En Égypte, sur les traces de G. Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1961 – Bulletin n° 19 – Page 48

 

En Égypte, sur les traces de G. Flaubert

Comme nous l’avons annoncé dans le Bulletin 18, Mme Hélène Bataillard a remporté un Prix littéraire important lors d’un Concours organisé par Radio-Lausanne sur Gustave Flaubert et son œuvre.

Avec le montant du Prix obtenu (10.000 kilomètres-avion), Mme Hélène Bataillard a immédiatement décidé de faire un voyage en Orient, sur les traces de Gustave Flaubert.

C’est le récit de ce voyage que l’heureuse lauréate a bien voulu nous communiquer et que nous publions volontiers.

 

Il y a 110 ans, Gustave Flaubert et Maxime du Camp réalisèrent un projet fort original pour l’époque : visiter le Proche-Orient. L’écrivain était chargé d’une mission d’information par le Ministère de l’Agriculture, tandis que l’ancien combattant des Journées de Juin fit un reportage photographique pour le Gouvernement français. Il est peut-être utile de rappeler ici que c’est précisément à Maxime du Camp que nous devons la première photographie du grand Temple d’Abou Simbel, daguerréotype daté de 1850.

Du Camp prit des clichés, Flaubert des notes et c’est au travers de ces notes que nous évoquerons l’Égypte de 1960.

15 novembre 1849 :

« Impression solennelle et inquiète quand j’ai senti mon pied s’appuyer sur la terre d’Égypte ! » (1)

30 décembre 1960 :

Un siècle s’est écoulé ! À notre tour, nous sentons notre pied s’appuyer sur la terre d’Égypte. Avec émotion, nous aspirons l’air chaud de l’orient. La nuit est claire, les étoiles très brillantes ; on distingue, à l’aérodrome, les premiers palmiers.

Au Caire, Flaubert logea à l’Hôtel du Nil tenu par Bouvaret. Ce nom de Bouvaret plut à l’auteur de la Tentation de Saint-Antoine. Il y repensa vraisemblablement lorsqu’il donna un titre à l’œuvre qui l’attendait à son retour de voyage : Madame Bovary. En 1872, c’est encore à cet hôtelier qu’il songea peut-être en baptisant l’un de ses bonshommes : Bouvard et Pécuchet.

En 1960, plus d’Hôtel du Nil, mais l’Hôtel Continental, grand comme une cathédrale avec un petit air vieillot. Si vieux qu’il a connu entre ses murs : Bonaparte. En effet, la légende veut que ce soit là que Napoléon 1er tint son quartier général lors de la bataille des Pyramides. Et c’est dans le jardin de cet hôtel qu’un Mameluk assassina Kléber, le célèbre général de la Révolution.

La première personne avec laquelle nous conversons, dans la capitale égyptienne, connaît très bien l’œuvre de Flaubert et nous récite les premiers mots de Salammbô : « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar ». Cette admiration portée à Salammbô, a poussé notre hôte à visiter les restes de Carthage. Autour d’une tasse de café turc, nos langues se délient et nous ressuscitons le double de Flaubert qui doit encore se promener au milieu des Pharaons momifiés et de leurs richesses.

« Dans l’intérieur du Caire, nous ne sortons pas sans âne. Les rues sont si étroites qu’il n’y a pas moyen d’avoir d’autre monture et la ville est si grande qu’on ne saurait faire une course à pied. Depuis les grands seigneurs jusqu’aux nettoyeurs de pipes, tout le monde trottine sur son baudet. On crie, on se range, on se frôle les uns les autres, on passe et l’on disparaît, le tout sans encombre ni accident. » (2)

