Quel diagnostic aurions-nous fait si nous avions soigné Gustave Flaubert ?

Les Amis de Flaubert – Année 1962 – Bulletin n° 20 – Page 6

 

Quel diagnostic aurions-nous fait
si nous avions soigné Gustave Flaubert ?

Notes pour l’analyse de l’ouvrage du Docteur Gallet (2)

Sous ce titre (1), M. le Docteur Gallet a soutenu le 20 décembre 1960 à Paris, une thèse médicale qui a obtenu la mention très honorable.

M. le Docteur Galérant qui a, de son côté, souvent et longuement étudié le Cas Flaubert, a bien voulu, sur la thèse intéressante de son confrère, écrire un chapitre que nous sommes heureux de publier.

 

Auteur. — Un Normand de Flers.

Idée. — Née au cours de conversations avec moi à l’Hôpital de Petit-Quevilly, où le docteur Gallet était interne.

Partie technique. — C’est le chapitre neurologique. Il a été spécialement étudié sous la direction du docteur Clément, neurochirurgien.

Thèse soutenue le 20 décembre 1960 devant un jury présidé par le professeur L. Binet, doyen de la Faculté de Médecine de Paris. Mention « Très honorable » (la plus élevée).

 

L’ouvrage est essentiellement consacré à l’étude de la « maladie de nerfs » de G. Flaubert.

La mort de l’écrivain fait seulement l’objet de quelques lignes, parce que sa nature ne pose aucun problème susceptible de mériter un travail spécial.

À ce propos, il est bon de faire observer que :

1° L’opinion selon laquelle le décès était dû à une hémorragie cérébrale est la plus vraisemblable, et de loin, parce qu’elle émane du docteur Tourneux, praticien chevronné, arrivé presque immédiatement au chevet du mourant.

2° Un homme de soixante ans, très corpulent, de type « sanguin » (ce n’est pas un terme médical), qui se donne très peu d’exercice et souffre d’artérite (on dirait un artério-scléreux, ce qui n’est pas non plus très médical), finit presque toujours de cette manière, à moins que ce ne soit d’un infarctus myocardique.

3° Les paroles que Goncourt prête au docteur Pouchet (on a voulu mouler son bras, on n’a pas pu, car la main avait gardé une terrible contracture), s’apparentent au plus mauvais roman policier. Si Pouchet l’a dit, ce dont on peut douter, cela prouve qu’il n’avait jamais retenu une ligne de son cours de médecine légale. Sinon, il aurait su qu’un cadavre ne se contracte pas, car la contraction musculaire est un phénomène propre à la vie, le cadavre devient d’abord flaccide, puis rigide et cette rigidité est uniquement fonction de la position qu’on lui fait prendre dès que la vie a pris fin. Il aurait donc suffi que le moulage soit effectué très tôt après la mort pour que la main prenne n’importe quelle position ou qu’on eût la précaution de lui donner une position choisie pour que le moulage désiré soit possible. A la rigueur, on pouvait parfaitement mouler la main 24 à 48 heures après l’apparition de la rigidité cadavérique, car ce phénomène disparaît dès que commence la décomposition.

4° L’hypothèse du suicide, fondée sur l’aspect boursoufflé du visage, est insoutenable sans bousculer les données élémentaires de la médecine légale.

En résumé, on ne saurait trop engager les critiques littéraires à consulter, avant d’écrire, un Traité de Médecine légale ou, ce qui est beaucoup plus simple, à soumettre leurs élucubrations au premier croque-mort venu.

 

LA « MALADIE DE NERFS »
La conclusion du docteur Gallet est formelle : épilepsie, sans aucun doute.

Sur quels arguments se base-t-il ?

Avant tout, sur la description des crises, faite par Du Camp en un court récit des « Souvenirs Littéraires », et par Flaubert, sous forme d’extraits de sa Correspondance.

