Le prototype de Mâtho

Les Amis de Flaubert – Année 1961 – Bulletin n° 19 – Page 44

 

Le prototype de Mâtho

INTRODUCTION

Le but de cette étude est, d’une part, de reconstituer le prototype de Mâtho et de le comparer au personnage de l’édition définitive ; d’autre part, de montrer que, dans une large mesure, il n’est que le reflet de l’auteur de Salammbô. Pour cela, nous suivrons essentiellement la même méthode que dans nos précédentes recherches sur les sources locales de Madame Bovary, dans lesquelles nous avons utilisé non seulement les Brouillons du roman, mais aussi la presse contemporaine et les archives communales. Seulement, ici, c’est, outre les Brouillons (1) sur l’iconographie, le témoignage des Intimes et la Correspondance que nous nous appuierons. Par ce nouvel exemple, le lecteur saisira mieux le processus créateur qui, chez Flaubert, mène du prototype au personnage achevé, le premier étant plus complexe, mieux individualisé, parce que plus proche de la vie ; le second, au contraire ; plus simple, plus général, parce que recomposé par l’Art.

LE PORTRAIT PHYSIQUE. — Mâtho dépassait toutes les têtes de ses larges épaules (T I-R-365)

Mâtho inclinant son front bombé la considérait (T III-V-190) (2)

Elle avait peur de Moloch et de Mâtho car cet homme à taille de géant, à larges épaules, aux yeux flamboyants… faisait trembler (T III-V-219) (3)

Ses grosses prunelles se rallumaient (T III-R-2 192) (4)

Mâtho… au visage à la fois terrible et doux (T III-R-109 213)… avec sa figure véhémente (T III-R-110 203)

Plusieurs fois il passa devant les Barbares au galop, penché sur la crinière blanche, et sa voix était si retentissante que les Carthaginois l’entendirent (TV-V-326) (5)

Du manuscrit au roman achevé, Mâtho a perdu ainsi ses larges épaules, son front bombé, ses grosses prunelles et sa physionomie mobile pour ne plus être qu’un géant aux grands yeux ; bref, il s’est schématisé.

Ce prototype, nous l’avons déjà reconnu, c’est Flaubert lui-même, tel que l’évoque le cliché de Carjat (6), tel que l’ont vu ses contemporains, tel qu’il s’est décrit lui-même : « Il est très grand, très large d’épaules, avec de beaux gros yeux saillants (7), d’énormes yeux d’enfant (8), un vaste front (9), une voix tonnante » (10) : – « J’ai trente cinq ans, je suis haut de cinq pieds huit pouces, j’ai des épaules de portefaix » (11).

LE PORTRAIT MORAL. — Une âme mélancolique :

Voici comment Mâtho s’épanchait sous la Tente devant Salammbô : Il lui conta les longues mélancolies, les insomnies, les rêves (T III-R-267 239)

Relisons la Correspondance :

« Ô dortoirs de mon collège, vous aviez des mélancolies plus vastes que celles que j’ai trouvées au désert » (12) et (16).

« Je suis un grand docteur en mélancolie. Vous pouvez me croire. Encore maintenant, j’ai mes jours d’abaissement et même de rance. Mais je me secoue comme un homme mouillé, et je m’approche de mon art qui me réchauffe » (13).

Et voici ce que Spendius disait à son Maître :

Tu t’enivres de ta tristesse (T I-R-248)

Plus tu fouilleras ta plaie, plus elle s’élargira (TV-Pages sans numéros-R-106)

« Vous me dites que vous écrivez votre vie, cela est bien. Mais j’ai peur que cette besogne ne vous soit funeste. Vous rouvrez vos plaies pour les regarder » (14).

« Quand on a une douleur, on la porte avec soi partout. Les plaies ne se déposent pas comme les vêtements, et celles que nous aimons, celles qu’on gratte toujours et qu’on ravive ne guérissent pas » (15).

Nous connaissions déjà, par l’Édition définitive, ce côté mélancolique et songeur du personnage. Les Brouillons vont plus loin : par la bouche de Spendius, qui fait ici figure de psychologue et de moraliste, il souligne le caractère morbide de ce repliement, puisqu’il s’agit de « longues » mélancolies, d’insomnies même (un autre fragment substitue à « longues mélancolies » « longues tristesses » et ajoute « ses désespoirs ») et surtout que Mâtho se complaît dans son mal, dont, pour cette raison, il ne guérira pas.