De notre temps, les automobilistes côtoient l’âne et le chameau ; pourtant ce sont les taxis qui sont en plus grand nombre et nous sommes étonnés de la virtuosité des chauffeurs : on klaxonne, on se dépasse, à gauche ou à droite, cela n’a pas d’importance, on reklaxonne, on s’arrête, on crie, on gesticule et on repart avec quelques tôles froissées. Depuis le 1er janvier 1961, à grand renfort d’agents de police moustachus et coiffés d’une sorte de casque colonial plat, la population égyptienne a l’obligation de s’astreindre aux règles élémentaires de la circulation, c’est-à-dire que les piétons doivent traverser les rues dans les passages cloutés et que les automobiles ont l’obligation de s’arrêter aux feux rouges. C’est peut-être simple pour nous, mais pas pour eux ? Que de confusion ! Arabes en galabieh et leurs femmes en melaya, enfants à pieds nus, aussi bien que des personnages très dignes, en tarbouch, avancent, reculent, au risque de se faire écraser. Et tout se passe avec des cris dans le vacarme des klaxons.

« Vers onze heures, nous avons déjeuné près d’Aboukir, dans une forteresse gardée par des soldats qui nous ont offert d’excellent café et refusé le batchis (batchiche : gratification), chose merveilleuse ! » (3)

Les temps ont bien changé et nous n’avons jamais vu un Arabe refuser un batchiche. Le premier mot que doit prononcer un petit Arabe ne peut être que  batchiche, batchiche, batchiche ! Une petite menotte tendue, deux yeux noirs, magnifiques, sous une tignasse hirsute : c’est un bambin de deux à trois ans qui imite ses frères et mendie. Batchiche, batchiche ! C’est le Bédouin-chamelier qui psalmodie cette rengaine.

« Le ciel est tout bleu, les aigles tournent en planant lentement autour du faîte des Pyramides. »

En levant les yeux afin d’admirer la Pyramide de Chéops dans toute sa grandeur, nous voyons le ciel si bleu et des oiseaux qui planent dans l’espace. La tête nous tourne et il nous semble que la pyramide s’incline. Non, rien ne bouge, le Sphinx, tourné vers le soleil levant est imperturbable. Quelle grandeur ! C’est notre première rencontre avec le colossal de l’Égypte.

« Visite au consul, M. Delaporte, bel homme : figure de jour de l’An – 1850 – » (5)

1er janvier 1961. Les Suisses résidents ou de passage en terre égyptienne sont invités, le Jour de l’An, à l’Ambassade de leur pays. L’Ambassadeur reçoit ses hôtes avec le sourire ; des petits groupes se forment. Les soucis sont oubliés et savants, professeurs, commerçants ou employés se plaisent à vanter le Proche-Orient avec toutefois… une pointe de nostalgie en évoquant la Suisse. Échange de bons vœux entre deux verres de whisky. Et Flaubert, que buvait-il chez le Consul et chez Soliman-Pacha ?

Memphis et Sakkara.

À Memphis, Flaubert s’était assis près « d’un colosse couché à plat ventre dans l’eau. » (6)

Ce colosse a été retourné et aujourd’hui, on lui construit un abri : un toit et quatre murs, tandis qu’un magnifique sphinx, à quelques pas de là, monte la garde au milieu des palmiers. À Sakkara, Maxime du Camp et son ami perdirent leurs bagages. C’est au pied d’un palmier (cet arbre majestueux que Flaubert appelait arbre architectural) qu’ils dormirent.

La nécropole de Sakkara s’étend sur 7 à 8 kilomètres de longueur, alors que sa largeur est de 1 km. 800. Trois sépultures différentes : pyramides pour les rois et les princes, mastabas pour les hauts dignitaires, les tombes rudimentaires pour les personnages d’un rang inférieur.

La principale pyramide est formée par 5 étages de gradins bien visibles. Là, le tombeau est en sous-sol tandis que dans les pyramides de Guizeh, les chambres funéraires se trouvent à l’intérieur et à mi-hauteur de l’édifice.

Visites des tombeaux du Dieu Apis (bœuf sacré). L’un de ces tombeaux est particulièrement beau : en granit noir d’Assouan gravé en blanc, hiéroglyphes  en grand nombre.

