Les quotidiens rouennais et la mort de Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1962 – Bulletin n° 20 – Page 11

 

Les quotidiens rouennais et la mort de Flaubert

Plus favorisés que maintenant, pour les différentes opinions locales, les Rouennais de 1880 avaient trois quotidiens à leur disposition.

Le Nouvelliste de Rouen était dirigé par Charles Lapierre, le confident préféré de Flaubert, depuis la disparition de l’irremplaçable Bouilhet. Il était le quotidien des ralliés à la République, la supportant plus que l’épaulant, redoutant Gambetta, appuyant Mac-Mahon, et d’esprit protectionniste. Il était lu par les royalistes et les bonapartistes, faute d’autres journaux pour exprimer leurs véritables opinions. Comme il soutenait fermement l’action de l’Archevêché, il était lu par les catholiques pratiquants.

Le Journal de Rouen, doyen respecté de la presse locale, était nettement républicain. Il avait été l’opposant souple, ironique et fidèle, durant le Second Empire. Il avait été autrefois libre-échangiste, vaguement Saint-Simonien et voltairien ; de plus, son anticléricalisme n’avait jamais été virulent. Il était le plus informé et le mieux composé. Il avait aussi des chroniqueurs exceptionnels qui faisaient autorité dans la capitale et il était considéré comme l’une des meilleures feuilles de province.

Il appartenait déjà, avant la Révolution de 1848, à la famille Brière. Il avait été le grand animateur du banquet réformiste de 1847, auquel Flaubert avait assisté, en curieux ou en convaincu, peut-être simplement pour demeurer fidèle à la pensée libérale de son père. Sur le plan local, le Journal de Rouen représentait l’opinion de la bourgeoisie démocrate, hostile et vigilante à l’égard de toute Restauration, sensible au vieil esprit jacobin, socialement modéré, alarmé et inquiet de l’esprit de la Commune et malgré tout soucieux des progrès constants du quatrième état. Flaubert avait dû songer à son titre, à son esprit libéral, et peut-être à l’un de ses correspondants au style prudhommesque, lorsqu’il fit d’Homais le correspondant du Fanal de Rouen, pour la région d’Yonville.

Le troisième quotidien rouennais n’avait encore que quatre ans mais il était fort turbulent. Par ses attaques et ses méthodes, il était venu troubler la quiétude des deux autres. Le Petit Rouennais, sorte de gavroche arrogant, paraissait sous un format moitié moindre et ne se vendait qu’un sou au lieu de deux, ce qui était important à l’époque. Il avait rapidement atteint un tirage double des deux autres, justement à cause de son prix réduit, ce qui les inquiétait beaucoup pour l’avenir. Il portait véritablement le titre de son petit format et il avait été lancé par un groupe de républicains radicaux. Ses bailleurs de fonds appartenaient au patronat textile, à ceux qui avaient multiplié les œuvres sociales dans leurs usines, et notamment à deux protestants : Richard Waddington, sénateur, et Besselièvre, conseiller général du canton de Maromme, dont dépend Croisset. Nettement anticlérical, favorable à l’esprit maçonnique, il était le quotidien le plus axé à gauche, mais il était surtout celui du radicalisme militant et plus ouvriériste que véritablement socialisant. Il avait entamé la clientèle habituelle du Journal de Rouen, sans atteindre celle du Nouvelliste.

Cet éventail d’opinions caractérisées, droite, centre et gauche, est naturellement fort précieuse pour se rendre compte de l’attitude, du comportement et de la pensée moyenne qu’eurent les Rouennais à la mort du plus illustre de leurs concitoyens, Gustave Flaubert, dont la nouvelle fut portée rapidement aux quatre coins du monde par l’ensemble des journaux, comme un grand événement littéraire.

 

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De tout temps et sous tous les régimes, les journaux n’ont jamais pu tout imprimer. Ils s’efforçaient cependant plus que maintenant de traduire avec des nuances plus ou moins vives ce qu’ils savaient et ce qu’ils pensaient vraiment. Ils exprimaient finement l’opinion intime du groupe social qu’ils représentaient. Bien davantage que les Parisiens, les provinciaux étaient sensibles aux petites nouvelles locales, à celles qui, décemment, ne pouvaient s’imprimer, qui se colportaient et se glissaient de conversations en conversations, se trouvant ainsi déformées et agrandies.

