Lisez Flaubert

 

Les Amis de Flaubert – Année 1961 – Bulletin n° 18 – Page 37

 

Lisez Flaubert

À qui n’a jamais lu ou n’a pas relu Flaubert, je conseille de commencer par le Dictionnaire des Idées reçues. La plupart des articles n’en sont guère démodés :

COLONIES (Nos) : S’attrister quand on en parle.

BALLONS : Avec les ballons, on finira par aller dans la lune.

BRAS : Pour gouverner la France, il faut un bras de fer.

DÉPUTÉS : Tonner contre la Chambre des députés. Trop de bavards à la Chambre. Ne font rien.

Il faudrait cependant le compléter. C’est ainsi qu’à la lettre F, entre FAUTE : « C’est pire qu’un crime, c’est une faute ». (Talleyrand). « Il ne vous reste plus de fautes à commettre ». (Thiers). — Ces deux phrases doivent être articulées avec profondeur, — et FROID : Plus sain que la chaleur, j’ajouterais : « FLAUBERT : Madame Bovary, c’est moi ». (Cette phrase doit être soulignée par un regard qui en dit long sur les rapports de l’art avec toutes les sortes d’ïnversions).

Cette malheureuse boutade prononcée par un romancier doublement exaspéré par une citation en correctionnelle pour outrage aux bonnes mœurs et à la religion, et par une critique presque unanimement mauvaise, a fini par déformer par avance toute lecture non seulement de Madame Bovary, mais de toute l’œuvre de Flaubert. Flaubert haïssait les hommes de son temps, et particulièrement ceux qui servirent de prétexte à ses romans contemporains. Il les haïssait jusqu’au désespoir. Pire : il les haïssait jusqu’à en vomir ; il ne cesse de le répéter dans tout ce qui a été conservé de sa correspondance.

En 1838, à dix-sept ans, il écrivait : « Vraiment, je n’estime profondément que deux hommes, Rabelais et Byron, les deux seuls qui aient écrit dans l’intention de nuire au genre humain et de lui rire à la face. Quelle immense position que celle d’un bonhomme ainsi placé dans le monde ».

En 1853, à trente-deux ans, il répète : « Sans que j’aie, Dieu merci, jamais souffert des hommes et bien que la vie, pour moi, n’ait pas manqué de coussins où je me calais dans des coins, en oubliant les autres, je déteste fort mes semblables et ne me sens pas leur semblable. »

Et la même année à propos de Madame Bovary qu’il est en train d’écrire :

« Il me faut de grands efforts pour m’imaginer mes personnages et puis pour les faire parler, car ils me répugnent profondément ».

UNE RÉVOLTE PUREMENT NÉGATIVE

En écrivant Madame Bovary, L’Éducation Sentimentale, Bouvard et Pécuchet, c’est à la fois un sottisier et un réquisitoire que Flaubert a voulu faire. Ce n’est pas du naturalisme qu’il est le précurseur, mais de l’humour noir. Homais est l’ancêtre du Père Ubu. Les malédictions des lettres ont déjà le ton de Lautréamont. Son goût dégoûté de l’hénaurme aboutira à la définition surréaliste de l’humour : « Le sens théâtral de l’inutilité totale de l’existence ». (Jacques Vaché). Pourquoi tant de haine ?

Pourquoi un si hénaurme dégoût ? Nous n’imaginons pas les mêmes invectives sous la plume aujourd’hui d’un jeune Russe, d’un jeune Chinois, d’un Congolais ou d’un Cubain. Mais nous retrouvons un ton et des termes analogues dans les monologues d‘À bout de souffle ou dans les romans américains de Nelson Algreen. Un historien de la littérature devrait chercher les causes historiques du désespoir de Flaubert.

Il faudrait le situer socialement : bourgeois, fils de bourgeois. Son père est médecin des hôpitaux de renommée internationale, et sa mère, propriétaire terrienne. Lui, il vit de ses rentes ; la littérature ne lui apportera qu’un budget d’appoint.

