Flaubert fut-il vraiment un semeur de haine ?

Les Amis de Flaubert – Année 1961 – Bulletin n° 18 – Page 45

Réactions de Roger Parment – Liberté-Dimanche

Octave Mureau – André Billy

à une émission Flaubert à la télévision

Flaubert fut-il vraiment un semeur de haine ?

 

Le vendredi 14 octobre 1960, Roger Vailland a évoqué Gustave Flaubert à la Télévision. Cette émission a quelque peu désorienté les spectateurs, car le speaker a placé Flaubert sous le signe de la haine.

Il convient de protester. Flaubert gémissait et hurlait devant la bêtise humaine et prenait les bourgeois comme cibles à sa vindicte, il était coléreux, bien sûr ; mais haineux, certainement pas.

Roger Vailland, dont nous avons publié ci-dessus — avec la référence d’usage — un intéressant article intitulé : LISEZ FLAUBERT — a déclaré dans son émission aimer et admirer l’œuvre de Gustave Flaubert.

Pourquoi alors affirmer, dans l’émission télévisée, que l’écrivain a conçu cette œuvre sous le signe de la haine ?

Colère, soit ; révolte, peut-être ; haine, non pas !

L’émission de Roger Vailland a donné lieu à un assez grand nombre de réflexions et de critiques qui ont été plutôt réservées sur la qualité objective de l’émission.

À titre d’information, en voici quelques-unes :

 

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Roger Vailland évoquait Flaubert, l’autre soir, à la télévision. Comme il ne s’était pas mis en frais de toilette, il avait vraiment l’air surpris, traqué même dans son nid d’aigle. Un provincial parlait d’un autre provincial. Un ascète au visage de partisan, aux yeux brûlants, aux lèvres amères, exprimait sa ferveur pour l’hercule, l’ermite du gueuloir, le géant de Croisset. L’impression que laissera, peut-être, à certains, cette émission, c’est son absence de hauteur, son manque de détachement ou son trop visible engagement. Comme on voudra.

Roger Vailland admire et révère Flaubert. Deux raisons l’attirent, l’aimantent vers son aîné, deux raisons mises bien en évidence sur le petit écran : son don absolu à l’art, don de soi poussé à l’extrême limite du sacrifice, supplice avoué par cet extrait, d’une lettre à Louise Colet : « Bénissons-le pourtant ce cher tourment » et sa haine pour son époque et sa société. « En écrivant Madame Bovary, dit Roger Vailland, Flaubert a décrit tout ce qu’il haïssait. Il haïssait sa petite province où il s’était enfermé. Chez les femmes, il haïssait la passion et la mièvrerie. Il a même haï son travail ». À Louise Colet, il a écrit : « Je hais ce livre ».

Roger Vailland attribue à Flaubert une certaine influence dans l’émancipation féminine. Il a dit : « Flaubert a éveillé la conscience des femmes. Après avoir lu Madame Bovary, une femme ne peut pas ne pas sentir qu’elle n’était pas l’égale de l’homme et ne pas éprouver l’intention de s’affranchir ».

Au début de l’émission, Roger Vailland n’avait pas craint de comparer Flaubert à un blouson noir. Il a également déclaré : « Ceux qui protestent contre l’immoralité de la nouvelle vague sont les mêmes que ceux qui ont obtenu que Flaubert soit traduit devant les tribunaux pour Madame Bovary ».

Revenant à l’art de Flaubert, R. Vailland rappela qu’il avait rêvé, un moment, de faire un livre sur rien, définissant 50 ans avant ce qu’on a appelé « l’art abstrait ».

Roger Vailland a cité et même reproduit au tableau noir une phrase de Flaubert, particulièrement caractéristique de son style descriptif, concis et néanmoins plein de mouvement : « La cour est en pente, la maison dans le milieu ; et la mer, au loin, apparaît comme une tache grise ». Hemingway, pour cette puissance et cette netteté, aime Flaubert que Claudel, lui aussi, admirait.