Le mastabas de Tï (riche noble de la 5° dynastie) est très intéressant. Les reliefs de ce tombeau représentent des scènes vivantes telles que Tï (grandeur naturelle) dirigeant la construction d’une barque, se promenant en palanquin avec sa femme, etc. Le nu des hommes est peint en rouge-brique, le nu des femmes en ocre, et cela se retrouvera dans presque toutes les fresques que l’on verra en Haute-Égypte. Un moulage de la statue de Tï remplace l’original qui a été transporté au Musée du Caire.

Flaubert n’avait pas vu ce riche tombeau, car sa découverte, par Mariette, date de 1865.

En 1850 : « La cange va, inclinée sur tribord ; le canot de la douane nous accoste : trois piastres et nous passons. » (7)

1960 : Croisière sur le Nil avec le bateau « Delta », au commandant à la peau noire s’ornant, sur les joues, des trois cicatrices rituelles des Nubiens. Cet indigène, très digne et conscient de son rôle de chef, ne peut encore se prononcer en faveur de l’uniforme occidental. Aussi, c’est un vêtement d’ordre composite : galabieh blanc et manteau bleu-marin à galons dorés, comme tous les capitaines de marine du monde.

Le « Delta » s’arrête deux jours sur les lieux de l’ancienne Thèbes aux cent portes.

Nous voici donc dans le royaume de Saint-Antoine.

« C’est dans la Thébaïde, au haut dune montagne sur une plate-forme arrondie en demi-lune, et qu’enferment de grosses pierres. » (8)

À certaines heures du jour, le paysage est éblouissant et nous coupe le souffle d’admiration.

Flaubert le voit ainsi :

« Du côté du désert, comme des plages qui se succéderaient, d’immenses ondulations parallèles d’un blond cendré s’étirent les unes derrière les autres, en montant toujours ; puis, au-delà des sables,  tout au loin, la chaîne lybique forme un mur couleur de craie, estompé légèrement par des vapeurs violettes. En face, le soleil s’abaisse. Le ciel, dans le nord, est d’une teinte gris perle tandis qu’au zénith, des nuages de pourpre, disposés comme les flocons d’une crinière gigantesque, s’allongent sous la voûte bleue. Ces raies de flamme se rembrunissent, les parties d’azur prennent une pâleur nacrée ; les buissons, les cailloux, la terre, tout maintenant paraît dur comme du bronze, et dans l’espace flotte une poudre d’or tellement menue qu’elle se confond avec la vibration de la lumière. » (9)

Après s’être extasiés devant ces beautés naturelles, suivons notre guide Piétro, alerte sexagénaire natif de Louqsor, parlant sept langues, qui veut nous présenter les antiques monuments édifiés il y a plus de 3000 ans.

La ville de Thèbes était séparée en deux par le Nil.

Rive droite du Nil : Thèbes des vivants, soit actuellement Louqsor et Karnak.

Rive gauche du Nil : Thèbes des morts, soit les tombeaux de la Vallée des Rois et de la Vallée des Reines, les Temples funéraires de Médinet-Habou et du Ramésseum, ainsi que les colosses de Memnon.

Temple de Louqsor.

Lors de son voyage en Égypte, Flaubert écrivait que les Arabes habitaient parmi les chapiteaux des colonnes.

Aujourd’hui, le temple entier est déblayé et il se dresse majestueusement face au Nil. Notre première impression : des colonnes, encore des colonnes, une forêt de colonnes.

Pylônes avec reliefs représentant une bataille : chars, guerriers. Ce Temple a été construit par deux Rois : Aménophis III et Ramsès II. Tout-Anck-Amon y plaça encore son cartouche et parfait l’œuvre. À l’entrée de l’édifice, durant des millénaires, deux obélisques ont connu les heurs et malheurs du pays ; mais il y aura bientôt deux siècles qu’ils ont été séparés : l’un est à Paris, place de la Concorde, tandis que le second est resté seul avec ses souvenirs. Ce monolithe, aux hiéroglyphes très nets, a 24 mètres de haut.