Historiquement né en 1821, mort en 1880. La bourgeoisie n’est plus la classe triomphante qui a pris le pouvoir à la fin du XVIIIe siècle, au nom de la philosophie des lumières. Les premiers mouvements ouvriers la terrifient. Elle dresse hâtivement des lignes de défense idéologiques : retour à la religion traditionnelle ou utopies progressistes. D’abord haine de toute pensée libre et méfiance à l’égard des arts non engagés (à son service). L’hypocrisie et le « pharisaïsme » de sa classe, Flaubert ne cesse de les dénoncer. Il appartient à la première génération de fils de bourgeois révoltés contre leurs parents : sa descendance est claire de Baudelaire à Godard. Mais il vit en province. Il ignore tout des mouvements ouvriers. Il n’a jamais parlé à un ouvrier. Au demeurant, tout le long de sa vie, toutes les révolutions échoueront (ou bien seront détournées par la bourgeoisie à son profit) : 1830, 1848, 1871. Il n’a aucune raison de penser que la face du monde puisse être changée, sinon dans un très lointain avenir, dépassant le cadre de son existence. Sa révolte reste donc purement négative, on dira plus tard nihiliste.

Lettre à Louise Colet, 1853 : « Le doute absolu maintenant me paraît si nettement démontré que vouloir le formuler serait presque une niaiserie… Un penseur… ne doit avoir ni religion, ni patrie, ni même aucune conviction sociale… Bouilhet me disait, l’autre jour, qu’il éprouvait le besoin de faire l’apostasie publique, écrite, motivée, de ses deux qualités de chrétien et de français et de foutre, après, son camp de l’Europe pour ne plus jamais en entendre parler, si c’était possible, oui, cela soulagerait de dégueuler tout l’immense mépris qui vous emplit le cœur jusqu’à la gorge ».

 

« UN CERTAIN LIEN FATAL DES HOMMES AUX CHOSES »

Oui, il serait facile d’expliquer historiquement le nihilisme de Flaubert, de faire le rapprochement avec les « blousons dorés » ou les beatniks, de marquer les différences : la preuve a été faite à une immense échelle que la « face du monde peut être changée » ; il faut maintenir cependant les analogies : après les espoirs déçus de 1936 et 1945, le Français d’aujourd’hui comme celui de 1860 se sent, à tort ou à raison et pour un temps indéterminé dans un creux de l’Histoire, non pas « à bout de souffle », mais « sans souffle ».

Ce serait une étude comme une autre. Ce n’est pas ce qui me pousse à lire et à relire sans cesse Flaubert.

De l’âge de quinze ans jusqu’à l’heure de sa mort, Flaubert n’a jamais cessé d’écrire. Il s’en explique lui-même comme d’un mal étrange : une « vocation » !

À Louise Colet : « Sais-tu combien j’ai fait de pages cette semaine ? Une, et encore je ne dis pas qu’elle soit bonne… Quel mal j’ai ! C’est donc quelque chose de bien atrocement délicieux que d’écrire, pour qu’on cherche à s’acharner ainsi, en des tortures pareilles, et qu’on n’en veuille pas d’autres. Il y a là-dessous un mystère qui n’échappe pas ! La vocation est peut-être comme l’amour du pays natal (que j’ai peu, du reste) un certain lien fatal des hommes aux choses… »

Il est persuadé qu’il n’a rien à dire ; il le répète sans cesse. Mais c’est faux, puisqu’il a besoin de dire et que, quoi que veuille un écrivain, s’il dit, il dit quelque chose. Dire ne se conjugue pas intransitivement.

Tantôt il essaie d’échapper au présent : c’est La Tentation de Saint-Antoine, Salammbô : il n’y dit guère (et indirectement) que son désir de fuite ; je n’y trouve guère que son ennui (qui m’ennuie) et un intérêt d’homme de métier pour l’usage du point et virgule, des conjonctions et de la concordance des temps.