Les Rouennais, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui, ont toujours aimé connaître avec plaisir ce qui se tramait, se dissimulait, se disait et qui était toujours utile de savoir pour paraître renseigné. Ces nouvelles discrètes alimentent toujours l’esprit des villes de province, intéressent toutes les classes de la société et peut-être particulièrement celles qui voudraient paraître les plus indifférentes à leur sujet. La bourgeoisie rouennaise, prudente par nature, muette et hautaine en dehors de ses salons, n’était pas la moins intriguée par tout ce qui se passait dans les intérieurs de son milieu. Elle avait, au siècle dernier, un réseau unique d’information, pratiquement disparu de nos jours, mais dont le rôle fut important. Les cuisinières savaient tout et jouaient ce rôle inattendu dans les secrets communicables de la bourgeoisie. Elles avaient une prérogative à laquelle elles tenaient particulièrement et par intérêt d’abord. Elles achetaient elles-mêmes toutes les provisions de l’office et bénéficiaient ainsi du « sou du franc » chez les commerçants. C’était pour elles le moyen de sortir tous les jours et de s’éloigner de leurs fourneaux. Elles se retrouvaient toutes sur le Vieux-Marché, le mieux achalandé de la ville. Se connaissant entre elles, elles se confiaient les petites nouvelles qu’elles rapportaient à l’office et, par le canal des valets et des femmes de chambre, la maison entière était toujours tenue au courant des propos discrets de la ville. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La crise du personnel domestique à la suite de la première guerre, l’évolution interne de la bourgeoisie, ont amené les jeunes maîtresses de maison à s’intéresser elles-mêmes aux achats. Flaubert sortait peu, mais il paraît avoir été toujours fort bien informé. Ne lui plaisait-il pas de s’asseoir sur un banc du jardin, les beaux soirs d’été, et causer longuement avec sa vieille cuisinière qui ne lui racontait pas seulement les histoires rouennaises du passé mais aussi celles du présent ?

Les journaux en rapportaient d’autres, plus générales. Quels quotidiens entraient dans sa maison de Croisset ? Il devait recevoir à titre gracieux le Nouvelliste, de son ami Lapierre, qui avait commencé la publication en feuilleton de Madame Bovary, en 1857, et l’avait interrompue devant les perspectives du procès, sans la reprendre ensuite. Il ne devait pas refléter son opinion politique, même en 1880. Le Journal de Rouen aurait été davantage dans sa ligne de pensée. Il demeurait l’organe libéral auquel son père avait été sensible. Beuzeville et Alfred Darcel lui avaient toujours été très favorables : journal de sa jeunesse et des siens il devait continuer de le lire. Il l’avait fort habilement défendu lors de son procès. Tout ce qu’il avait publié avait été l’objet d’une critique immédiate, détaillée et discrètement favorable au concitoyen. Pour Madame Bovary, en particulier, la critique d’Alfred Darcel avait devancé d’une dizaine de jours la première de Paris, celle de Sainte-Beuve qui, embarrassée par le récent procès, n’eut pas la hardiesse de celle du critique rouennais. Pour des raisons différentes, où jouaient alternativement le cœur et l’esprit, il semble que Flaubert s’intéressait à ces deux quotidiens rouennais. Par contre, le dernier né ne dut pas avoir sa faveur. Après les revers de 1871, le romancier s’était aigri davantage et était devenu différent, même s’il n’eut pas d’admiration pour l’ordre moral. Dans une lettre à Feydeau, il se montre hostile au régime issu du 4 septembre, à qui il reprochait principalement de moins s’intéresser aux artistes et aux écrivains que le Second Empire.

Socialement, Flaubert appartenait à la bourgeoisie rouennaise, à sa fraction libérale, plus faible numériquement que l’autre, car il vivait uniquement des revenus produits par les capitaux légués par ses parents. L’amertume née des revers financiers du mari de sa nièce n’y changea rien. Dans les dernières années de sa vie, il a pu éprouver la précarité des fortunes pourtant bien assises et il en a aussi connu les précieux avantages. Comme tous ceux menacés d’en sortir, il s’y raccrocha avec la tendre pensée du souvenir. Il n’a pas été, à vrai dire, un « anti-bourgeois », il a seulement été hostile, et avec violence dans ses propos, pour la bourgeoisie d’affaires et surtout prud’hommesque dont il rencontra à Rouen de singuliers échantillons. Il aurait voulu que la bourgeoisie, nouvelle classe dominante, se montrât mécène à l’égard des arts et intelligente par l’esprit, ce que J.-P. Sartre a analysé avec une claire objectivité en faisant de Flaubert le prototype parfait de la bourgeoisie intellectuelle. Il n’avait pas non plus le sens mesquin de sa classe. Comme Tolstoï, dans sa dernière période, il se sentait homme et se montrait sensible aux humbles, aux éprouvés, aux courageux et vis-à-vis de sa domesticité comme de son voisinage, il avait le désir de se montrer bon. C’est d’ailleurs un trait que Victor Hugo s’est plu à rappeler au moment de sa mort à un rédacteur du Figaro : « J’aimais Flaubert parce qu’il était bon. L’humanité a avant tout deux grandes catégories : les hommes qui sont bons et ceux qui ne le sont pas. Je ne veux point dire les méchants. Flaubert était de ceux qui sont bons, et à cette bonté s’ajoutait un grand talent ».

Cette remarque ne fut pas la seule à avoir frappé les écrivains contemporains. Par sa grande taille, sa forte stature, son attitude naturellement cambrée, Flaubert ne fut pas seulement un bel échantillon de sa race, mais il donna l’impression d’un homme fier et orgueilleux. Cependant, comme tous les Normands de ce type, élancés et gênés de leur prestance et de leur force, il était fort simple dans son comportement avec ses semblables et principalement avec ceux qui pouvaient paraître surpris et diminués par son imposante silhouette. Cette bonhomie non feinte est un rappel à l’humain, à un besoin d’égalité, surtout à l’égard de ceux qui pouvaient paraître au-dessous de lui dans l’échelle sociale, car il les impressionna toujours vivement.