Karnak, appelé la Demeure d’Ammon.

Au temps des pharaons, une grande avenue bordée de 600 sphinx reliait le temple de Louqsor à celui de Karnak. Avec un peu d’imagination, on se représente l’effet grandiose que devaient produire les processions défilant les jours fastes entre ces « Chimères » de pierre. De nos jours, il n’y a plus qu’une quarantaine de sphinx à tête de bélier, témoins muets des gloires d’antan. On les a disposés les uns à côté des autres en deux rangs serrés ; cette garde d’honneur reçoit les visiteurs qu’émerveillera, plus loin, le magnifique Temple dédié au Dieu Soleil : Ammon.

« La première impression de Karnak est celle d’un palais de géants : les grilles en pierre qui se tiennent encore aux fenêtres donnent la mesure d’existences formidables. On se demande en se promenant dans cette forêt de hautes colonnes, si l’on n’a pas servi là des hommes entiers enfilés à la broche comme des alouettes.. » (10)

Effectivement, l’Égyptien de la 18e dynastie voyait la vie en géant. Mais où cela l’a-t-il conduit ? Malgré la grandeur des Temples édifiés au Dieu, les tombeaux cachés dans la montagne pelée du désert et les trésors amoncelés autour de son sarcophage, le Pharaon, s’il revenait sur terre, ne reconnaîtrait plus sa patrie. Cette grandeur, puis cette décadence, sont-elles la volonté du destin ? Chaque fois que nous voyons une beauté artistique de la période pharaonique, nous ne pouvons-nous empêcher de jeter un coup d’œil sur la pauvreté qui l’entoure. Le géant est tombé du haut de ses colonnes … la chute a été terrible.

Comme nous, Flaubert avait remarqué la gigantesque salle hypostyle. C’est un rectangle de 100 mètres sur 50 mètres. Notre-Dame de Paris pourrait s’y placer toute entière : 142 colonnes de 3,50 mètres de diamètre et 10 mètres de circonférence ; 21 mètres de hauteur. 5.000 mètres carrés sont recouverts de reliefs très bien conservés. Scènes de l’histoire des Pharaons, mille jolis détails, hiéroglyphes.

Karnak (Temple construit par Ramsès II, roi dont l’orgueil paraît n’avoir connu aucune borne) constitue la ruine la plus importante de l’Égypte.

Diodore dit : « Il n’est rentré dans aucune ville du monde autant d’offrandes magnifiques en or, en argent et en ivoire, mais l’or, l’argent et les pierres précieuses ont été enlevées à l’époque où Cambyse incendia les Temples d’Égypte. »

Ce fut vers ce temps que les Perses, transportant ces trésors en Asie et emmenant même avec eux des ouvriers égyptiens, firent bâtir les fameux palais de Persépolis.

Médinet-Habou.

Dans ses notes de voyage, Flaubert en donnait une longue et minutieuse description.

Ces vestiges ont beaucoup d’allure : grand Temple, petit Temple, pavillon royal, le tout érigé par Ramsès II.

À quelques kilomètres de ces ruines, deux colosses assis, fatigués, pleurent leur gloire d’autrefois. Ils semblent être conscients de leur dégradation. Ce sont les deux statues de Memnon, hautes de 20 mètres. Toutes les deux sont en mauvais état, mais l’une en particulier a subi « des ans, l’irréparable outrage ».

Les Grecs ont attribué à cette statue mutilée et de laquelle sortait chaque matin des sons harmonieux, une histoire mythologique : Memnon, fils de l’Aurore et Roi d’Éthiopie, venu à Troie au secours de Priam, avait été tué par Achille. Les Grecs, voyant une statue placée à l’entrée du royaume et rendant des sons dès que l’aurore paraissait, en conclurent qu’elle représentait Memnon saluant sa mère chaque matin. Depuis plusieurs siècles, le colosse s’est tu.

L’explication de ce phénomène est plus simple : le soleil vaporisait la rosée du matin et Septime Sévère, qui voulut rendre la statue encore plus sonore, la rendit muette…

Tombeaux de la Vallée des Rois.