Les dernières images nous ramenèrent en Normandie, à Ry, le Yonville-l’Abbaye (et non le Yonville-sur-Seine comme a dit Roger Vailland) du livre. Ces images nous ont semblé cruelles. Elles ont, du moins, eu l’avantage de permettre à Roger Vailland de terminer par un inévitable et théâtral « C’est hénaurme ! ».

Roger Parment.

Paris-Normandie, Samedi 15 et Dimanche 16 Octobre 1960.

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Roger Vailland aime Flaubert. Il en a fait la confidence, vendredi soir, aux téléspectateurs. Il en admire le style, aboutissement d’une discipline qui ne souffrait nulle complaisance, qui l’a poussé à rester célibataire. Vailland a dit : « Flaubert s’est contenté d’amours de hasard dans les rues de Rouen. Il trouvait ça plus sain pour lui, pour l’équilibre de son travail ».

Vailland a placé le génie de Flaubert sous le signe de la haine. Que ne haïssait-il pas ? La religion, bien sûr. À Rouen, les blousons noirs des jeunes années de Flaubert, passant devant la Cathédrale, s’écriaient : « L’art gothique, voilà qui élève l’âme ! » Leurs compagnons répondaient : « L’art gothique, peut-être ; mais les dragonnades, l’Édit de Nantes aussi, voilà qui élève l’âme ! »

Flaubert haïssait son époque, la société qui la représentait, les négociants, les bourgeois, ceux qui assurent leur fortune sur le dos de leur prochain, ceux qui ne respectent que la loi, l’argent. De son voyage à Alexandrie avec Maxime Du Camp, Flaubert rapporte une scène que Roger Vailland a évoquée pour convaincre son auditoire de la sensibilité de Flaubert. « Il vit une enfant noire de 12 ans, une esclave. On l’entraîna vers la mer. On l’y lava, comme avec du savon, avec du sable ». Le tableau valait la citation. Mais suffit-il à situer l’affectivité de Flaubert ? Oui, si l’on veut nous le montrer cuisant dans sa haine. Mais pour les besoins de quelle cause, Roger Vailland ne s’est-il pas acharné à exalter la haine chez Flaubert ! Et n’est-on pas sûr qu’une joie douteuse ne l’habitait pas, quand il rappela en quel mépris le grand « Flô » tenait les ineffables négociant de Rouen ? Mais la haine de Flaubert atteint-elle au nombril celle que l’on a cru lire parfois, au cours de l’émission, dans le regard embrasé de M. Vailland ?

L’impression qu’auront ressentie nombre de téléspectateurs, même sommairement avertis de Flaubert, c’est que Roger Vailland l’aime comme le loup aimait le petit chaperon rouge, comme « K » aime les noirs, comme les ultras aiment l’Algérie, comme la guerre aime la pacification, comme Paris veut l’autodétermination, comme Lumumba aime l’O.N.U., comme les jeunes Turcs d’Istanbul aiment la justice, comme Mendérès aimait les étudiants, comme le Japon aime la démocratie, comme le comte de Paris aime la République, comme le Katanga aime la Belgique, comme la Belgique aime le caoutchouc, comme la France aime le Sahara, comme les fusées gobent la lune, comme les Américains aiment l’Europe, comme les Anglais aiment le Continent, comme Nasser aime le Maghreb, comme le Maroc aime la Mauritanie, comme Bourguiba aime l’Égypte.

Roger Vailland aurait gagné bien des estimes s’il avait dégagé Flaubert. Il l’aurait aussi mieux situé. On ne peut prétendre adorer une idole en en cachant le profil. On ne peut dire « voilà son cœur » et en étouffer certains battements ; « voilà sa pensée » et en voiler certaines idées, certains prolongements. Pourquoi ne pas avoir dit que Flaubert proclamait volontiers « valoir bien vingt électeurs de Croisset ! » Ou encore que « le droit du nombre est aussi bête que le droit divin ». Pourquoi n’avoir pas rappelé cette merveilleuse, cette lucide définition du bourgeois, la plus absolue, la plus irrévocable, celle qui risquerait de classer Roger Vailland, lui-même, s’il ne s’était laissé abuser par sa foi en Flaubert et en on ne sait quelles passions ? « J’appelle bourgeois ceux qui pensent bassement ». Comment ne pas penser bassement si l’on ne pense pas librement ?