Jean Richepin qui l’avait bien connu en a tracé un tableau vigoureux au moment de sa mort : « C’était un Normand superbe et barbare, avec sa taille de géant, sa mine farouche, son goût pour l’aventure et son mépris hautain pour la vie. Qui a vu passer Flaubert dans la rue a été forcé de se retourner pour le regarder à deux fois, tant par son allure large et fière qui contrastait avec l’étriqué d’à présent. D’une taille élevée, d’une corpulence vigoureuse, il marchait à grands pas, roulant un peu ses larges épaules à la façon des gens de mer et balançait les bras, comme pour brandir une arme. La face rouge luisait. Les moustaches épaisses et tombantes se gonflaient au vent d’une voix forte qui semblait plutôt faite pour la causerie que pour le commandement et le cri en plein air. L’œil avait des éclairs comme celui des aigles marins. Et tout cela, je le répète, non pas seulement pour ceux qui savaient que ce passant s’appelait Flaubert, mais pour le premier badaud venu qui demeurait ébaubi à l’aspect de ce colosse d’un autre âge… » Tout dans Flaubert exprimait ce bourgeois puissant et conquérant et l’on ne peut imaginer qu’il se soit intéressé au dernier né des quotidiens rouennais, d’un esprit social si différent du sien. Son anti-bourgeoisisme et celui du Petit Rouennais n’avaient pas la même source. Le sien ne pouvait pas y trouver la même résonance.

 

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Ce fut dans la vieille maison familiale de Croisset, celle à laquelle il avait songé, au clair de lune, sur une barque du Nil, qu’il mourut le 8 mai 1880, un samedi, vers 11 heures du matin, terrassé par une brutale attaque d’apoplexie qui eut raison, en une vingtaine de minutes, de ce colosse, surmené par les veilles et l’inlassable travail intellectuel. À ses rares heures de répit, bon vivant comme le sont toujours les Normands quand ils sont déchaînés après un rude effort. Il n’avait que cinquante-huit ans, l’âge qu’il fit mourir le mari de Madame Bovary. Il venait d’achever son roman de la bêtise humaine, qu’il aurait encore certainement remanié pour le style, ce Bouvard et Pécuchet qui lui avait demandé tant d’années de recherches et de préparation. Rien, dans son état de santé des jours précédents, ne pouvait laisser supposer une disparition aussi brutale. Sa mort émut profondément les gens de lettres car sa recherche de la perfection lui donnait une figure de Maître respecté et admiré.

Il vivait retiré des bruits de la ville et de son activité fiévreuse, dans ce paisible hameau de Croisset, à une demi-heure des barrières de l’octroi, qui semblait alors beaucoup plus que maintenant dans la lointaine banlieue. Les autobus le desservent aujourd’hui en moins d’une demi-heure ; il en fallait trois fois plus avec les fiacres. Le bateau de la Bouille était alors le mode de transport le plus rapide pour s’y rendre. La nouvelle de sa mort fut plus vite connue à Paris qu’à Rouen, à cause des télégrammes envoyés immédiatement par Charles Lapierre à ses amis de la capitale, qui l’attendaient le lendemain. Voulue ou non, la nouvelle de sa mort ne se répandit à Rouen qu’au début de la soirée, et encore, peu de personnes l’apprirent. Au point que le lendemain, les journaux paraissant alors le dimanche, deux quotidiens sur trois seulement firent connaître sa disparition. Le Petit Rouennais, à qui ses confrères avaient peut-être volontairement caché la nouvelle, n’en fit part que le lundi. Mais dès le dimanche, les journaux parisiens lui consacrèrent de longs articles. Sa mort fit autant de bruit que celle de Théophile Gautier, romancier, mais aussi journaliste, ce que Flaubert ne voulut jamais être. À Rouen, elle fit impression dans le monde lettré et médical ; probablement aussi dans la société bourgeoise où l’estime, à défaut de l’admiration, dut être plus mélangée. Son nom y était respecté, à cause de son père, chirurgien surtout et de son frère qui avait continué la tradition paternelle. Il bénéficiait de ce souvenir vivace. S’occupant uniquement de littérature, Gustave, aux yeux de la bourgeoisie rouennaise, avait une position peu appréciée, qu’au plus elle considérait comme un passe-temps agréable, signe évident d’infériorité pour les Rouennais plus matérialistes qu’idéalistes. On ne doutait pas de son talent, mais on souriait probablement de son entêtement à construire des phrases équilibrées et harmonieuses. Dans cette ville consacrée au coton, il fallait plus et mieux pour être un nom dans la ville et être admiré de tous. Peu de Rouennais avaient dû lire ses œuvres. De plus, dans le milieu bourgeois, on devait lui tenir encore rigueur d’avoir écrit Madame Bovary, une demi-rouennaise, ce qui était grave à leurs yeux. Si le roman s’était déroulé au Havre ou à Dieppe, leur jugement aurait été différent. Ils aiment leur ville, jusque dans la respectabilité de leur élément féminin et n’aiment pas, davantage aujourd’hui, qu’on puisse en sourire à travers le monde, même dans le filigrane d’un roman. Pour toutes ces raisons, les Rouennais ne le considéraient guère. Si bien que le jugement des trois quotidiens, le seul qui nous soit conservé est à reprendre dans ses détails pour juger leur attitude au moment de sa mort.

