Stendhal et Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1961 – Bulletin n° 19 – Page 21

 

Stendhal et Flaubert

Par Octave Mureau.

 

On sait que Gustave Flaubert n’estimait guère l’auteur de La Chartreuse de Parme. Il le jugeait en théoricien d’école et ne fut pas plus indulgent pour Tourguenev que, contrairement à une opinion assez générale, il ne considérait pas comme un artiste en style.

Entre deux hommes qui furent, à la fois et si profondément romantiques et réalistes, cette inimitié a quelque chose de déconcertant ! Elle tient au fait que l’auteur des Trois Contes, encore qu’il n’ait écrit que des romans à thèse, n’a conçu la littérature que du point de vue esthétique puisque toute sa doctrine tient dans cette formule : l’art pour l’art. Flaubert vécut dans la conviction de l’inutilité de tout ; s’opposant aux écrivains du XVIIIe siècle pour lesquels le livre est un moyen de diffusion des idées, il pensait que les doctrines ne changent rien à la vie des hommes ; et la seule thèse qu’il ait voulu exposer est précisément celle d’une inanité définitive, d’une faillite universelle. II a mis cette conception en exemples romanesques et, comme le remarquait pertinemment Paul Bourget, Flaubert, voyant la création à travers son cas personnel qui est, il ne faut pas l’oublier, celui d’un malade, développe dans tous ses romans la démonstration de la vanité de la vie. Ce n’était pas une conception nouvelle et nous la trouvons dès les premiers témoignages de la pensée humaine. Il a exploité ce thème du désespoir qu’avait déjà traité la littérature profane ou sacrée. Ces lamentations abondent dans la philosophie antique comme dans la Bible et le spectacle de la vie actuelle n’est pas fait pour infirmer cette judicieuse conception. Mais alors que Flaubert ne vit de consolation que dans l’art, dans la création d’un univers esthétique dont la religion était la beauté — le Verbe n’est-il pas créateur ? — Stendhal chercha cette consolation sur une autre voie de la sensibilité : le bonheur de la rêverie par l’amour-passion. Au problème de la vie, c’est une solution plus efficiente mais plus aléatoire aussi car elle ne dépend pas seulement de soi et elle ne dépend pas non plus de la volonté. Il est vrai que la communication de la beauté se heurte à l’incompréhension d’une humanité vulgaire. En définitive, il n’y a pas de solution parfaite à ce problème et si l’on objecte qu’ils se sont trompés tous les deux en méconnaissant la vérité qui ne se trouve que dans la foi, je répondrai que la foi est un don et qu’elle ne dépend pas non plus de la volonté.

Dans un ouvrage consacré à l’auteur de Madame Bovary, j’ai eu l’occasion de signaler plusieurs traits communs chez ces maîtres de la pensée contemporaine. Maîtres du roman au XIXe siècle étaient également Balzac, Daudet, Bourget et Maupassant. Il serait intéressant d’établir un parallèle entre ces écrivains. On y trouverait, je pense, la confirmation de cette vérité que les écrivains de génie, malgré les divergences secondaires, offrent de profondes ressemblances. Et c’est le cas pour Flaubert et Stendhal.

Ni l’un ni l’autre n’estimait la bourgeoisie. Ce sentiment ne leur est pas particulier ; nous le trouvons chez beaucoup d’artistes. Le XIXe siècle a vu, dans l’évolution profonde de la société — et Flaubert le souligne dans L’Éducation Sentimentale — la domination de cette classe sociale se substituer à celle de l’aristocratie, à la faveur des bouleversements provoqués par la Révolution et qui n’avaient pas été moins funestes à la monarchie. Cette puissance, la bourgeoisie la trouvait dans le capitalisme. Or, Stendhal a insisté sur l’incompatibilité qui existe entre l’art et l’argent. Nous comprenons donc pourquoi les artistes se sentaient victimes de l’indifférence de la seule classe sociale dans laquelle ils pouvaient encore trouver audience puisque la Terreur avait aboli les mœurs intellectuelles et fermé les salons de l’époque monarchique. On parle d’affaire mais non d’art chez les Dambreuse. D’ailleurs, ce mépris des exigences spirituelles n’allait pas porter chance à la bourgeoisie et le XXe siècle devait assurer le triomphe d’une autre classe, par la dictature du prolétariat, c’est-à-dire faire tomber l’humanité un peu plus bas. Aucune classe sociale, sans doute, ne peut maintenir une civilisation. La civilisation résulte de la moralité individuelle, mais jamais des institutions ; et cette valeur reste l’apanage d’une élite de penseurs et d’artistes. Aucune classe cependant ne leur est plus hostile que la classe plébéienne ; et voilà pourquoi l’art véritable meurt.