Liberté-Dimanche, Dimanche 16 Octobre 1960.

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À propos d’une conférence de M. Roger Vailland, consacrée à Gustave Flaubert, notre distingué confrère, Roger Parment, déplorant le manque de ressemblance du portrait, demande, dans un article publié par « Liberté-Dimanche » : « Quel jour entendrons-nous un homme libre nous parler de Flaubert, l’homme libre par excellence ? ». Vœu parfaitement légitime, car l’opposition radicale des conceptions littéraires entre la doctrine de l’auteur de Madame Bovary et les principes adoptés par les jeunes écrivains ne les désigne guère pour juger un prosateur qui, s’il vivait, condamnerait toute la production littéraire de ces quinze dernières années. Ainsi, Roger Vailland s’est montré présomptueux en traitant un tel sujet ; mais la gloire de Flaubert repose sur une vérité si solide et fut édifiée par des critiques si compétents, que personne ne pourrait même l’éclipser. Du reste, on peut douter qu’il existe encore des critiques à une époque où les jeunes gens croient que l’art s’improvise, qu’il n’est pas nécessaire d’apprendre le métier le plus difficile et que l’étude même du français est une frivolité indigne d’un siècle aussi supérieur que celui auquel nous devrons peut-être la disparition de l’espèce par la sorcellerie atomique. L’auteur ayant la chance d’appartenir à une génération consciente du respect que l’on doit au génie et aux créations du génie, par conséquent soucieuse de mettre en accord ce respect avec le désir logique d’imiter les maîtres de notre littérature, se croit donc autorisé à répondre au souhait de Roger Parment ; d’autant plus que nous avons une trop haute idée de la mission de la littérature pour la rabaisser au rang d’une profession. Nous pensons, avec Flaubert, que l’art véritable, étant un aspect de la supériorité spirituelle, ne convient pas à la foule, pas plus qu’à cette fausse supériorité usurpée par les parvenus et que l’on désigne par le terme de snobisme. Il existe une littérature militante, au service d’idéologies politiques utopiques ou spécieuses ; mais il n’y a pas d’art militant. En outre, l’admiration enthousiaste que nous vouons au grand romancier et une légitime défiance à l’égard de nos capacités nous ont conduit à adopter une règle déjà conseillée par Boileau : aucune œuvre durable ne fut réalisée sans un souci d’absolu qui oblige à remettre l’ouvrage dix fois sur le métier. Enfin, nous avons écrit un livre sur Flaubert et ce travail suppose une certaine connaissance du sujet.