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Il peut d’ailleurs avoir été faussé au départ, pour un journal, à cause d’une amitié, celle qui l’unissait depuis une vingtaine d’années à Charles Lapierre, directeur-propriétaire du Nouvelliste. Il est probable que sans lui le quotidien le plus axé à droite aurait eu une attitude différente et plus réservée.

Il se trouva qu’au cours de cette semaine, il fut celui des trois quotidiens qui lui consacra le plus de lignes. L’organisateur du dîner annuel de la Saint-Polycarpe avait été immédiatement appelé. Il fut, par ce fait, le mieux placé pour donner dès le lendemain les nouvelles les plus exactes sur les circonstances de sa mort et pour apporter un jugement approfondi sur son œuvre.

Les journaux locaux se concurrençaient alors sérieusement et il leur importait d’apporter plus de nouvelles que leurs confrères. L’article de Lapierre parut en seconde page dans la chronique locale, sans titre agrandi. Flaubert, écrivit-il : « …s’était livré dans ses derniers temps à un travail, peut-être excessif, pour terminer le manuscrit de Bouvard et Pétuchet (sic) destiné à paraître l’hiver prochain. Il devait partir ce dimanche pour prendre, comme il le disait « l’air de Paris » Mais le samedi matin, au sortir du bain, il fut pris d’un malaise inhabituel. On courut chercher le docteur Fortin avec lequel il avait passé la soirée précédente à relire Corneille. Absent, le docteur Tourneaux se hâta d’accourir, mais ses efforts furent inutiles… » Lapierre exprima ensuite sa douleur et son jugement : « … Nous ne saurions, dire avec quel serrement de cœur nous vîmes, étendu sur un canapé, dans cette bibliothèque où se passait la plus grande partie de sa vie laborieuse, et comme endormi à la suite des fatigues de l’esprit, le pauvre grand ami dont une profonde affection nous avait fait partager les joies et les épreuves depuis une vingtaine d’années… » Il rappela qu’au cours de la dernière Saint-Polycarpe « … avec ce langage pittoresque et cette vaste érudition qui le caractérisaient, il nous entretenait de son œuvre bientôt achevée, de ses projets, des questions littéraires à l’ordre du jour sur lesquels sa parole vive, colorée, jetait des aperçus pleins d’originalité et de profondeurs… » Pour Lapierre, la vie de Flaubert était surtout dans ses œuvres « … Personne n’eut à un degré aussi intense l’amour du travail bien fait et le souci de la dignité du littérateur. Il avait horreur de ces reportages qui violent le domicile d’un auteur, font connaître les moindre détails de sa vie intime et il ne permettait au public que les droits de la critique. Il poussait ce scrupule jusqu’au point de n’avoir jamais voulu faire son portrait… » Pour Flaubert, terminait-il « … La littérature était un mont sacré inaccessible à tout ce qui portait le nom de l’industrialisme… »

Pris davantage au dépourvu, le Journal de Rouen du dimanche matin fut moins complet que le Nouvelliste, mais prit sa revanche le lendemain en publiant de nombreux extraits de la presse parisienne. Le jugement est probablement de Beuzeville, ancien potier d’étain, poète ouvrier et finalement rédacteur en chef du journal « … Dans la littérature contemporaine, il avait une place à part, une large, et belle place. Penseur profond, observateur rigoureux, écrivain d’un grand style, c’était dans les lettres une remarquable personnalité. Sa mort sera un deuil véritable pour tous ceux qui ont pu apprécier son caractère et les qualités de son cœur... »

Parmi les nombreux extraits des journaux parisiens publiés par le Journal de Rouen, deux sont à retenir : celui du Gaulois « … Nul parmi les vivants, si ce n’est Victor Hugo, n’a jeté sur son siècle un éclat si grand. Nul, surtout, a sculpté en des mots plus marmoréens de plus impérissables images et fait surgir du papier blanc, des apparitions plus éblouissantes. De longtemps, il ne se lèvera un maître de sa puissance, analysant sans jamais faiblir les petitesses modernes tour à tour, retrouvant au fond de son imagination les grandeurs épiques, des sociétés passées… » L’autre, du Figaro, s’efforçant de ne point le considérer comme véritablement « … le père de ce naturalisme qui fait, en ce moment plein de tapage et si peu de besogne… il lui avait suffi d’un roman, Madame Bovary, pour créer tout un genre dont les conséquences ont dû parfois agacer cet homme d’esprit, troublé par l’appel du mieux et par ses élans vers l’idéal… »

