Un document unique sur Flaubert, son masque mortuaire

  Les Amis de Flaubert – Année 1961 – Bulletin n° 19 – Page 57

 

Un document unique sur Flaubert :

Son masque mortuaire

Comme chaque année, les « Amis de Flaubert » ont célébré, en mai dernier, leur grand homme à Croisset, où il a écrit ses chefs-d’œuvre et où il est tombé, foudroyé, la plume à la main.

Sous les ombrages de Croisset, chacun pouvait animer à son gré les images de Flaubert que nous portons en nous car, en réalité, on en possède peu d’authentiques au cours d’une existence de cinquante-neuf années (1821-1880).

Flaubert avait horreur de tout ce qui pouvait ressembler à quelque manifestation de cabotinage, si vénielle pût-elle paraître. Pas d’illustration pour ses œuvres ; pas de publication d’images de lui. Cela jusqu’à la fin puisque, peu de temps avant de mourir, alors que La Vie moderne préparait la publication de sa féerie Le Château des Cœurs, il proclamait à Émile Bergerat : « C’est entendu, mais à une dernière condition : c’est que vous ne publierez pas mon portrait. Je ne veux pas être portraituré. Mes traits ne sont pas dans le commerce. J’ai toujours été implacable sur cette question : pas de portrait à aucun prix. J’ai mon idée là-dessus et je veux être le seul homme du XIXe siècle dont la postérité puisse dire : « Il ne s’est jamais fait représenter, souriant, à un photographe, la main dans le gilet et une fleur à la boutonnière ».

On possède donc fort peu d’authentiques portraits de Flaubert (trois ou quatre photographies ; notamment de Carjat et de Nadar, cinq ou six croquis, dessins ou peintures tout au plus, peut-être moins). Le reste n’est que la multitude des reproductions plus ou moins valables d’après les mêmes prototypes.

Comment donc se représenter physiquement Flaubert avec exactitude ? Ce puissant bonhomme, plus ou moins alourdi par l’âge, à carrure d’athlète, le torse bombé, la tête léonine haut portée au-dessus du col largement ouvert de la chemise, en robe de chambre et la plume à la main à sa table de travail ou, la voix tonnante, essayant ses phrases et les déclamant sous les tilleuls de la terrasse de Croisset ? Oui, on voit cela. Mais le modelé du visage, la finesse des traits malgré l’empâtement du précoce embonpoint d’un intellectuel réfractaire non seulement à l’action physique, mais au mouvement.

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Edmond de Goncourt note dans son Journal le 11 mai 1880 : « Sa nièce (Mme Commanville) désirait qu’on moulât sa main… On ne l’a pas pu… elle avait gardé une terrible contracture… » Un mouleur avait donc été appelé dans la chambre mortuaire. On avait sans doute pratiqué un moulage du visage. En effet, le quotidien Le Nouvelliste de Rouen imprimait le 10 mai : « Un moulage parfaitement réussi avec une exactitude qui facilitera l’œuvre du sculpteur, ses traits dont un sommeil mystérieux rendait l’expression plus saisissante ». « Tête sublime » pourra écrire en 1890 Édouard Cachot, signalant lui aussi l’opération effectuée sur le lit de mort : « Le maître, calme, les yeux bien clos, les bras en croix (il voulut sans doute dire croisés), du buis couvrant ses grosses mains velues, des couronnes de violettes sur le drap, d’autres fleurs aux pieds, gardait la sérénité d’un vivant entre les cierges allumés. Les neveux se tenaient au pied de la couche… Le sculpteur Bonet moulait la tête… » L’érudit chroniqueur rouennais, Georges Dubosc, avait davantage précisé encore en 1887 : « Le document le plus sérieux et le plus exact que l’on puisse posséder de Gustave Flaubert est évidemment le moulage en plâtre qui a été fait après sa mort. Ce moulage, qui fut tiré à quelques rares exemplaires, fut fait le jour même de la mort du grand écrivain, à Croisset ; l’exactitude en est par suite fort grande ».

L’ami filial, Maupassant, premier témoin accouru de Paris, a parlé de même : « On a moulé cette tête puissante et, dans le plâtre, les cils sont restés pris. Je n’oublierai jamais ce moulage pâle qui gardait, au-dessus des yeux fermés, les longs poils noirs qui couvraient jusqu’alors son regard… »
Plus tard, le flaubertiste allemand Wilhelm Fischer déclarait avoir vu, à la villa Tanit d’Antibes, où Mme de Commanville se retira au milieu des reliques de l’héritage, « reposant près des manuscrits, deux moules dessinant la blancheur de leur plâtre », l’un énorme, celui de la tête de Flaubert, l’autre plus petit, celui de sa mère également exécuté à la mort de celle-ci.
Enfin, dans une chronique parue en 1931 dans Le Temps, à la liquidation des reliques flaubertiennes dispersées à Antibes, on lit : « Nul n’a parlé du masque moulé sur le visage du romancier… qui était un des plus émouvants souvenir de la villa Tanit… » Rien au sujet de ce masque dans les inventaires, ni après Croisset, ni après Antibes.
Or, au Musée Carnavalet, existe un masque en plâtre blanc devenu poussiéreux, où la date de la mort de l’écrivain, 8 mai 1880, est gravée au poinçon. Il y serait apparu pour la première fois sous le numéro 943 en 1903. M. Jacques Wilhelm, conservateur en chef du musée, 23, rue de Sévigné à Paris, connaît fort bien ce masque. Les « Amis de Flaubert », ayant sollicité cette reproduction qu’ils souhaitaient exposer à Croisset, ont bien reçu confirmation de son existence, en effet. Non exposé jusqu’à présent, il le sera bientôt, assure-t-on, mais à Paris et au musée même qui l’a recueilli, quand certains remaniements prévus vont permettre de lui attribuer la place de choix qu’il mérite dans une salle consacrée aux écrivains du XIXe siècle.
C’est donc là qu’on pourra voir désormais— souhaitons que ce soit bientôt — cette pièce iconographique d’autant plus précieuse que les vraies images de Flaubert sont, comme nous l’avons dit, d’une extrême rareté.

 

Gabriel Reuillard.

 Cette chronique de Gabriel Reuillard a été diffusée le 21 juin 1961 à la Radio d’État par les soins des Échanges Internationaux sur 50 postes étrangers.