Roger Parment pense judicieusement en déclarant Flaubert un homme libre, dans la mesure où l’homme peut atteindre une liberté qui soit autre chose que l’illusion de l’humanité, puisque la revendication universelle de la liberté ne se fait qu’au profit de l’esclavage des passions. Gustave Flaubert fut un homme libre en ce sens qu’il n’hésita jamais à exprimer une pensée peu flatteuse pour l’humanité, donc peu favorable à sa réputation d’écrivain. Gustave Flaubert s’est surtout amèrement plaint de la sottise incurable puisque, dans ce temps de progrès, l’humanité n’est pas plus apte à juger les vraies valeurs. L’homme supérieur est, plus que jamais, vaincu par cette sorte de monstre qu’on nomme : la vedette, cette incarnation de la médiocrité grégaire, car la foule n’admire que ce qui lui ressemble. Il ne restera rien de la production des écrivains célèbres, qui ont paru depuis la guerre ; mais eux seuls ont la possibilité de s’exprimer puisque la littérature n’est plus qu’un des aspects méprisables du mercantilisme. L’efficience considérable de la publicité ne saurait assurer le succès des œuvres géniales ; elle ne contribue qu’à la diffusion des ouvrages médiocres, quand ils ne sont pas franchement pernicieux, vendus à de nombreux exemplaires ; et nous constatons, une fois de plus, l’influence sociale du principe démocratique qui conçoit la civilisation comme une victoire du nombre sur la qualité. Comme tout le monde se plaint, nous pouvons juger les mérites de cette catastrophique sociologie. Mais l’opinion de Flaubert sur l’intellectualité humaine n’a rien d’original. Ceux qui connaissent les littératures antiques constatent qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil ; et Dumas fils, dans la préface générale à ses œuvres dramatiques, écrivait que l’humanité est presque uniquement composée de sots. Cette carence générale de jugement expliquerait que nous en soyons toujours à une forme de vie qui mécontente tout le monde. Comme Flaubert a particulièrement souffert de cette sottise, lui qui possédait une intelligence si supérieure, son indignation ne saurait étonner. Mais l’Ecclésiaste l’avait remarqué avant lui : « La médiocrité est encore le caractère qui favorise le plus efficacement l’accès aux étages supérieurs de la vie sociale ».

L’écrivain, qui commente ici les réflexions de Roger Vailland, croit jouir d’une certaine liberté. En effet, fréquentant les milieux littéraires et journalistiques, depuis longtemps, il sait fort bien que la liberté d’expression est relative, restreinte par la seule puissance qui se soit maintenue, depuis les origines de l’humanité : la puissance de l’argent. Elle impose même sa dictature à la politique. Il y a des intérêts financiers que personne ne peut impunément léser ; et comme le peuple aussi aime l’argent, on se demande qui pourrait prendre la défense de l’Esprit. Alors, aucune forme de gouvernement n’autorise l’expression de toute la vérité ; et Flaubert l’avait bien vu quand il écrivait que la littérature est une puissance et que le pouvoir n’aime pas cette concurrence du pouvoir. Il écrivait à Maupassant, le 19 février 1880 : « Quand on écrit bien, on a contre soi deux ennemis : 1° le public, parce que le style le contraint à penser, l’oblige à un travail ; et 2° le gouvernement, parce qu’il sent en vous une force et que le Pouvoir n’aime pas un autre Pouvoir ». Ainsi, tout écrivain connu doit faire preuve de prudence.

Voilà un souci que nous n’avons pas. En outre, bien que Voltaire ait écrit : « Il est dangereux d’avoir raison dans les choses où des hommes accrédités ont tort », nous n’avons jamais craint ceux qui ne doivent leur réussite qu’à la chance, et on ne la doit jamais qu’à la chance. Nicole, ce moraliste de Port-Royal, le savait bien quand il écrivait : « Il ne faut pas regarder le succès comme un signe de justice ».

Roger Vailland voudrait faire passer Flaubert comme l’incarnation de la haine. Jusqu’ici, la haine passait pour un vice. Le grand homme malheureux de Croisset n’incarnait que l’indignation. Il est dommage que Molière n’ait pu le connaître : personne ne composait le personnage d’Alceste plus parfaitement.

Indignation contre la sottise dont il était victime, lui le plus admirable, le plus consciencieux des écrivains français. Relisez les jugements de la critique, à l’époque de la parution de Madame Bovary Cette critique, même quand elle émanait des grandes revues, se caractérisait presque toujours par l’intelligence, et Flaubert avait bien raison d’écrire : « La bêtise est quelque chose d’inébranlable ; rien ne l’attaque sans se briser contre elle »,