L’auteur a ainsi reconstitué minutieusement ce qui se passait avant, pendant et après les crises. Tous les détails concordent et réalisent la description de crises d’épilepsie typiques. On objectera qu’il s’agit peut-être d’un « arrangement » littéraire de Du Camp ? « C’est impossible, nous dit le docteur Gallet, car il aurait fallu que Du Camp, pour établir un récit sans faille, connaisse des découvertes médicales qui n’ont été faites que longtemps après sa mort et que Flaubert se livre, vis-à-vis de lui-même, à une supercherie identique ! »

Cette constatation offre un intérêt d’autant plus grand que les détails cliniques sont nombreux et variés ; il n’en manque qu’un et d’une telle nature, qu’il n’aurait pas pu trouver place dans les « Souvenirs Littéraires » sans offusquer les lecteurs de l’époque.

Le docteur Gallet est donc parfaitement en droit de conclure à l’existence d’une épilepsie. De plus, se basant sur les visions colorées et l’aphasie qui précédaient les crises, il nous apprend que le foyer épileptogène siégeait dans le lobe occipital gauche.

Dans ces conditions, comment se fait-il que des esprits sagaces aient nié que Flaubert eut été atteint d’épilepsie ?

L’auteur examine leurs arguments et voici les critiques qu’il leur fait :
— Le docteur Dumesnil a nié l’épilepsie sous prétexte que :

1° L’aura est de trop longue durée et l’épileptique ne choisit pas l’endroit où il va tomber. Or, Flaubert allait s’étendre sur son divan au moment où il allait entrer dans la phase convulsive.

C’est une erreur, rétorque le jeune confrère à son ancien ; il ne faut pas confondre deux éléments distincts : les prodromes et l’aura. Or, nous savons que beaucoup d’épileptiques sont avertis parfois plusieurs jours à l’avance de l’imminence d’une crise. Flaubert disposait de quelques minutes d’intervalle libre, c’était suffisant pour aller s’étendre sur un divan.

2° Il garde le souvenir de sa crise.

Autre erreur d’interprétation. Il gardait le souvenir de l’aura, ce qui est normal, mais pas de la crise. (« Ma conscience disparaissait alors avec le sentiment de la vie »… « J’ai le sentiment d’être mort plusieurs fois »).

3° L’épilepsie ne commence pas à 22 ans.

C’est faux. Cette affection commence à n’importe quel âge, selon les causes qui la déterminent.

4° Il n’y avait pas d’incontinence d’urine au cours de la crise, sinon Du Camp aurait été trop heureux de le dire.

C’est là une affirmation purement gratuite et qui, nous l’avons vu, ne résiste pas à l’examen.

— D’autres critiques littéraires ont conclu en faveur de l’hystérie, voire de « l’hystéro-neurasthénie », ce qui est du pur jargon diafoiresque.

Selon le docteur Gallet, l’hystérie est une hypothèse qui se discute. Elle peut même être étayée par un élément : la vision du roulier passant devant les yeux du malade lors de la première crise et se reproduisant régulièrement ensuite. Mais cela ne résiste pas à l’examen minutieux. En effet, rien ne prouve que sur la route de Saint-Gatien, il y ait eu réellement un roulier lors de la première crise : Flaubert dit l‘avoir vu et entendu, mais ne l‘a-t-il pas déjà vu et entendu comme des centaines de fois, par la suite, il le verra et l’entendra dans sa chambre ou ailleurs ? La seule différence, c’est que, dans le premier cas, le préjugé plaide contre l’hallucination, alors qu’ensuite cette hallucination est évidente.

Cet épisode du roulier n’est donc pas suffisant à établir le diagnostic d’hystérie, mais ce qui permet d’éliminer complètement cette hypothèse, ce sont les preuves contraires, nombreuses et convaincantes.

