Salammbô et un romancier

Les Amis de Flaubert – Année 1962 – Bulletin n° 21, page 16

 

 Salammbô et un romancier

Rien ne déconcerte plus un romancier qui croit aux vertus de la création et à leur efficacité sur son propre équilibre, que le cas de Flaubert passant de Madame Bovary à Salammbô, de la vérité à l’artifice. On n’a pas encore très bien établi les raisons qui ont poussé Flaubert à agir de la sorte, et sans doute pour y parvenir faudrait-il d’une part ne pas prendre à la lettre tout ce qu’il rapporte dans sa correspondance, spécialement à Louise Colet, d’autre part accepter qu’il y eût chez lui une certaine impuissance à créer.

Je ne crois pas, par exemple, avoir vu ailleurs que sous la plume de Jacques Suffel, dans son précieux et dense Flaubert, des Éditions Universitaires, cette hypothèse cependant si plausible, que Flaubert avait voulu, en plongeant dans l’historique, se dégager de l’ombre de Balzac dans laquelle on s’employait à le tenir. Mais ce n’était pas combattre par un détour tactique, c’était fuir. D’autres, qui ceux-là veulent à tout prix le justifier, assurent que Salammbô était pour lui le moyen le plus sûr de mettre en œuvre son impassibilité artistique et le style qui en découlait. C’est bien possible, et il y a réussi. Mais ce n’est pas là démarche d’un romancier véritable. Peut-être, cependant, certains écrivains actuels, tenant de ce qu’ils ont astucieusement baptisé le « nouveau-roman », ce qui leur permet de qualifier d’ancien le roman qui ne se fait pas selon leurs canons, ces écrivains dits de l’école du regard, de l’objet, que sais-je, ceux-là doivent assurer que le Grand Flaubert est là et que d’écrire Salammbô constitue la démarche essentielle d’un romancier enfin conscient de son art. La discussion serait longue si l’on accordait de l’importance aux théories de ces quelques écrivains sans sujet, de ces impuissants habiles dans l’art de l’alibi. D’abord cela nous éloignerait de l’art du roman qui est art de la vie, et nous serions entraînés dans les voies abstraites de l’esthétisme. Ensuite ce serait disputer sur quelque chose d’aussi éternel que par exemple la mode chez M. Mathieu Saint-Laurent.

Il convient tout simplement de reconnaître que si Balzac avait voulu prouver après Les Chouans qu’il était bien romancier, il n’eût pas écrit quelque Salammbô— mais une de ces scènes de la « Comédie humaine » puisée à même son temps et retravaillée par son pouvoir de visionnaire — ce que d’ailleurs il fit. Balzac voulait sans cesse aller plus loin dans l’âme humaine, Flaubert n’y songeait pas. Qu’on y prenne garde, le « mépris du bourgeois » qui réjouit tant de critiques n’est guère autre chose chez Flaubert qu’un manque d’ouverture aux êtres, pour tout dire un manque d’amour. Le romancier véritable ne déteste pas plus le bourgeois que nul autre en ce monde, car il a charge naturelle de débusquer en chaque homme les parts qui élèvent, celles qui abaissent, et aucune classe, aucun canton des sociétés ne contient que des hommes qui soient tous bas ou bêtes, méprisables en totalité. Quelque chose, disons-le, était sclérosé en Flaubert, qui se traduit par une absence de curiosité et d’approfondissement. Entre les premières années du Flaubert mûr et les dernières du Flaubert apoplectique, l’esprit n’a pas bougé, la vision ne s’est pas aiguisée et la morale de l’Éducation Sentimentale ne va pas au-delà de la mélancolie qu’ont les êtres vieillissants se retournant sur leur vie et la confrontant à leurs rêves : on avouera qu’il n’y a pas là de quoi donner le vertige ; et puis, finir sa vie en ridiculisant deux braves bougres, Bouvard et Pécuchet, alors que toute fin d’existence pour un homme de cœur le mène à une démarche inverse, vers un accueil et une compréhension accrus, voilà un signe redoutable.

Albert Thibaudet est sans doute beaucoup plus près de la vérité quand il songe, embrassant l’ensemble des travaux de Flaubert, à les définir du titre pris par Montaigne : Essais. Essais en effet, en des sens divers, sans autre lien qu’une volonté dans l’écriture. D’où un échantillonnage, qui d’ailleurs, si l’on y réfléchit, apparaît paradoxal, étant l’œuvre d’un homme d’une unité intérieure quasi constante du début à la fin de sa carrière.

Sans doute quelques-uns rêvent-ils parfois à l’œuvre qu’eût fourni un Flaubert qui ne se fût pas imposé les disciplines d’art qu’il mit comme un carcan, disent-ils, à sa nature romantique et fougueuse. Je ne crois pas qu’abandonné à sa nature il eût fourni des travaux différents. Sans doute fut-il romantique au départ : ses premiers écrits et sa première version de Saint-Antoine le prouvent ; mais n’est-ce pas le fait de toute jeunesse que d’être dans le ton du moment ? Aujourd’hui, bien des jeunes étudiants en Lettres alternent entre le cynisme des blousons noirs et l’éthique du pisse-froid régnant en littérature. Si Flaubert avait eu un tempérament véritablement romantique, il ne se fût pas passé le carcan durant trente ans, et le « pensum » de Madame Bovary achevé (comme il disait et qui pourtant fut son chef-d’œuvre et est un chef-d’œuvre), il se fût délivré en s’engageant allègrement dans quelque enquête humaine nouvelle, réalisée alors avec quelle liberté ! (non pas liberté dans l’art, non, mais dans l’invention). Hélas, ayant montré la bêtise provinciale d’Homais et de Charbovary, il avait épuisé selon lui la province !

Je pense donc que si un romancier a quelque chose à demander à Flaubert, ce n’est ni Salammbô, ni le disparate de ses créations qui peuvent le lui fournir, mais un amour du travail, une patience, des vertus en même temps d’artisan et d’artiste. Et je crois que finalement c’est la grande leçon que donne Flaubert aux écrivains qui l’approchent et qui, après tout, peut suffire : la promotion de l’art d’écrire à pareille hauteur est rare en une profession où l’on croit au génie par trois mots heureusement placés. C’est celle, en tout cas, que j’entendais saluer par la bouche du Professeur Gyergyai, ce Hongrois mainteneur du Français au-delà du rideau de fer : elle s’appelle, dans les Lettres aussi, humilité. Et n’est-ce pas une des formes les plus émouvantes de l’honnêteté intellectuelle ?

Roger Bésus.