Le Petit Rouennais parut gêné de n’apprendre seulement la nouvelle à ses lecteurs que le lundi matin, alors qu’elle s’était, répandue la veille dans la ville par ses deux autres confrères. Il fut le seul à user d’un titre très agrandi, mais ses divers articles parurent comme les autres journaux dans la chronique locale, à la seconde page. Il s’en tira d’ailleurs fort bien et sans reprendre les deux autres. Les quotidiens avaient alors un correspondant parisien qui, sous forme de lettres, rapportait les événements intéressants de la capitale. Le jour même de la mort de Flaubert, avant donc que la nouvelle ne soit possible, le rédacteur parisien du Petit Rouennais écrivait : « … Tout d’abord, je crois que la littérature française est loin de décroître, comme les pessimistes le propagent, elle traverse seulement une crise assez aiguë… Qu’avons-nous, en fait de sommités ? Hugo et Zola dominent notre époque de toute une gloire patiemment acquise par le premier et conquise par l’autre… Flaubert se repose sur ses lauriers apportés par Madame Bovary ». Le petit Rouennais, en raison de son opinion de gauche, était le plus favorable des quotidiens rouennais à l’école naturaliste. Comme elle, il dénonçait les plaies sociales pour en avancer le remède. Les Soirées de Médan venaient de sortir de l’imprimerie trois semaines auparavant, contenant Boule de Suif, qui devait rendre Maupassant célèbre. Ce fut certainement sa dernière joie littéraire, de s’apercevoir du succès certain de son disciple. Il en attendait une autre, celle d’inaugurer la fontaine de Louis Bouilhet dont il présidait le comité d’organisation. Le Petit Rouennais marqua son dépit par une seule phrase : « …Toutes les célébrités parisiennes littéraires avaient connaissance de sa mort, alors qu’à Rouen, la nouvelle n’était que peu répandue… » Il s’efforça particulièrement de détruire de nombreuses erreurs répandues dans le public, et notamment : « … qu’il n’écrivait pas debout devant un haut pupitre, mais à son bureau, et qu’il n’emplissait pas une page comme on fait un tableau, en raturant, et en s’éloignant pour juger d’un adjectif… » Il n’aimait pas non plus « … comme un grand enfant se promener sur le quai pour assister à l’arrivée du bateau de la Bouille, car il avait en horreur ce « steam-boat » qui détruisait, avec ses fumées, le calme de sa retraite et changeait son magnifique paysage… » Il rapporta aussi qu’au risque de passer pour un original « … il se promenait parfois, sur la rive, avec un veston et un large pantalon rouges et causait familièrement à tous les habitants de Croisset, avec un langage approprié à chacun d’eux, et les paysans eux-mêmes, dont peu cependant avaient lu ses chefs-d’œuvre, montraient sa demeure avec un sentiment juste, quoique inconscient… » Le rédacteur local (L. L.) terminait : « … L’auteur de Madame Bovary fut toujours exclusivement littéraire. Qui connut ses idées politiques ? C’est ce qui fit sa force, la littérature était pour lui un art dont la moindre préoccupation commerciale devait être bannie… » Son rédacteur parisien reprit le lendemain le sujet en comparant Flaubert à Musset. C’était au Trocadéro, à une manifestation du souvenir en faveur du poète, qu’il avait appris sa mort, le samedi soir : « … Ce prosateur-né s’éteignant le même jour où ressuscitait pour quelques heures, le poète de la nature, de la vérité de l’amour… Pour lui, les deux littérateurs avaient des traits communs : la clarté et le scepticisme. Musset avait été victime des amours inspirées par sa muse, traînant une vie desséchée, misérable au moral, attristante au physique, essayant de noyer dans les vapeurs de l’alcool ses illusions perdues, ses enthousiasmes de jeunesse… » Flaubert l’avait aussi été à un égal degré mais sur un mode différent, car : « …c’était à son caractère puissant qu’il était redevable de ce défaut, car c’en est un. A-t-on jamais senti vibrer dans ses œuvres cette corde émue, passionnée qui fit le charme de Musset ? Non ! Flaubert, c’était un analyste froid, dépeignant les ardentes angoisses de l’amour, sans rien éprouver, comme un médecin qui dissèque un cadavre. Il s’arrêtait au moment voulu, à la phrase pensée et longuement pensé,. Il avait bien raison de ne jamais regimber contre la critique, car s’il avait mal fait, c’était parce qu’il l’avait voulu ainsi et tous les reproches n’y pouvaient rien… Il était là-bas, à Croisset, comme un sage, se contentant d’être le spectateur de son temps. Musset était une nature ; Flaubert était un caractère. La postérité aimera le premier, elle admirera le second… »

De manière différente, les trois quotidiens rouennais furent donc unanimes dans leur éloge. Ils saluèrent le travailleur acharné des lettres et l’honnête homme foncièrement désintéressé. Ils reprirent avec un plaisir apparent les extraits de leurs confrères parisiens, peu lus à Rouen, pour affirmer que leur opinion n’était pas seulement guidée par l’esprit de clocher, mais qu’elle était partagée par l’ensemble de la presse française.