« J’ai toujours, par instinct, profondément méprisé les bourgeois » Non, cette citation n’est pas prise à la correspondance de Flaubert Je l’extrais de la Vie de Henri Brulard ; mais l’aversion de Stendhal ne se limite pas à la bourgeoisie, elle s’applique encore à la plèbe : « J’ai horreur de ce qui est sale ; or le peuple est toujours sale à mes yeux. » Et six pages plus loin : « J’aime le peuple ; je déteste les oppresseurs ; mais ce serait pour moi un supplice de tous les instants que de vivre avec le peuple. » L’impartialité oblige à reconnaître que ceux qui appartiennent à cette classe montrent parfois une charité très pure. Il n’en reste pas moins, puisqu’on juge d’une manière générale, que la classe plébéienne est celle qui s’éloigne le plus d’un idéal de spiritualité. Les conditions mêmes de son existence la maintiennent dans les mœurs grossières et lui inspirent les appétits les plus méprisables. Il suffit d’entendre la conversation des gens du peuple pour se convaincre de leur hostilité à l’égard de toute manifestation de la vie spirituelle et de leur goût pour la laideur et la concupiscence. L’homme du peuple tient souvent des propos obscènes, or rien n’est plus significatif du niveau des aspirations que celui du langage. Dans la lettre L de La Nouvelle Héloïse, Julie écrit à son amant : « Je ne sais si vous vous souvenez des étranges discours que vous me tîntes hier au soir, et des manières dont vous les accompagnâtes ; quant à moi, je ne les oublierai jamais assez tôt pour votre honneur et pour mon repos et malheureusement, j’en suis trop indignée pour pouvoir les oublier aisément. De pareilles expressions avaient quelquefois frappé mon oreille en passant près du port, mais je ne croyais pas qu’elles pussent jamais sortir de la bouche d’un honnête homme ; je suis très sûre au moins qu’elles n’entrèrent jamais dans le dictionnaire des amants et j’étais bien éloignée de penser qu’elles pussent être d’usage entre vous et moi. Eh dieux ! quel amour est le vôtre s’il assaisonne ainsi ses plaisirs. Vous sortiez, il est vrai, d’un long repas et je vois qu’il faut pardonner en ce pays aux excès qu’on y peut faire ; c’est aussi pour cela que je vous en parle. Soyez certain qu’un tête-à-tête où vous m’auriez traitée ainsi de sang-froid eût été le dernier de notre vie. » Et Julie ajoute : « Que deviendrais-je si vous pensiez à jeun comme vous parliez hier au soir ? » Et, plus loin : « Tant de gens parlent d’amour et si peu savent aimer que la plupart prennent pour ses pures et douces lois les viles maximes d’un commerce abject qui, bientôt assouvi de lui-même, a recours aux monstres de l’imagination et se déprave pour se soutenir. Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble que le véritable amour est le plus chaste de tous les liens. » (1) Ainsi, le langage corrompu du peuple révèle exactement les dépravations du goût. Ce n’est pas arbitrairement que les religions rapprochent le péché des paroles du péché de la chair. Et l’on peut en tirer une déduction d’ordre général, c’est que l’hostilité du siècle pour les bienséances et la distinction du style classique attestent la régression du sens moral. Comme l’amour-passion se situe aux antipodes de la lubricité populaire, c’est par son spiritualisme esthétique que Stendhal est aristocrate, bien plus que dans les manières, encore qu’il souffre de toute vulgarité. Le souci de l’élévation qu’il voudrait rencontrer chez l’homme du peuple explique les déclarations que lui inspirent les mœurs de cette classe sociale. À cet égard, Stendhal partage l’opinion de Voltaire et Joseph de Maistre indignés de la licence et de la trivialité plébéiennes.