Depuis le temps où Flaubert chassait la Hyène dans cette vallée désertique, le sable remué, la montagne creusée ont rendu leur trésors.

On connaît l’histoire de la découverte de la tombe de Tout-Anck-Amon : l’archéologue Howard Carter, travaillant pour le compte de Lord Carnavon, explorait au moyen de tranchées parallèles, le fond de la Vallée des Rois, dans la Nécropole Thébaine et tomba, le 4 novembre 1922, sur la première des marches conduisant à la cachette de Tout-Anck-Amon, oubliée depuis 3000 ans.

Qu’il nous suffise de rappeler ici les deux mots que proféra Carter quand il pénétra pour la première fois dans la tombe, à la lueur lugubre d’une torche. Lord Carnavon était resté dehors quand il lui cria : « Que voyez-vous ? » Carter répondit : « Des merveilles !  Des merveilles ! »

Ces merveilles sont actuellement au Musée du Caire et voient défiler devant elles des visiteurs curieux ou indifférents, qu’instruisent des guides polyglottes. Masque d’or du roi, statues peintes en noir ou dorées, éventail de plumes d’autruches, somptueux coffret en ivoire, bijoux, jeux d’osselets, vases en albâtre, bibelots de couleur, trônes en or ou sculpté, lits en or… nous laissent rêveurs ; et la liste pourrait encore s’allonger.

Loin de ces trésors, seul, comme un commun mortel, ce jeune roi de 18 ans dort de son dernier sommeil dans cette tombe de la Vallée des Rois qu’il avait choisie.

Au musée se trouvent également les quatre chambres funéraires (en bois et recouvertes d’or) qui s’encastraient les unes dans les autres, par ordre de grandeur. La plus petite contenait le sarcophage en grès qui, à son tour, contenait les trois cercueils.

Pauvre Roi ! Que doit penser son double ? Erre-t-il dans les petits nuages roses et mauves qui planent au-dessus des palmiers au coucher du soleil ?

Esneh.

C’est dans cette ville du bord du Nil que Flaubert fit la connaissance de la petite princesse orientale décrite à l’alter ego Louis Bouilhet, et son souvenir sera si profond qu’il la fera revivre dans Salammbô. La fille d’Hamilcar aura sa grâce et sa beauté.

« Ruchiouk-Hânem est une grande et splendide créature, plus blanche qu’une Arabe ; elle est de Damas. Le matin, nous nous sommes dit adieu fort gentiment. Nos deux matelots viennent pour porter nos affaires à la cange. Champs de coton sous des palmiers et des gazis. Des Arabes, des ânes, des buffles vont aux champs. »

À la descente de notre bateau, une quantité d’Arabes nous attendent avec leur maigre négoce sur les bras : poupées primitives et naïves, habillées d’étoffes très vives, garnies de plaques de métal doré ; des pamplemousses, des oranges ; des paniers d’osier ; des châles rouges, jaunes ou noirs. Notre guide, en tête, se fraye un passage tandis que les matelots du bateau nous escortent. Après la visite du Temple, dont quelques colonnes sont romaines, nous tentons de parcourir la seule rue commerçante d’Esneh : une rue grouillante, bruyante, encombrée d’étalages très pauvres… et nous ne parlerons pas de la propreté… Un bourriquet à l’air triste et morne essaie d’avancer mais il est tellement chargé que ses jambes fléchissent ; les cris de son maître lui font reprendre son équilibre. Des enfants tendent la main. Un autre, plus commerçant, tire son batische de la caresse que nous avions envie de donner à l’agneau minuscule serré contre sa poitrine. À terre, dans la boue sèche, une fillette débile coud tandis que son compagnon active le feu avec un soufflet. Le guide arrête là nos pas constamment ralentis par les indigènes en quête de piastres, et nous fait rebrousser chemin. Mais contre le nombre nous ne pouvons rien et c’est accompagnés des vendeurs et des mendiants que nous retournons à notre maison flottante.