 

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Le récit des obsèques dans les journaux rouennais laisserait apparaître davantage de divergences dans leur appréciation. Elles eurent lieu le mardi 12 mai, à la fin de la matinée, afin de permettre aux nombreuses personnalités parisiennes venues par le train du matin, d’arriver à temps à Croisset. Flaubert avait un sentiment religieux, sur la fin de sa vie, plus voisin de celui de Spencer que de celui de Spinoza. Sa famille lui donna une inhumation religieuse avec une messe à Canteleu et son inhumation au cimetière Monumental de Rouen, dans le tombeau familial. Long trajet en vérité : deux kilomètres pour atteindre l’église de Canteleu, sur la hauteur, et six autres, au moins, pour se rendre au grand cimetière de la bourgeoisie rouennaise, l’analogue du Père-Lachaise de Paris. Les trois quotidiens avaient fait connaître le jour et l’heure des obsèques. Ils avaient incité leurs lecteurs à y assister nombreux, pour y honorer leur concitoyen. Mais c’était un mardi, jour d’un des deux grands marchés de la ville. Il n’y eut pas derrière le char ni sur le passage le nombre escompté par eux. En plus, mais dans le Nouvelliste seulement, la famille ou Charles Lapierre firent paraître un avis spécial pour excuser les omissions de lettres, comme il était d’usage à cette époque d’en adresser, et pour aviser que des voitures de place stationneraient sur le quai pour prendre les personnes qui désireraient assister à la levée du corps à Croisset.

Beaucoup durent y venir par le bateau de la Bouille qui mettait moins de temps. De nombreuses personnes, attirées par la curiosité, stationnaient avant 10 heures devant la maison mortuaire « Le soleil illuminent les gazons et dorait les feuillages des grands arbres » note le Journal) de Rouen. Si la famille recevait dans le salon, la chapelle ardente avait été dressée au dehors, derrière le grand portail, sous un bosquet de lilas en fleurs où le romancier aimait venir attendre ses amis qui venaient le voir, par le bateau.

Le cortège, précédé du clergé, laissa la maison mortuaire à 11 heures et demie. En l’absence de son frère Achille, le chirurgien, en convalescence à Nice depuis l’année précédente et qui devait y mourir en 1882, le deuil fut conduit par Commanville, son neveu, le premier mari de Caroline, dont la faillite commerciale à Dieppe, avec ses conséquences financières pour la fortune des Flaubert, avait sévèrement ébranlé son moral ; également par son petit neveu Roquigny, petit-fils de son frère, et aussi par celui qu’il considérait comme son fils spirituel, le fils de Laure Le Poittevin, la sœur d’Alfred : le jeune Guy de Maupassant. Tous trois marchaient en tête du cortège. Le convoi n’emprunta pas le trajet habituel, la vieille route abrupte, mais la nouvelle voie sinueuse, beaucoup plus longue, et ce, à cause de l’importance du char et des couronnes, puisqu’il s’agissait d’un enterrement de première classe. L’assistance tint à faire le trajet à pied, étant suivie d’une cinquantaine de voitures de place et de maître, la plupart vides. Devant l’église de Canteleu, M. Lecœur, maire, entouré de son conseil municipal convoqué par lettre spéciale, attendait le cortège funèbre. Après la cérémonie religieuse, le convoi se dirigea aussitôt vers Rouen. À la barrière du Havre, un piquet du 28e d’infanterie l’attendait pour l’escorter, selon l’usage de l’époque ; Flaubert étant chevalier dans l’ordre de la Légion d’Honneur. Par le Mont Riboudet, les boulevards aujourd’hui débaptisés de Cauchoise, de Jeanne-d’Arc, de Beauvoisine, l’avenue du Cimetière, le convoi atteignit la grande porte d’entrée du cimetière Monumental. Malgré la longueur du trajet, presque tous les assistants de Canteleu suivirent à pied le char funèbre, par déférence pour le disparu. Le Petit Rouennais évalua à trois cents environ le nombre des assistants, réduisant à une dizaine celui des Rouennais qu’il avait reconnus, participation bien faible si elle est exacte. Par contre, sur les trottoirs, aux fenêtres, sur l’impériale des tramways, une foule nombreuse, curieuse et recueillie, formait de place en place une haie de plusieurs personnes. « Sur le passage du convoi, la population empressée et silencieuse suivait du regard ce char funèbre auquel s’attachait un nom, qui était un relief pour la cité… » écrivait le lendemain le Nouvelliste.

Par contre, le Petit Rouennais fut plus réservé et plus courroucé. La curiosité semblait l’avoir emporté sur le désir de rendre vraiment un hommage déférent et respectueux au grand Rouennais qui disparaissait. Les Rouennais ne sont pas les seuls à être sensibles à la pompe des grands enterrements et aux chevaux empanachés et caparaçonnés. Il y avait aussi pour le cortège funèbre de Flaubert, le désir de reconnaître au passage les célébrités parisiennes qui, en redingote et chapeau de forme, suivaient avec regret ce char qui emportait l’un des meilleurs d’entre eux. Lentement, par les allées sinueuses, le convoi arriva vers quatre heures de l’après-midi près de la tombe contenant les restes de ses parents et de sa sœur. Une assistance s’y était groupée en l’attendant. Un bruit avait couru en ville que Zola y parlerait au nom des écrivains. Comme il l’avait manifesté à ses amis, la cérémonie fut brève et se termina par quelques mots prononcés par Charles Lapierre, l’organisateur des obsèques, faisant ainsi respecter la forme de ses dernières volontés :

Messieurs,

Gustave Flaubert, dans ses entretiens familiers, s’était souvent prononcé contre toute éventualité de discours sur sa tombe.

Quoi de plus éloquent d’ailleurs, en ce moment, que l’émotion traduite dans la presse, que cette affluence dans laquelle on relève des noms célèbres que cette attitude attestée d’une population, que ce sentiment général du vide que la mort de Flaubert laisse dans la littérature.