On ne s’étonnera point qu’une telle divergence de goût détermine les sentiments hostiles du peuple envers l’homme de génie. Dans son intéressant ouvrage Stendhaliana, M. Émile Henriot écrivait : « … L’originalité ayant toujours fait dresser les poils de la peau à une certaine catégorie de gens qui n’aiment pas qu’on soit « différent ». Différent – lisez : aristo. » O. Wilde avait déjà observé avec une ironie amère : « Le public est prodigieusement tolérant ; il pardonne tout, sauf le génie. »

Voltaire écrivait, en 1733, ces vers à la Marquise du Châtelet :

Si, par hasard, quelque personne honnête,

D’un sens plus droit et d’un goût plus heureux,

Des bons écrits ayant meublé sa tête,

Leur fait l’affront de penser à leurs yeux…

L’auteur de l’Amour ignorait peut-être ces vers ; il n’en parle pas moins dans son ouvrage, de « ces livres insolents qui forcent le lecteur à penser ». Ce sont presque les termes d’un passage d’une lettre de Flaubert à Maupassant, inquiété pour deux pièces de vers dans laquelle le solitaire de Croisset déplore la haine du public pour le style. En raison de la solidarité de la pensée et de l’expression, on voit que Stendhal et Flaubert se rencontrent encore sur ce point.

Il en est un autre sur lequel ils exprimèrent une opinion identique ; et cette opinion ne laisse pas de surprendre chez des hommes aussi intelligents : Ni l’un ni l’autre n’aimait Racine. Les critiques tombent d’accord aujourd’hui pour reconnaître qu’aucun écrivain ne reçut plus de faveurs de Melpomène. Certes, le Sophocle français mérite une vive admiration. Rotrou et Voltaire ont produit de fort belles œuvres ; mais Racine leur est supérieur. II ne cherche pas le succès comme Crébillon en excitant des émotions violentes, ou comme Corneille par le prestige d’un héroïsme surhumain. Racine triomphe par son génie en revêtant d’une forme parfaite, d’une facture incomparable, la peinture fidèle du drame humain. Je ne sais pas si on a fait ce rapprochement, mais je pense qu’avant Musset, Racine est le seul auteur qui ait, dans presque toutes ses œuvres, entrepris de rappeler la misère de la condition humaine soumise à une incontestable fatalité. La situation exposée dans Bérénice ne comporte pas de solution qui puisse concilier le devoir et le bonheur d’amants très estimables. Dans Andromaque, dans Bajazet, dans Phèdre, le poète reprend la démonstration de cette vérité capitale d’un destin qui enferme les grandes âmes dans des situations sans issue. Je dis les grandes âmes parce que le autres n’ont point de sentiments C’est bien un conflit tragique que celui qui oppose une loi morale si difficile à observer et d’invincibles passions ; mais parfois, ce sont les conventions de la société ou des causes extérieures qui contrarient les sentiments les plus nobles. La conclusion qui se dégage de cette production dramatique est l’évidence de l’inanité de la vie. Or, Flaubert ne s’est pas proposé un autre objet en écrivant. On remarquera encore que, par son esthétique comme par ses idées, par l’aristocratie de sa langue comme par son goût des sentiments subtils, Racine est anti bourgeois.

Flaubert et Stendhal ont encore en commun une bonté, une pitié que l’expérience du malheur et l’intelligence ont développées jusqu’à la plus pure charité. D’ailleurs, on ne peut guère concevoir l’initiation à la bonté sans les leçons de la souffrance. Parlant de lui, dans la Vie de Henri Brulard, Stendhal écrit : « Sa sensibilité est devenue trop vive… ceux qu’il plaint souffrent moins que lui. » Gustave Flaubert montrait la même tendresse de cœur. Voyez comment il narre la pauvre vie de cette Félicité qui nous émeut profondément dans Un Cœur Simple. Aussi, est-il plaisant de lire, sous la plume des critiques de son temps, que Flaubert gardait une impassibilité voulue devant les misères humaines. Ce romancier prodigieusement intelligent savait que pour donner l’illusion de la réalité, il faut faire oublier  l’auteur ; dès lors, l’auteur n’a plus à exprimer ses propres sentiments ; et la pitié ne doit naître que du talent avec lequel un écrivain conte une histoire touchante. Les sots ne manquent nulle part ; comme l’affirme l’Ecclésiaste, on les rencontre dans les premiers rangs de la société, en vertu du principe qui veut que le peuple n’élève que ceux qui reflètent sa médiocrité.