Tantôt il prend son sujet au hasard dans ce présent qu’il hait. C’est son ami Maxime du Camp qui lui suggère de prendre prétexte d’un fait divers qui faisait du bruit dans la région de Rouen pour écrire un roman qui sera Madame Bovary. Le choix du sujet est comme un coup de dés. Ensuite commence la création : comprendre et rendre ce qui a été désigné par le coup de dés :

À Louise Colet : « J’aime ça, que l’on comprenne ce qui n’est pas nous : le génie n’est pas autre chose, ma vieille : avoir la faculté de travailler d’après un modèle imaginaire… Quand on le voit bien, on le rend. ».

Écrire avec relief. Mais qu’est-ce que le relief ?

À Louise Colet : « Le relief vient d’une vue profonde, d’une pénétration de l’objectif ; car il faut que la réalité extérieure entre en nous, à nous en faire presque crier, pour la bien reproduire ».

Écrire avec style. Mais qu’est-ce que le style ?

« Qu’est-ce donc le style ? En quoi consiste-t-il ? Je ne sais pas du tout ce que ça veut dire. Mais si, mais si pourtant ! Je me le sens dans le ventre ».

Et quelques jours plus tard :

« Je ne sais pas ce qu’il en sera de Madame Bovary, mais il me semble qu’il n’y aura pas UNE phrase molle. C’est déjà beaucoup. Le génie, c’est Dieu qui le donne ; mais le talent nous regarde. Avec un esprit droit, l’amour de la chose et une patience soutenue, on arrive à en avoir ».

 

« DESCENDRE AUX ENTRAILLES DES CHOSES »

Et, finalement, il pose en termes très clairs la contradiction que n’arriveront à résoudre ni les naturalistes ni les réalistes socialistes.

« Ce à quoi je me heurte, c’est à des situations communes et un dialogue trivial. Bien écrire le médiocre et faire qu’il garde en même temps son aspect, sa coupe, ses mots même, cela est vraiment diabolique ».

Il est très conscient de ce qu’il tente et réussira avec Madame Bovary.

« Si le livre que j’écris avec tant de mal arrive à bien, j’aurai établi par le seul fait de son exécution ces deux vérités qui sont pour moi des maximes, à savoir : …qu’il n’y a pas en littérature de beaux sujets… et qu’Yvetot, donc, vaut Constantinople ; et qu’en conséquence l’on peut écrire n’importe quoi aussi bien que ce soit. L’artiste… est comme une pompe, il a en lui un grand tuyau qui descend aux entrailles des choses, dans les couches profondes. Il aspire et fait jaillir au soleil en gerbes géantes ce qui était plat sous terre et qu’on ne voyait pas ».

Et, comme tout artiste consciencieux, il se préoccupe sans cesse de son matériau. C’est la prose.

« La prose est née d’hier ; voilà ce qu’il faut se dire. Le vers est la forme par excellence des littératures anciennes. Toutes les combinaisons prosodiques ont été faites ; mais celles de la prose, tant s’en faut ». Hemingway parlera de la prose à inventer, à peu près dans les mêmes termes au cours de son dialogue littéraire de « Sur les vertes collines d’Afrique ». En d’autres passages de ses lettres, Flaubert rêve d’une prose objet, abstraction faite de ce qu’elle exprime, dans une perspective proche de ce que seront la sculpture et la peinture non figuratives. Il y aurait beaucoup à réfléchir sur cette conception des rapports de l’artiste et de son matériau qui a commencé de se dessiner vers la moitié du siècle dernier.

Pour l’instant, je ne voudrais retenir de la relecture de Flaubert que cette leçon : l’opposition entre l’art engagé et l’art pour l’art est fallacieuse ; c’est un problème mal posé. L’engagement particulier à l’artiste en tant que tel, c’est « de descendre aux entrailles des choses » et de « rendre » exactement ce qu’il y a découvert. Si l’on veut absolument qu’il soit utile, ce sera précisément en mettant à nu le réel dans toutes ses profondeurs, ce qui, par définition, ne peut servir que les causes justes.

 

Roger Vailland.

« L’Observateur Littéraire » — France Observateur – Mercredi 7 Septembre 1960.