Si je prends la parole, c’est pour dire adieu, au nom de sa famille et de ceux qui l’ont connu dans l’intimité, non pas seulement au grand écrivain qui honora les lettres par son talent, par la dignité de sa vie, par l’indépendance de son caractère, mais aussi à l’ami délicat et dévoué qui mérita de si profondes affections.

La ville de Rouen, pour laquelle le nom de Flaubert, ennobli par deux générations, doit être un légitime sujet d’orgueil, sentira vivement cette perte.

C’est à ses portes, elle ne l’oubliera pas, dans cette maison blanche au bord de la Seine, devenue pour la postérité la maison de Flaubert, c’est là qu’il travaillait, c’est là qu’il a créé son œuvre qui, comme celle de Balzac, ne peut que grandir avec le temps.

Adieu, cher grand ami, adieu et merci à vous tous qui êtes venus lui apporter le précieux témoignage de votre admiration et de vos regrets.

S’il avait été pressenti, Victor Hugo serait venu pour prononcer sur sa tombe l’adieu des écrivains. Zola, chef incontesté de l’école naturaliste, l’aurait également souhaité. Il publia d’ailleurs la semaine suivante deux longs articles reproduits dans les Romanciers Naturalistes, après l’avoir été dans la page littéraire du Figaro, sur ses impressions concernant l’œuvre et les obsèques de Flaubert. La fin de l’un est d’ailleurs édifiante. Il morigène ses confrères de s’être répandus dans les restaurants du port, après l’enterrement, en attendant le train du soir pour Paris, et d’avoir par leur fourchette et leur verbe, oublié rapidement le geste pieux qu’ils venaient d’accomplir. Mais Zola fut aussi frappé, autant que le Petit Rouennais, par l’indifférence de la population rouennaise, indifférence naturelle et de tout temps : l’exubération méridionale dans l’affliction comme dans la joie, sensible au provençal Zola, n’est pas dans l’habitude plus réservée des Rouennais. Il faut reconnaître que la mort de Flaubert ne les a guère troublés et qu’aujourd’hui, malgré les trompettes accrues de la presse et de la radio, les obsèques d’un grand écrivain connaîtraient une indifférence analogue. Sa mort eut cependant dans le pays cultivé, un retentissement aussi grand que celle de Théophile Gautier.

Ses obsèques à Rouen ont-elles été volontairement boudées par une partie de la population ? Il est vraisemblable que la bourgeoisie conservatrice et d’esprit clérical lui tenait rigueur de son esprit et de ses audaces, tout en reconnaissant sa valeur. On lui reprochait d’avoir ouvert la brèche qui avait permis ensuite le passage du naturalisme, faisant valoir les misères sociales. À Rouen, la bourgeoisie textile, maîtresse et orfèvre dans la cité, jouait toujours un jeu serré, dans la hantise des crises qui en balayaient parfois un certain nombre. Par esprit de conservation, les revendications sociales l’effrayaient. Dans une certaine mesure, l’école naturaliste avec Zola suivait Flaubert. Il paraissait avoir été son avant-coureur et par conséquent il l’épouvantait. Le silence et l’absence d’une fraction de la bourgeoisie trouvent leur justification dans ces remarques. Maupassant aurait d’ailleurs écrit quelques mois avant la mort de Flaubert, un article sur ce qu’il pensait de la bourgeoisie et qui, selon le Petit Rouennais aurait paru dans les Propos de la rue. Les recherches pour le retrouver sont demeurées vaines.

 

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Les journaux rouennais : donnèrent le nom des personnalités qui assistèrent à ses obsèques. Du côté rouennais : Barrabé, maire ; Nétien, le maire courageux de 1870 ; Lizot, ancien Préfet ; le docteur Leplé, président du Conseil d’Arrondissement ; Matinée, proviseur du lycée Corneille où il avait fait ses études ; Eugène Noël ; le « Père Labêche », du Journal de Rouen, bibliothécaire de la ville ; Pinchon, l’ami de Maupassant, sous-bibliothécaire ; Brière, directeur du Journal de Rouen ; Félix, magistrat et, cette année-là, président de l’Académie de Rouen à laquelle son père avait appartenu avant d’en sortir sans bruit ; Rhodes, Consul des États-Unis à Rouen et qui semble avoir été un ami personnel de Flaubert. Limbourg, préfet du département, s’était fait excuser, étant en tournée de conseil de révision ; de même que Cordier, retenu par une séance au Sénat. Peu de personnalités rouennaises en somme, il faut bien le reconnaître. Par contre, les habitants de Croisset et de Canteleu vinrent nombreux à l’église.

Les Parisiens, par reconnaissance et amitié, étaient venus nombreux. Parmi eux, d’anciens Rouennais comme Jules Levallois, Georges Pouchet, du Muséum ; d’Osmoy, député ; Pierre Giffard, du Figaro, tous anciens élèves du Lycée Corneille. Parmi les romanciers : Zola, Edmond de Concourt, Alphonse Daudet, François Coppée, Théodore de Banville, Catulle Mendès, Jules Claretie, José Maria de Hérédia, le fils de Théophile Gautier, et, bien entendu, des jeunes de l’école naturaliste en plus de Maupassant : Hennique, Huysmans, Céard, Paul Alexis.