Une âme tourmentée :

Lui que tant de laideurs, de troubles et d’impuissances ravageaient, il se sentait humilié devant cette perfection (T III-V-217).

Comparativement au personnage, le prototype est doué d’une sensibilité plus vive et plus riche, au point de réagir à la laideur de son temps. Par là il apparaît plus moderne et plus romantique.

« Dans deux jours, je m’en retourne au Boulevard du Temple. Je vais trouver Paris aussi bête que je l’ai laissé, ou encore plus. La platitude gagne avec l’élargissement des rues, le crétinisme monte à la hauteur des embellissements » (17).

« Tu parles de ma quiétude. On n’a jamais parlé de rien de plus fantastique. Moi de la quiétude ? Hélas, non ! Personne n’est plus troublé, tourmenté, agité, ravagé. Je ne passe pas deux jours ni deux heures de suite dans le même état. Je me ronge de projets, de désirs, de chimères, sans compter la grande et incessante chimère de l’art. » (18).

« J’ai passé deux exécrables journées, samedi et hier. Il m’a été impossible d’écrire une ligne. Ce que j’ai juré, gâché de papier et trépigné de c’est impossible à savoir. Qui n’a senti ces impuissances où il semble que votre cervelle se dissout comme un paquet de linge pourri » (19).

LE GRAND AMOUR DE MÂTHO

Ses origines :

Tout étendu près d’elle [et appuyé sur le coude], il lui conta les tristesses de sa vie et comment autrefois il l’avait désirée (T III-V-280-R-293).

Quand ce premier Mâtho confesse à Salammbô qu’il l’a désirée « autrefois » ne rejette-t-il pas leur première rencontre dans un passé bien antérieur à cette Révolte des Mercenaires qui dura à peine quatre ans ? Quelque souvenir personnel remontant jusqu’à la jeunesse de l’écrivain ne se serait-il pas interposé ?

Son influence perturbatrice :

Ne m’as-tu pas plus agité, ravagé mes jours, ravagé ma vie autant plus que ne pourraient faire tous les Baals ensemble. (T III – R-234)

Tu n’as pas l’idée comme j’ai souffert. Les agonisants, ceux qui se débattent dans la campagne au bord des fossés sous la griffe des vautours ne souffrent pas comme moi (T III-V-235)

Et du haut de ce désespoir tout m’a été indifférent (T III-R-236)

L’Édition définitive (ch. XI) donne moins d’ampleur et de résonance douloureuse à ces « ravages ». Cette image, d’ailleurs, en est absente. Mais nous la retrouvons dans les Souvenirs de Maxime du Camp (20).

Son influence exaltante :

C’est pour toi que j’ai violé le temple avant de te connaître ; je n’étais rien qu’un pauvre soldat, mais depuis une force extraordinaire et qui vient de toi… Si je ne t’avais pas rencontrée, je n’aurais pas fait tout cela. Tu crois que je pensais au peuple, à la guerre, non. Si je voulais détruire Carthage,  c’était pour toi, pour me rapprocher de toi (T III – R-216 229) (21).

Depuis que je t’ai  rencontrée, la force d’un Baal m’est entrée. Elle me vient de toi, je le sens. Sans ce désespoir, je n’aurais pas fait tout cela.(T III – R – 230 233)

Mais c’est toi… comme un rayon de soleil qui allume un incendie qui, depuis que tu m’as repoussé, m’as donné cette force terrible (T III-R-234)

C’est toi qui m’as donné cette fureur dont les peuples sont épouvantés (T III -V-233)

Le nombre, la variété, le lyrisme, non exempt d’emphase,  de ces variantes attestent que cette grande passion n’a pas été que fatale à Mâtho : insatisfaite, elle a galvanisé son héroïsme et c’est elle qui le soutiendra dans les affres de son supplice.

Quant à l’inspiratrice de cette passion, il suffit d’ajouter au « grand sourcil » et au « grands yeux » (22) de Salammbô, le « petit nez tout étroit », les « lèvres minces et découpées comme du corail », le « menton saillant » et l’expression d’ »indéfinissable langueur » (23) de son prototype pour reconnaître l’original du gracieux dessin de Devéria (24), celle dont Flaubert, comme Mâtho, aurait pu dire : « Si je ne t’avais pas rencontrée, je n’aurais pas fait tout cela ». Car, si son cœur d’adolescent ne s’était épris d’Élisa Schlésinger sur la petite plage du Trouville d’alors, ni Les Mémoires d’un Fou, ni L’Éducation Sentimentale, ni plusieurs épisodes de Madame Bovary, ni même cette esquisse de Salammbô n’auraient vu le jour.