S’il s’agissait d’hystérie, nous dit le docteur Gallet, et que la simple évocation de l’image d’un roulier suffise, par conséquent, à induire une crise convulsive, pourquoi Flaubert, passant dix ans après au même endroit et apercevant effectivement un roulier, n’aurait-il pas eu une crise ? Or, ces faits se sont produits (lui-même l’atteste) et revivant exactement la scène de 1844, aucune crise n’a eu lieu ce jour-là.

D’autre part, il manque les phénomènes caractéristiques de l’hystérie : le besoin qu’ont ces malades d’exhiber leur état, la verbigération, les attitudes théâtrales et surtout le fait qu’il est exceptionnel que des manifestations hystériques durent toute .la vie.

A ce propos, l’auteur de la thèse, dont nous donnons l’analyse ici, émet une supposition intéressante.

On fait couramment observer — nous dit-il — que les crises convulsives avaient disparu après le voyage en Orient pour reparaître à la fin de la vie de l’écrivain. Personne, semble-t-il, ne s’est rendu compte que cette affirmation reposait sur le seul témoignage de la nièce Caroline et que cette période durant laquelle Flaubert n’aurait presque pas eu de crises est celle où il s’est volontairement cloîtré à Croisset. Notons, au passage, que ce fait ne controuve pas le diagnostic d’épilepsie, puisqu’il s’agit d’une maladie « à éclipses ». Mais, selon nous, le docteur Gallet a parfaitement raison de faire observer la fragilité d’un témoignage qui ne repose que sur ce qu’ont bien voulu dire — ou taire — la mère, la nièce et la servante Julie. Avec lui, nous nous posons la même question : Que se passait-il derrière les murs de Croisset ? Combien de crises ont-elles eu lieu qui nous ont été cachées ? Par contre, après 1870, Flaubert fut contraint à reprendre une vie plus extérieure, il doit voyager, à cause des affaires de Commanville, et ce qui se déroulait sans témoin se produisit désormais au grand jour. Dans ces conditions, la continuité des faits prend l’aspect d’une récidive, ce qui n’a rien de certain.

Le docteur Gallet va même plus loin. Il observe qu’à plusieurs reprises, Flaubert, qui a promis d’aller voir Louise Colet à Paris, se récuse au dernier moment et qu’il donne de sa conduite des excuses pitoyables dont le seul résultat est de mettre la Muse en fureur. Ces dérobades ne témoigneraient-elles pas de l’existence des signes avertisseurs propres à l’épilepsie ? se demande judicieusement le médecin. Et si, au cours d’une scène mémorable, Louise s’est vue interdire l’entrée de Croisset, n’était-ce pas pour la même raison ?
— Poursuivant l’étude des autres diagnostics aventurés sur le compte de Flaubert, le docteur Gallet en vient à l‘apoplexie. Là encore, il fait d’étranges constatations. Se basant sur les saignées, les tisanes et la diète, prescrites par le docteur Flaubert à son fils, on a dit à plusieurs reprises que c’était là le traitement de l’apoplexie et non celui de l’épilepsie. Et d’ajouter que Du Camp, le fielleux, avait menti, car le docteur Flaubert, sachant ce qu’il faisait, n’aurait pas prescrit à un malade aussi précieux le traitement qui convenait à un autre malade. Tout ceci est puissamment raisonné. Il n’y a qu’une petite erreur, c’est que la médecine a évolué et qu’à l’époque où Je chirurgien de l’Hôtel-Dieu de Rouen rédigeait ses ordonnances, c’était très exactement le traitement en usage dans l’épilepsie qu’il avait prescrit ! On regrette sincèrement que nos confrères ès-lettres n’aient pas pris la peine de consulter un seul des Traités de Médecine parus entre 1840 et 1880, négligence d’autant plus surprenante que ces ouvrages sont à portée de la main dans n’importe quelle bibliothèque. Et voici ce qu’ils auraient lu :

 

Traitement de l’Épilepsie :

Saignées peu abondantes, mais réitérées.

Séton au cou ou à la nuque.

Tilleul, fleur d’oranger, indigo, castoreum.