Indignation contre l’hypocrisie. La satire la plus virulente, dans son ironie, du mensonge social, nous ne la devons pas à Flaubert pourtant si caustique dans Bouvard et Pécuchet, mais à Octave Mirbeau, auteur d’une comédie bien supérieure, à la production dramatique de ce siècle et qui s’intitule : « Scrupules ». Cela encore n’était pas nouveau ; et le moraliste Duclos avait pu écrire : « Qui n’aurait la probité que les lois exigent serait encore un assez malhonnête homme ! ». Ch. Régismanset, écrivain oublié, ne se faisait pas d’illusions, non plus : « Bien des gens passent pour bons, qui simplement n’ont jamais eu le courage d’être méchants ». Flaubert était trop intelligent pour manquer de vraie bonté. Son esprit supérieur lui avait révélé tant de détresses qu’il a pu écrire des œuvres bouleversantes de pitié. Souffrant de sa propre infortune, il souffrait encore au spectacle de toutes les misères rencontrées. Sa sensibilité rappelle celle de Stendhal ; et, dans un cours de littérature, nous soulignons ce trait commun à ces deux hommes si différents sous le rapport des conceptions littéraires. Un jour vient où la notion de tant de souffrances leur rend la vie intolérable, Voyez, dans le récit du voyage en Bretagne, les lignes émues que Flaubert consacre au malheureux aveugle emprisonné à Fontevrault ! On surprit, un jour, cet homme bourru qui levait les bras au ciel en s’écriant : « C’est énorme ! » et qui comprit si bien le désespoir d’Emma, caressant une fleur. Nous voilà près de Gérard de Nerval exprimant en vers définitif la doctrine antique : « Tout est sensible ». Certes, il faut de l’intelligence pour concevoir la souffrance des autres ; et La Bruyère l’affirma en quelques mots : « Un sot n’a pas assez d’étoffe pour être bon ».

Indignation contre l’injustice qui frappe tous les hommes supérieurs. Il est vrai que la supériorité, en découvrant la misère de la condition humaine, est nécessairement humble. Matamore se met dans un beau jour ; l’homme supérieur n’hésite pas à se dénigrer. Il ne faut médire de personne, assurément, mais ne dites pas de mal, même de vous : on pourrait vous croire ; et puis il faut laisser ce plaisir aux autres. Le XIXe siècle n’était pas tombé aussi bas que le nôtre, lequel se flatte de sa supériorité scientifique, bien que Taine ait écrit : « Ces recherches scientifiques ne servent à rien ». Cependant, le génie n’intéressait point la société. Voltaire avait eu beau écrire : « Je ne connais pour vrais français que ceux qui aiment les arts et les encouragent », il n’y avait encore que très peu de Français. La bourgeoisie du Second Empire, peinte dans les romans de Balzac et dans l’Éducation Sentimentale, ne se souciait que des affaires ; il n’y avait plus de société aristocratique ; aucun salon ne rappelait celui de Mademoiselle de Lespinasse ; quant au peuple, il ne lisait pas, ce qui valait mieux que de lire les inepties qu’on lui débite aujourd’hui. Le sublime Leconte de Lisle, traqué par la misère, malgré la sollicitude de l’éditeur Lemerre, avait raison de s’indigner devant la gloire assez pâle d’Alfred de Vigny : « l’inévitable impopularité qui s’attache, en France, à toute aristocratie intellectuelle ». La foule, dont Renan a pu dire qu’elle est « l’humus, la couche de terreau nécessaire pour qu’un grand homme y naisse », seule compte dans l’humanité. Et pourtant, Flaubert valait mieux que vingt électeurs de Croisset. Le nombre ! toujours le nombre ! voilà l’erreur qui conduit l’humanité au suicide. Le nombre est aussi l’idole des éditeurs inconscients de leur responsabilité, des directeurs de publications qui, aujourd’hui, avilissent les âmes par le poison le plus subtil, en ne publiant que les élucubrations de gens médiocres. Mais le philosophe A. Vin et avait déjà condamné la méthode : « Pour la philosophie, le nombre et le temps ne transforment pas une erreur en vérité ! ». L’approbation universelle, le suffrage de la foule, représentent le vrai danger de l’idéologie politique du siècle ; et un homme de génie comme Diderot connaissait la raison profonde de la décadence actuelle, que ! soulignait récemment un penseur pourtant bien éloigné de la position doctrinale de l’Encyclopédie, Daniel Rops. Diderot écrivait : « Si ces idées ne plaisent à personne, elles peuvent n’être que mauvaises ; mais je les tiens pour détestables si elles plaisent à tout le monde ».