On pourrait découvrir bien des rapports entre Stendhal et Flaubert. Par exemple, tous deux furent prédestinés à la littérature par une impérieuse vocation. Tous deux, enfants, écrivaient des comédies. Tous deux sont des romantiques qui construisent leurs romans sur les fondations solides de la physiologie. La philosophie sensualiste de Cabanis influença les conceptions de Beyle. Personne ne conteste, aujourd’hui, la solidarité de l’organique et du psychique. De son côté l’auteur de Bouvard et Pécuchet était fils de médecin. On connaît le soin scrupuleux qu’il apportait à la documentation de ses œuvres. Atteint d’une maladie nerveuse comme presque tous les hommes de génie, il pouvait aisément comprendre les rapports qui existent entre certains états pathologiques et certaines conceptions sur la vie, entre la maladie et la faculté créatrice. C’est une thèse que la psychanalyse devait reprendre.

La nature de leur sensibilité les rapproche encore. Qu’est-ce que le grand amour de Trouville, qui poursuivra Flaubert jusqu’à sa tombe et où il n’y a rien si l’on s’en reporte aux conceptions communes sur l’érotisme — l’Éducation Sentimentale suffirait à nous l’apprendre — sinon un amour stendhalien ? Le coup de foudre, la timidité, la tristesse, la vaine fidélité, tout cela appartient bien à l’amour-passion. Il n’est pas jusqu’à leurs études qui ne témoignent en faveur de cette thèse d’une parenté spirituelle. Certes, certains invoqueront les succès scolaires du jeune Henri Beyle. Qu’on ne s’y trompe pas : le petit-fils du docteur Gagnon n’a pas été ce qu’il est convenu d’appeler un brillant élève. La tyrannie du précepteur, de cet abbé Raillane dont il parle avec effroi, allait lui inspirer, sinon le dégoût de l’étude, du moins une aversion insurmontable pour la discipline. II y était devenu naturellement réfractaire ; ainsi il avait le latin en exécration. S’il a réussi d’une façon éclatante dans les mathématiques, pas plus que Flaubert il ne les aimait pour elles-mêmes. Elles ne devaient servir qu’à l’évasion du milieu familial. Un fait nous en fournit la preuve : Le futur auteur de La Peinture en Italie arrive à Paris avec une réputation de géomètre. Le Comte Daru, son protecteur, ne parvient pas à comprendre que le jeune homme ne suive point les cours de l’École Polytechnique, seule justification de ce voyage. Mais quel rapport entre les rêveries amoureuses et les équations ? En outre il faut avoir conscience de l’intérêt de l’étude pour apprendre avec fruit ; et ce n’est guère le. fait de l’adolescence. Du reste, la sensibilité de Beyle l’éloignait d’une activité intellectuelle fondée sur la dialectique. Il n’avait point l’esprit d’analyse mais celui de synthèse. Il savait déjà qu’on ne découvre pas la vérité par le cartésianisme. Presque tous les hommes éminents furent de médiocres écoliers ; et Chamfort est une rare exception. L’homme supérieur, au demeurant, ne montre point de facilités intellectuelles. C’est pourquoi Stendhal a écrit : « Je n’ai aucune foi dans l’esprit des enfants annonçant un homme supérieur. Dans un genre moins sujet à l’illusion, car enfin les monuments restent, tous les mauvais peintres que j’ai connus ont fait des choses étonnantes vers huit à dix ans et annonçant le génie. » (Vie de Henri Brulard, page 41). Stendhal un bon élève ? Le Comte Daru signale des fautes d’orthographe inconcevables de ce jeune homme qui a fait ses humanités.

Quant à Flaubert, on sait que, très en retard dans ses études à la veille du baccalauréat, il réussit à l’examen par une application volontaire de son intelligence. Ce n’est pas en composant des œuvres dramatiques sur les bancs du lycée qu’on apprend le grec ; mais quand il n’est plus obligé de l’apprendre, c’est alors qu’il se met à l’étudier. Pas plus que Stendhal, il n’aimait la contrainte.

