Monsieur Jacques Toutain n’est plus

Les Amis de Flaubert – Année 1961 – Bulletin n° 19 – Page 3

 

Monsieur Jacques Toutain n’est plus

La mort vient de nous frapper cruellement en la personne de notre Président, M. Jacques Toutain-Revel.

Dévoué aux amis de Flaubert qu’il aimait, il consacrait la majeure partie de son temps avec tout son dynamisme pour donner de la vie à notre Société et qu’elle réponde aux buts qu’elle se propose.

Il a réussi pleinement et nous nous souvenons des promenades et conférences littéraires qu’il organisait chaque année.

Il s’attachait particulièrement à la publication des deux éditions annuelles du Bulletin. Hélas, la mort est venue le frapper en plein travail.

C’est ce Bulletin, dont il n’a pu voir la parution dans sa forme définitive, qui vous est donné aujourd’hui.

Puisse sa famille trouver ici l’expression de nos sincères condoléances et de notre souvenir attristé.

Le Bureau.

 

 

La mort de M. Jacques Toutain, survenue le 7 septembre, en début d’après-midi, dans une clinique rouennaise, où il avait subi, lundi, une intervention qui ne laissait pas prévoir cette issue fatale, a profondément ému nombre de ses amis. Ce décès privera le Conseil des Prud’hommes de Rouen de son secrétaire général, fonctions que le disparu exerçait depuis le 12 juin 1941, avec une expérience juridique qui lui avait valu, il y a trois ans, d’être élu à la présidence des Secrétaires Prud’hommaux de France et d’Outre-Mer.

Avec M. Jacques Toutain, plusieurs Sociétés littéraires et culturelles de notre ville perdent leur animateur. Il présidait Les Amis de Flaubert et Normandie-Canada. Aux côtés de notre ami Bernard Vaudour, qui en est le président, il avait été le co-fondateur de la Société pour la restauration de la Chapelle du Lycée Corneille, association dont il assumait la vice-présidence.

Écrivain, poète et conteur, historien, auteur de théâtre en vers, M. Jacques Toutain, né à Rouen le 1er décembre 1891, avait longtemps partagé ses activités littéraires avec un rôle public efficace et dynamique. Après la première guerre mondiale, qu’il avait faite, en qualité de sous-officier d’artillerie, participant aux batailles de la Marne et de Verdun, il avait été élu, en 1919, conseiller municipal. Tout de suite, il s’était fait le zélé défenseur de la cause des anciens combattants. Il militait alors à l’U.N.C. En 1924, au Congrès d’Évreux, il avait été porté à la présidence du Groupe régional de cette puissante organisation.

Tribun au verbe généreux, au débit rapide et énergique, il menait le combat pour la reconnaissance des droits de ses anciens camarades de combat. En 1926, déjà titulaire de la Médaille militaire et de la Croix de guerre, il reçut la Croix de Chevalier de la Légion d’honneur.

À l’époque, M. Jacques Toutain avait repris, 17 a, quai de la Bourse, à Rouen, l’étude notariale où l’avaient précédé son père, le réputé écrivain Jean Revel (Paul Toutain) et un autre membre de sa famille. Plus tard, M. Toutain choisit une nouvelle carrière et s’orienta vers le secrétariat prud’hommal. Son fils unique a, lui aussi, embrassé la carrière de la basoche : il est huissier à Paris, mais conserve à Condeville (Eure), un pied-à-terre normand.

Cet attachement à la Normandie reste le trait dominant de la famille. Bien servie par Jean Revel, auteur de tant d’ouvrages passionnés, dont l’un, « Les Hôtes de l’Estuaire », passe pour un classique des bibliothèques normandes, notre province le fut encore avec bonheur par Jacques Toutain. Dès 1919, il fit représenter, au Théâtre des Philippins à Rouen, « La Douleur ». En 1920, le public de la salle Saint-Gervais applaudissait « Liberté », pièce en quatre actes. L’année suivante, une saynète, « Floréal », affrontait les feux de la rampe au Théâtre des Arts et au Théâtre Français. Suivirent « L’Aurore » (1922), « Joëline » (1923). Les Rouennais encore nombreux qui assistèrent à l’inauguration du Monument aux Morts de la place Foch se souviennent de « L’Ode à la Victoire », écrite par Jacques Toutain et que Robert Bréard avait accompagné d’une musique. Cette énumération paraîtra bien incomplète. Mais il ne peut être question de publier ici une bibliographie qui, avec le « Bulletin des Amis de Flaubert », les chroniques, les études, les discours publiés dans les Revues et journaux — Paris-Normandie a donné à ses lecteurs, mercredi, veille de sa mort, un excellent feuilleton de Jacques Toutain sur « Le Calidu » et Caudebec-en-Caux — se révèle très longue et très diverse. Un fait est évident : M. Jacques Toutain a apporté à la connaissance de la Normandie, à la vulgarisation de son histoire et de ses richesses un élément qui doit être pris en considération. Enfin, avec une émotion touchante, il a maintenu le culte de Flaubert. Il présidait les pèlerinages traditionnels sur la tombe du grand romancier, au cimetière monumental. Il a organisé des dizaines de réunions et conférences, rehaussées de la présence des plus éminents flaubertistes, au Musée de l’Hôtel-Dieu et à celui de Croisset. L’été dernier, il a emmené, pour une dernière excursion, à Trouville et à Deauville, les flaubertistes rouennais à la recherche de la jeunesse et des amours de l’auteur de Madame Bovary sur la côte normande.

Un mot encore du rôle social joué avant la deuxième guerre mondiale par M. Toutain, en faveur des anciens combattants. Il avait créé la « Maison du Combattant », Société anonyme d’Habitations à Bon Marché, et avait obtenu, du Conseil Municipal que fussent réservés aux combattants des terrains communaux pour bâtir. Il avait également fondé, à l’intention des gazés de guerre, un « inhalatorium, ».

Silhouette débonnaire, M. Jacques Toutain allait à petits pas très vifs, un peu voûté, serrant de ses deux mains quelque dossier ou quelque document sur sa poitrine. Il s’arrêtait souvent pour saluer un ami et, tout de suite, la conversation devenait brûlante, quelque sujet qu’elle abordât. Car en cet homme vieillissant, retiré de la vie politique, demeurait vivante la flamme qui ne quitte jamais tout à fait ceux qui se sont captivés pour la cause publique.

 

Roger Parment.

(Paris-Normandie, 8 septembre 1961).