Hélas, ceux qui conduisent le monde ne reflètent que la médiocrité générale ; et cela, en vertu du principe égocentriste selon lequel chaque homme, se croyant supérieur aux autres, n’estime que ceux qui lui ressemblent. La solitude de l’homme supérieur est donc sans remède. Il n’apparaît pas possible que l’humanité soit conduite par des esprits supérieurs. L’écrivain le plus spirituel du XVIIIe siècle, Chamfort, ne pouvait pas l’ignorer ; et nous devons à cette observation de la nature humaine une maxime d’une ironie mordante : « Quand on veut plaire dans le monde, il faut se résoudre à se laisser apprendre beaucoup de choses qu’on sait par des gens qui les ignorent ». Dans un recueil de pensées que personne ne voudrait éditer, bien que Bourget y ait vu l’une des œuvres fortes de la littérature française, nous remarquions : les gens d’esprit savent, sans l’apprendre, ce que les sots ignorent quand ils l’ont appris. Car la culture ne peut pas remplacer l’intuition de la vérité. Son plus sûr effet, selon Montaigne, est de déformer les esprits. Flaubert le prouva dans son dernier livre. Avant d’étudier, Bouvard et Pécuchet savaient quelque chose ; quand ils eurent fait le tour de l’érudition, ils ne savaient plus rien. Et c’est encore, comme nous l’écrivions ailleurs, dans une étude qui nous fut demandée sur Flaubert, l’expérience personnelle de l’auteur des Trois Contes, qui forme la sujet du dernier roman profondément, pessimiste sur l’avenir de l’humanité. Flaubert connut une tranquillité relative. Qu’étaient les troubles de 1848 et la guerre de 1870 à côté des hécatombes effroyables de ce siècle ?

Le plus parfait des prosateurs français avait donc raison de s’indigner devant le désordre universel dont il prévoyait les terribles conséquences. Un profiteur de ce désordre n’aurait évidemment pas eu ces rugissements de colère ; mais le grand Flaubert, qui sacrifia ce qui lui restait de fortune au rétablissement de la situation de Caroline Commanville, était bien l’homme le plus désintéressé du monde, aussi estimable par les mérites du cœur que par les supériorités de l’intelligence.

Nous savons fort bien que ceux qui s’engagent dans cette voie sont socialement perdus ; mais la catastrophe des autres les sauvera. Cette indignation, vous ne la trouverez pas chez les littérateurs célèbres de ce temps ; et leur réputation y gagne : on ne les taxe pas de misanthropie et on ne les accusera pas de tout haïr quand ils seront morts, si l’on parle encore d’eux, ce qui paraît bien douteux.

Octave Mureau.

Liberté-Dimanche, Dimanche 23 Octobre 1960.

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Il est toujours intéressant de connaître l’opinion de la province lettrée sur l’état présent de notre littérature. Que pense-t-on de nos écrivains loin de ce Paris où s’élabore les réputations ?

Je n’ai pas entendu Roger Vailland parler de Flaubert à la télévision, mais j’ai sous les yeux un long article publié par la « Liberté-Dimanche » de Rouen, et qui est de M. Octave Mureau, ancien lauréat de l’Académie Française, auteur d’un recueil de pensées demeuré inédit, où Bourget disait voir « l’une des œuvres fortes de la littérature française ». En sa qualité de Normand, M. Mureau est flaubertiste et les appréciations portées par Roger Vailland sur l’ermite de Croisset n’ont pas été de son goût. La question Flaubert, largement débattue il y a quelque trente ans, sur laquelle avaient pris position Souday, Thibaudet, Gide et bien d’autres, reste donc pendante et le restera probablement longtemps encore.