Hydrothérapie.

Voyages dans les pays chauds.

Études littéraires pour apaiser la tension nerveuse.

Pas de musique qui a un effet contraire.

Éviter les émotions sentimentales : ni mariage, ni concubinage.

 

Pas une ligne de ce traitement qui n’ait été appliquée à Flaubert, y compris le voyage en Orient préconisé par le docteur Jules Cloquet. La démonstration n’est-elle pas convaincante ?

Mais, dira-t-on, quel était le traitement de l’apoplexie ?

Il différait notablement en ce sens que la saignée devait être unique et massive, qu’il n’était pas question du séton et qu’on appliquait des compresses froides sur le front. En outre, les médicaments cités pour l’épilepsie ne sont pas mentionnés et l’hygiène générale recommande les distractions, les exercices physiques en chambre, mais ni les voyages, ni les impératifs intellectuels ou sentimentaux.

Le docteur Gallet nous paraît donc très fondé à affirmer que le diagnostic d’épilepsie était celui du docteur Flaubert et que ce savant médecin ne s’y était pas arrêté sans prendre l’avis des nombreux confères avec qui il était en relation journalière.

Qui donc oserait maintenant s’inscrire en faux contre lui ?

L’ouvrage serait incomplet sans un dernier chapitre consacré à la cause même de cette épilepsie. Là encore, le docteur Gallet nous apporte des renseignements originaux :

L’épilepsie intervenant chez un adulte n’est qu’un symptôme qui peut fixer son origine des lésions suivantes :

1° Tumeur du cerveau ?

Non, car une survie de près de 40 ans n’aurait pas été possible.
2° Une syphilis ?

Non, car la contamination fut certaine, mais longtemps après le début des crises.
Ces deux causes éliminées, on a le choix entre deux hypothèses qui n’ont jamais été discutées jusqu’ici :
1° Une origine infectieuse ?

La notion nous en est fournie par Flaubert, qui décrit un épisode fébrile survenu avant la première crise.
2° Un traumatisme crânien ?
Le docteur Gallet pense que c’est l’hypothèse la plus plausible, en raison du mode de vie de Flaubert, de sa pratique assidue des exercices physiques et de l’équitation en particulier. De plus — et ceci nous paraît très important, parce que cela n’a jamais été signalé — si nous n’avons pas la preuve localisée que l’écrivain eut un accident déterminant un traumatisme crânien, nous avons la certitude qu’il eut plusieurs accidents graves. Il l’a écrit à Louise Colet, le 9 août 1846 :

« J’ai eu toute espèce de maladie et d’accidents : des chevaux tués sous moi, des voitures versées… »

Devant tant de témoignages indiscutables et convergents, le débat peut être clos et il nous faut ranger Flaubert parmi les épileptiques de génie, ce qui, après tout, n’est pas si déshonorant qu’on veut bien le dire.

 

Docteur Galérant.

Cet article devait être écrit par Jacques Toutain-Revel, qui avait demandé au docteur Galérant la documentation nécessaire, sans se douter que la mort viendrait le saisir avant qu’il n’ait pu l’utiliser. Ce sont donc des notes cursives, à peine rédigées, que nous avons publiées, dans l’état même où elles se trouvaient parmi les papiers laissés par notre regretté Président. Outre l’absence de style inhérente à toute ébauche littéraire, aucune correction n’avait été apportée au travail de l’imprimeur qui n’avait sous les yeux qu’un simple manuscrit.
Dans de telles conditions, on comprend que de nombreuses erreurs n’aient pu être évitées. Elles ont été signalées dans le Bulletin n° 21 et nous les avons corrigées dans l’article ci-dessus.

(2) La thèse du Docteur P. Gallet, « Quel diagnostic aurions-nous fait si nous avions soigné Flaubert ? » (52 p.) a été éditée par Foulon et Cie, 29, rue Deparcieux, Paris, 1960.