Ouf !.. que de beautés !.. que de dépaysement !..

Edfou.

Flaubert nous dit :

« Du haut des pylônes, vue splendide : en se tournant vers le nord, on voit la route d’Esneh qui s’en va ; on plonge sur le village dont les maisons ont pour toit des nattes de paille. » (12)

Comme lui, après avoir admiré le Temple qui est très grand et beau avec son pylône qui présente un front de 79 mètres et 35 mètres de haut, nous montons les 145 marches annoncées par le guide. Un Arabe, ample galabieh qui fut une fois blanc, écharpe brune autour de la tête en forme de turban, nous ouvre la marche. Il tient à la main une lanterne et veut absolument nous remettre une bougie à chacun. Cet escalier est plein de mystère : à chaque bifurcation, une niche destinée, paraît-il, à abriter le sommeil d’un prêtre lors de la fête du Dieu Horus, nous impressionne, et avec cela les marches sont usées ; on risque de tomber. De plus, notre fils d’Allah n’a pas l’air content et garde sa lanterne pour lui tout seul. Enfin, le ciel bleu sur nos têtes ; en bas, les villages ; puis le Nil et ses palmiers ; plus loin, le désert jaune-orangé en fin d’après-midi. Merveilleuse vision ! Nous ne nous lasserons jamais d’admirer le Nil, ses rives, ses palmiers et les femmes arabes, en melayas noirs, avec leurs cruches, en groupe, tel un rassemblement de corbeaux.

La décoration du Temple d’Edfou est colossale. La plus grande surface décorée de bas-reliefs que nous ayons vus durant ce voyage : 2 salles hypostyles, chambres des offrandes, dix autres chambres qui s’ouvrent sur le couloir du sanctuaire.

Au plafond d’une de ces chambres, une déesse du Ciel, immense, nous écrase. Elle fait le tour du plafond et ses membres retombent de chaque côté. Cette vue me rappelle la déesse de Tanit :

« L’appartement où ils entrèrent (Mâtho et Spendius) n’avait rien qu’une peinture noire représentant une autre femme. Ses jambes montaient jusqu’au haut de la muraille. Son corps occupait le plafond tout entier. De son nombril pendait à un fil un œuf énorme, et elle retombait sur l’autre mur, la tête en bas jusqu’au niveau des dalles où atteignaient ses doigts pointus. » (13)

Kôm Ombô.

« Les ruines du Temple sont descendues jusque dans le Nil. »  (14)

Un siècle après le passage de Flaubert, le niveau du Nil s’est abaissé et aujourd’hui, le Temple de Kôm Ombô trône sur un promontoire et présente l’aspect d’une sorte d’acropole. Site enchanteur où plane le souvenir de Cléopâtre.

On nous fait voir le bassin où elle prenait son bain, le puits où elle élevait les jeunes crocodiles sacrés.

Ces vestiges s’animent : une magnifique créature enveloppée de voiles arachnéens imite la belle reine d’Égypte. Ses compagnons, richement parés, tendent une embuscade ou quelque chose de semblable. Les caméras nous révèlent que le cinéma s’empare de ces restes glorieux.

Assouan.

« Vendredi 12 avril 1850. Descente des cataractes. La cange est chargée de monde, comme pour les monter : il y a à bord un prêtre qui dit tout le temps des prières, se balançant sur le plat-bord de tribord. Moment d’anxiété quand le bateau, filant sur le grelin, plonge de l’avant : c’est comme un bouchon de liège courant sur la chute d’un moulin. » (15)

Janvier 1961. Le spectacle est différent. Les hommes ont dompté les eaux du Nil et notre bateau ne connaîtra pas les soubresauts de la cange.

Le barrage actuel d’Assouan, appelé en Arabe « El Khazzan », qui signifie réservoir ou château d’eau, de 2 kilomètres et demi de longueur, règle le débit des eaux.