Taine n’avait pu venir à cause d’une chute ; Alexandre Dumas fils, l’auteur de La Dame aux Camélias, mariait sa fille, et Tourgueneff voyageait en Russie. Les journaux parisien avaient envoyé des rédacteurs : Burty, de La République Française ; d’Hervilly, du Rappel ; Sabatier, du Journal de Genève, un ancien ami de Flaubert ; Chincholle, du Figaro ; Morel, du Moniteur Universel ; Vassy, de la Liberté ; Vachon de la France ; Renoir, de La Presse ; Bergerat, directeur de la Vie Moderne. Charpentier, l’éditeur de Flaubert, était également venu. Comme l’écrivit le lendemain le Nouvelliste : « La cérémonie a conservé jusqu’à la fin le caractère de simplicité et pour ainsi dire d’intimité qui répondait le mieux aux sentiments de Flaubert… » Comme on peut se rendre compte, il fut conduit au cimetière avec le respect et l’admiration des siens, travailleurs de la pensée et de la plume.

 

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Sa mort et le témoignage général signalé par la presse posait pour ses amis rouennais le problème d’un hommage public, pouvant se concrétiser sous la forme d’un monument. Dès le lendemain de son inhumation, un appel fut lancé dans ce sens dans la presse locale. Ce fut un avocat rouennais, Nion, qui fut chargé de centraliser les souscriptions. Les journaux locaux acceptèrent de les recevoir, à leurs guichets. Au cours du mois, ils publièrent cinq listes qui s’espacèrent par la suite. À la fin de mai, le comité en formation avait reçu 4455 francs-or, l’équivalent de 225 louis, ce qui pourrait représenter 9 000 nouveaux francs, somme notoirement insuffisante pour l’érection d’un monument digne de l’écrivain. Au même moment, une autre souscription était ouverte entre les commerçants de la ville pour une cavalcade en juin, comportant un cortège historique sur le thème de l’entrée de Henri II à Rouen, et de laquelle il reste un magnifique album historique. Elle produisit 50 000 francs-or. L’idée d’un monument en sa faveur était en germe, mais son érection s’avérait difficile. Il y eut, sauf des amis et des lettrés, peu d’empressement dans la ville pour la réalisation de ce projet.

Il en fut question à la séance du Conseil Municipal du 14 mai ; le maire se leva et dit dès l’ouverture :

Messieurs,

Nous venons de perdre un concitoyen qui fut l’un des écrivains les plus éminents de notre temps et qui restera l’une des illustrations littéraires de la Normandie. Il serait superflu de vous exposer les titres de M. Gustave Flaubert à votre sympathique admiration ; ils sont présents à vos esprits et la presse en a retenti aussitôt qu’a été connue sa mort, survenue inopinément le 8 de ce mois.

Nous n’avons plus, Messieurs, qu’à nous, demander de quelle manière nous pourrions rendre hommage au talent de Gustave Flaubert et perpétuer sa mémoire…

Le maire suggéra d’établir une autre fontaine sur la façade du Musée-Bibliothèque, alors en fin de construction et sur le côté nord-est, du côté de l’église Saint-Godard, qui aurait fait pendant à celle consacrée à Louis Bouilhet, en cours de construction et que Flaubert devait inaugurer à son achèvement.

…Ainsi, pour les deux amis qui se sont illustrés en même temps dans deux branches parallèles de la littérature et qu’avait unis durant leur existence la plus profonde affection, recevraient après leur mort, un hommage semblable, dans deux décorations symétriquement placées aux deux côtés de la nouvelle bibliothèque publique de notre ville…

La ville aurait offert cette place. Le comité avait des vues plus grandes, pensant qu’une place publique conviendrait mieux pour rendre hommage à son véritable mérite.

 

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L’influence des trois journaux rouennais sur la pensée du public paraît indéniable. Ils firent connaître l’importance et le sens de son œuvre littéraire. Les articles concernant sa mort, puis ses obsèques, permirent de mesurer l’hommage que les écrivains et les journalistes unanimes lui rendirent et ainsi de faire saisir aux Rouennais que leur compatriote était un grand écrivain du siècle. Leur clientèle n’excédait pas alors 25.000 lecteurs dans les deux départements. Par leurs articles, sans exagération ni chauvinisme, ils firent ce qu’ils purent pour le grandir, affirmer sa véritable valeur, et sa mort apparut comme l’un des faits importants de l’année. Tous trois firent paraître leurs articles en seconde page, réservée à la chronique locale, prouvant que les journaux se considéraient comme essentiellement rouennais, avec une clientèle purement régionale, tandis que la presse parisienne publiait des articles analogues en première page, montrant ainsi que son rôle était surtout national.

Par avance, la ville de Rouen pensa que son œuvre vivrait et que longtemps, des hommes et des femmes, émus et troublés par son style et sa pensée, viendraient dans sa ville natale pour retrouver les lieux où il avait vécu, pensé, écrit, afin de mieux comprendre et saisir l’ensemble de son œuvre littéraire qu’il a laissé à l’admiration de tous.

 

AndréDubuc.