Pour M. Mureau, Flaubert reste le type de l’homme libre et c’est bien ainsi qu’il est permis de continuer à le voir. Comparé au conformisme marxiste, son anticonformisme bourgeois autorise à lui donner la préférence sur beaucoup de nos jeunes penseurs d’extrême gauche.

M. Mureau est fort sévère pour la littérature présente. Il écrit :

« On peut douter qu’il existe encore des critiques à une époque où les jeunes gens croient que l’art s’improvise, qu’il n’est pas nécessaire d’apprendre le métier le plus difficile et que l’étude même du français est une frivolité indigne d’un siècle aussi supérieur que celui auquel nous devrons peut-être la disparition de l’espèce par la sorcellerie atomique ».

Ainsi, M. Mureau rend les critiques responsables de mépris de la jeune génération pour l’art et le métier d’écrire. Mes chers confrères Émile Henriot, Marcel Thiébaut, Jean Mistler, André Rousseaux, René Lalou, Henri Petit et autres, vous voilà prévenus ! On doute en province que vous soyez des critiques dignes de ce nom, car, si vous en étiez, vos jeunes justiciables écriraient mieux et penseraient mieux au sujet de Flaubert.

Je tiens, quant à moi, que, si les nouveaux venus méprisent le style, c’est qu’en Sorbonne, dans les facultés et les lycées on a négligé de leur apprendre à l’aimer ; il resterait d’ailleurs à s’assurer que les écrivains de l’époque équivalente écrivaient mieux ou moins mal. Je n’en suis pas tellement sûr.

M. Mureau déclare encore : « Aucune œuvre durable ne fut réalisée sans un souci d’absolu qui oblige à remettre l’ouvrage dix fois sur le métier ». C’est aussi mon avis, mais il y a des exceptions considérables,

Il y a entre autres « La Chartreuse de Parme », écrite en quelques semaines dans une chambre d’hôtel. Et puis, à quoi sert de s’échiner à bien écrire si l’on n’a pas de goût, si l’on n’a pas d’oreille ?

Pour M. Mureau, qui dit fréquenter les milieux littéraires et journalistiques depuis longtemps, la liberté d’expression y est restreinte par la puissance de l’argent et de la politique, et il cite Flaubert écrivant à Maupassant : « Quand on écrit bien, on a contre soi deux ennemis : 1° le public, parce que le style le contraint à penser, l’oblige à un travail ; et 2° le gouvernement, parce qu’il sent en vous une force et que le Pouvoir n’aime pas un autre Pouvoir ». On se demande quelle application Maupassant a eu l’occasion de faire de ce précepte de son maître. A-t-il jamais été gêné par le gouvernement ? Il y avait beaucoup de romantisme et d’idées toutes faites dans la doctrine du cher Flaubert. Il y en a beaucoup dans celle de son disciple Octave Mureau.

Il paraît que Roger Vailland voudrait faire passer Flaubert pour une incarnation de la haine. Si Vailland a dit cela ou quelque chose de semblable, il a dit une sottise, ce qui est étonnant, car il est loin d’être sot.

La bêtise et l’hypocrisie étaient les bêtes noires de Flaubert. De nos jours, le seraient-elles encore ? L’hypocrisie et la bêtise sont en recul, mais l’intolérance, la volonté de puissance et la cruauté ont tendance à s’aggraver, exaspérées par le besoin universel de participer aux bienfaits du progrès mécanique et de ce qu’on croit être la civilisation.

Mais je ne prétends pas réformer les idées qu’au fond de sa belle Normandie nourrit le contradicteur de Roger Vailland. Je les signale seulement comme assez répandues encore parmi les honnêtes gens de France.

 

André Billy.

Le Figaro Littéraire, Samedi 19 Novembre 1960.