C’est à 6 km. et demi en amont de celui-ci que l’on construira le nouveau barrage qui améliorera encore tout le système d’irrigation et procurera à la nouvelle Égypte les kw. dont elle a besoin. La digue  de ce barrage gigantesque aura, à la dernière étape des travaux, 180 mètres de haut et près de 5km. de  longueur ; elle formera un lac artificiel de 500 km. de longueur, d’une capacité de 130 milliards de mètres cubes, d’une surface de 3000 km carrés et inondera plusieurs localités, notamment la ville de Ouadi-Halfa.

Ce futur barrage marquera certainement une nouvelle étape du progrès économique, mais ses eaux risquent d’engloutir pour toujours quelques-uns des plus illustres monuments dont les plus importants sont les deux Temples d’Abou Simbel et les trésors d’art de l’Île de Philae.

Tout n’est pas encore perdu car l’Unesco, au printemps 1960, a lancé un appel au monde dans l’espoir que la coopération internationale trouvera une solution à ce grave problème. Actuellement, des clichés photogrammétriques, des moulages et des copies des textes hiéroglyphiques sont pris sur place et réunis ensuite au Centre de Documentation et d’Études sur l’ancienne Égypte, en attendant qu’une décision soit prise.

Syène (Assouan), dont le nom symbolique représente un aplomb d’architecte ou de maçon, possédait un puits fameux dans lequel, disait-on, les rayons du soleil tombaient d’aplomb le jour du solstice d’été. Le nom de cette ville, déterminé par le fil à plomb, était en relation avec un fait astronomique. À Assouan, on a trouvé un Temple consacré à Isis-Sothis, divinisation de la constellation de Sirius. Or, Sirius était considéré comme régulateur de l’année égyptienne.

Une barque à voile sur le Nil porte le joli nom de felouke. En felouke, nous passons notre dernière heure en Haute-Égypte. Le fleuve est calme, l’après-midi chaude, les bateliers chantent sur une barque voisine, ils sont heureux, nous sourient et c’est cette vision que nous emporterons de ce peuple où, ici, le Nubien domine. Nous avons fait plus ampleconnaissance et aujourd’hui, cette population à la peau « chocolat-foncé » nous inspire de la sympathie.

Notre matelot nous signale encore le mausolée de l’Aga Khan que nous apercevons entre deux rochers.

— « Le grand chef de l’Islam, tout comme les Pharaons, s’est préoccupé du sort qui serait réservé à ses restes charnels. Et vous, Chère Madame, gentille compagne de voyage, y avez-vous songé ? »

— « Oui, j’aimerais être momifiée ou alors je voudrais que l’on donne mon corps en pâture aux corbeaux comme dans La Ballade des Pendus, de François Villon, » répond-elle très sérieusement

Quant à Gustave Flaubert, jeune, beau et bien portant en 1850, il n’aspirait qu’à vivre son rêve :

« … que je voie des cavaliers arabes courir, des femmes portées en palanquin, et puis des coupoles s’arrondir, des pyramides s’élever dans les cieux, des souterrains étouffés où les momies dorment, des défilés étroits où le brigand arme son fusil… (16)

Reviendrons-nous un jour revoir toutes ces merveilles ?

Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent

Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons,

De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,

Et, sans savoir pourquoi, disent toujours ; « Allons ! »

nous dit quelque part Flaubert en citant Baudelaire.

 

Hélène Bataillard

(1) Notes de voyage

(2) Correspondance, lettre à sa mère du 14-12-1849.

(3) Notes de voyage.

(4) Notes de voyage.

(5) Notes de voyage.

(6) Notes de voyage.

(7) Notes de voyage.

(8) La Tentation de Saint-Antoine (1872).

(9) La Tentation de Saint-Antoine (1872).

(10) Notes de voyage.

(11) Notes de voyage.

(12) Notes de voyage.

(13) Salammbô (chap. V, Tanit).

(14) Notes de voyage.

(15) Notes de voyage.

(16) Novembre (récit de jeunesse, 1842)