Enfin, nés pour aimer les hommes, ils ont tous les deux exercé la vertu parce qu’ils ne croyaient pas à la vertu. Dans Madame Bovary,Gustave Flaubert a tracé le portrait du Docteur Larivière en s’inspirant de cette vérité qu’on ne peut être vertueux que dans la conviction de ne point l’être. La certitude de ses mérites, c’est toute la vertu de la plupart des gens et le bonheur de se croire vertueux leur tient lieu de vertu.

De cruelles désillusions ont conduit les deux romanciers à la révélation péjorative de la société, cette société que la théologie nomme le monde.

Les hommes supérieurs — et que serait une supériorité sans une sincérité naïve ? — n’ont pas besoin d’accumuler des années d’observation pour connaître la nature humaine. C’est au cours de l’adolescence qu’ils parviennent à des conclusions désabusées. Avant la vingtième année, Stendhal et Flaubert savaient ce qu’ils pouvaient attendre de la vie dans une telle société ; et l’auteur de Bouvard écrivait, en 1838, cette réflexion qui laisse deviner la souffrance du désenchantement dans une âme si noble : « Vraiment, je n’estime profondément que deux hommes : Rabelais et Byron, les deux seuls qui aient écrit dans l’intention de nuire au genre humain et de lui rire à la face. » Il y a là, assurément, une outrance romantique, mais la révolte de la désillusion qui assombrira toute la vie chez un honnête homme. Les fripons sont trop à l’aise dans la société pour avoir de telles réactions et ce sont eux qui critiquent avec tant de virulence de telles déclarations. Ils ont évidemment besoin d’un masque. La race des pharisiens n’est pas éteinte.

Nous pouvons lire, au livre de l’Amour, cette pensée : « L’ennui ôte tout jusqu’au courage de se tuer. » Il n’y a pas, en effet, d’infortune plus cruelle que celle où l’âme est à la fois incapable d’aimer la vie et d’en sortir. Le suicide tenta plusieurs fois Stendhal, mais il n’était pas dans son destin de mourir ainsi. C’est ce désespoir des amours contrariées qui assura à sa destinée un avantage sur celle de Flaubert. Notez que ce diplomate que l’on trouve épicier à Marseille, par amour, et qui suit Napoléon sur les chemins de l’Europe, en se battant avec vaillance, eut une vie mouvementée alors que Flaubert vécut dans la réclusion et la monotonie d’un labeur de titan. Chaque livre lui coûte la lecture de milliers d’ouvrages. Destinée bien différente en somme, et c’est pourquoi Flaubert fut le théoricien de l’inanité et de l’ennui. Ses deux ou trois liaisons, sans amour véritable, l’importunent. L’un est un parisien ironique ; l’autre, un provincial dégoûté de la vie. Le premier sourit avec pitié de la nullité du monde. Le second s’emporte avec fureur et finalement est vaincu par la bêtise.

Cependant, que de traits communs. Et tout ce concours de convergences n’a pas empêché Flaubert, aveuglé peut-être par l’excès d’une théorie littéraire juste bien que Stendhal ait eu des scrupules d’écrivain sur le choix des mots au point de chercher pendant un quart d’heure l’adjectif qui convenait, non ces affinités n’ont pas empêché cet homme si intelligent de décrier un peu un romancier chez lequel d’ailleurs on trouve davantage l’homme que le littérateur, ce qui n’est pas pour nous déplaire. Du reste, sous la perfection inégalée de sa prose, Flaubert dissimulait mal l’absence d’objectivité de sa littérature. Tout ce qu’il a écrit n’est que le développement d’une pensée unique : la vanité de la vie. Si l’on cherche un écrivain vraiment impersonnel, ce n’est pas lui mais son disciple qu’il faut nommer : Maupassant.

 

Octave Mureau.

 

              (Extrait de l’ouvrage inédit : Le vrai visage de Stendhal ou La vérité sur l’amour,    couronné du Prix Montyon en 1946).

 

 

(1) Ici, Julie est infiniment plus chaste qu’Héloïse. Elle n’est pas vraiment la « Nouvelle Héloïse ».