CONCLUSION

Nous ne prétendons pas, pour autant, assimiler Mâtho totalement à Flaubert, car si, en « se disséminant » entre ses personnages, selon sa propre expression, il a prêté au prototype une telle part de sa sensibilité et de son passé, en revanche, par les mêmes vertus qui font les grands artistes comme les grands capitaines : supériorité des moyens, maîtrise à s’en servir, constance et poursuite inébranlable du but conçu, c’est en même temps dans l’adversaire et dans le vainqueur de Mâtho, c’est dans Hamilcar qu’il s’est incarné.

 

Gaston Bosquet

 

(1) Bibliothèque Nationale. Nouvelles acquisitions françaises, 23658 à 23662 ( le manuscrit autobiographe porte la cote 23656, le manuscrit du copiste, 23657). Nous désignerons par R le recto du feuillet, par V le verso, Flaubert écrivant des deux côtés de la page, en sens contraire, ce qui rend la lecture de ces cinq énormes tomes fort malaisée. Beaucoup de feuillets portent deux nombres, parfois trois, la pagination du manuscrit ayant été remaniée. Le texte manuscrit est reproduit ici avec son orthographe et sa ponctuation.

(2) Cf. Édition définitive, Belles Lettres, T I, p. 89 : Mâtho la contemplait, ébloui par les splendeurs de sa tête. »
Remarquons, en passant, que le jeune Annibal (ainsi que l’enfant qui lui sera substitué pour être offert en holocauste) a également le front bombé, bien que de race différente de celle du Libyen.

(3) Cf. É. d., T II, p. 25 : « Elle avait peur de Moloch, peur de Mâtho. Cet homme à taille de géant dominait la Rabbetna autant que le Baal. »

(4) Cf. É. d., T I, p. 34 : « Mâtho leva vers lui de grands yeux troubles. » et p. 68 : Giscon sentait perpétuellement ses prunelles comme deux phalariques en flammes dardées vers lui. »
 
(5) Cf. É. d., T II, p.68 : « À sa voix tonnante, les lignes d’hommes se resserrèrent. »

(6) Gustave Flaubert. Documents iconographiques, avec une préface et des notes de R. Dumesnil, P. Cailler, Genève, 1948, p. 4.

(7) Journal des Goncourt, Tl. 1851-1861, Charpentier, p. 275.

(8) E. Bergerat. Le livre de Caliban, Lemerre, pp. 76-78.

(9) Th. de Banville. Petites Études… Charpentier, pp. 348-349.

(10) E. Zola. Les Romanciers Naturalistes, pp. 178-181.

11) À Mlle Leroyer de Chantepie, 18 mars 1857, Édition Conard, p. 16

(12) À Louise Colet, 24 avril 1852, p. 403.

(13) À Mlle Leroyer de Chantepie, 11 juillet 1858, p. 271.

(14) À Mlle Leroyer de  Chantepie, 15 juin 1859, p. 321.

(15) À Mlle Leroyer de  Chantepie, 8 octobre 1859, p. 338.
On remarquera que ces trois dernières dates sont contemporaines de la composition de Salammbô.

(16) Cf. L’Éducation Sentimentale, Belles Lettres, T II, p. 89, l’entretien de
Frédéric et de Madame Arnoux : « Il lui conta ses mélancolies au collège. »

(17) À Maurice Schlésinger, décembre 1859, p. 359.

(18) À Louise Colet, 4 avril 1854, p. 50.

(19) À Louise Colet, janvier 1854, p. 15

(20) Souvenirs littéraires, Hachette T II, p. 338, à propos d’Élisa Schlésinger :  « C’est là le grand amour dont il disait : J’en ai été ravagé. »

(21) Cf. É. d., T II , p. 42 : « Autrefois, je n’étais qu’un soldat confondu dans la plèbe des mercenaires, et même si doux, que je portais pour les autres du bois sur mon dos. Est-ce que je m’inquiète de Carthage ? La foule de ses hommes s’agite comme perdue dans la poussière de tes sandales, et tous ses trésors avec les provinces, les flottes et les villes, ne me font pas envie comme la fraîcheur de tes lèvres et le tour de tes épaules. Mais je voulais abattre ses murailles afin de parvenir jusqu’à toi, pour te posséder. »

(22)  Cf. É. d. T I, p. 35

(23)  Cf. T I-V – 276, T I-R-477 et TV-R-52.

(24)  G. Flaubert. Documents iconographiques, p. 32.