogue de la première vente faite sur place, à la criée, ni dans celui des « surplus » ramenés à Paris pour être dispersés à l’Hôtel Drouot quelques mois plus tard. Rien de tel non plus dans l’inventaire ému que dressa Louis Bertrand, un familier des lieux, des reliques bien mal protégées par Tanît, dans son évocation de la Riviera de la « Belle époque » (Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1932).

Ce qui est certain c’est que dans une lettre non datée, mais vraisemblablement voisine de 1882, Alphonse Daudet écrivait à Charles Lapierre : « Savez-vous quelqu’un qui pourrait obtenir des Commanville le masque de Flaubert pour quelques jours ? M. Leduc voudrait faire le buste de son Grand Compatriote et l’exposer à Rouen… C’est une idée fixe chez ce garçon qui a du talent… » Le sculpteur Jacques Leduc (1848-1918), auteur d’un buste d’Alphonse Daudet exposé au Salon de 1882, aurait mis son projet à exécution, et son œuvre fut, dit-on, présentée à Rouen. Mais c’est là encore un élément de la galerie flaubertienne que nous ignorons.

Et puis, d’où vient donc le moulage en plâtre blanc devenu poussiéreux, portant gravée au poinçon, la date de la mort de Flaubert : « 8 mai 1880 », et qui apparaît pour la première fois en 1903 sous le n° 943 dans le Guide du Musée Carnavalet ? Serait-ce celui de la villa Tanît ? C’est assez probable, mais sa fiche signalétique ne comporterait, nous a-t-on affirmé, aucune indication de provenance…

Quelle aura cependant environne ce massif bloc de plâtre ! Quel tremplin de rêverie que ce visage fixé dans la sérénité et l’apaisement du repos après tant de fièvres et de halètements !

Formons le vœu que cette relique infiniment précieuse soit conservée en bonne place. Mais au fait, ne l’était-elle pas déjà puisqu’il suffisait de la chercher pour la trouver ? La difficulté à vaincre n’était certes pas pour déplaire aux mânes de Flaubert, et un moulage mortuaire s’accommode fort justement d’une certaine pénombre.

Le crâne même de Descartes (tout porte à croire que c’est bien lui !) est exposé au Musée de l’Homme, dans une cage de verre — mystère en pleine lumière —, ce qui est très près du sacrilège. Le masque de Pascal est resté pendant longtemps « hors Commerce », jalousement gardé par Augustin Gazier qui en interdisait les reproductions. Nous savons, hélas ! ce qu’est devenu celui de Beethoven : un banal article de bazar au rayon d’ameublement des grands magasins !

Après Madame Bovary au cinéma ou débitée en tranches minces, avec illustrations « à l’américaine », pour hebdomadaires de salons de coiffures, nous ne saurions souhaiter pareille fortune à l’unique moulage retrouvé…

Pierre Lambert.

(Mercure de France, Mai 1960).

 

En sus de cet article, M. Pierre Lambert a publié dans les Nouvelles Littéraires du jeudi 5 mai 1960 et dans Paris-Normandie du vendredi 27 mai, 1960, deux brefs articles où sont repris les éléments de l’article paru au Mercure de France. À chacun de ces deux articles est jointe la reproduction photographique du Masque Mortuaire de Gustave Flaubert et dont il est fait état ci-dessus.

Notre Société, souhaitant vivement que le précieux Masque Mortuaire prenne place au Musée de Croisset, a écrit dans ce sens à M. le Conservateur du Musée Carnavalet (27 mai 1960).

La réponse à notre requête est ainsi conçue :

VILLE DE PARIS

MUSÉE CARNAVALET

Paris, le 3 Juin 1960.

Monsieur le Président,

Vous me demandez, par votre lettre du 27 mai, de mettre en dépôt au Pavillon Flaubert, à Croisset, le masque de l’écrivain moulé après sa mort et appartenant à nos Collections.

Je veux d’abord préciser le fait que Monsieur Pierre Lambert, ainsi que le bruit en a couru, n’a pas « découvert » à Carnavalet ce masque qui était fort connu de nous et figurait à notre fichier. Il n’est pas, jusqu’à présent, exposé faute de place. Cependant, j’envisage certains remaniements dans nos salles du Musée consacrées aux écrivains du XIXe siècle, remaniements qui permettraient d’exposer divers masques mortuaires que possède le Musée.

Il m’est donc impossible, à mon grand regret, de me séparer de cette pièce très précieuse et dont je connais tout l’intérêt iconographique.

Avec tous mes regrets, je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de mes sentiments très distingués.

Jacques Wilhem.

Conservateur en Chef du Musée Carnavalet.

(1) Est-ce le même artiste (né à Blois en 1838, mort à Rouen en 1907) qui avait déjà moulé à Croisset, en avril 1872, le visage de la mère de l’écrivain, masque qui aurait été légué à la Bibliothèque de Rouen ? (R. Dumesnil, Flaubert, Documents iconographiques, 1948, p. 10).

(2) « Le maître, calme, les yeux bien clos, les bras en croix (sic), du buis couvrant ses grosses mains velues, des couronnes de violettes sur le drap, d’autres fleurs aux pieds, gardait la sérénité d’un vivant entre les cierges allumés. Les neveux se tenaient au pied de la couche (…). Le sculpteur Bonet (sic) moulait la tête… ».