La Couleur dans Salammbô

Les Amis de Flaubert – Année 1962 – Bulletin n° 21, page 18

La Couleur dans Salammbô

Émile Zola écrivait en 1878 (dans la Réforme du 15 septembre 1878 (1) : « J’aborde maintenant Salammbô et la Tentation — les deux coups d’ailes de G. Flaubert, au-dessus des laideurs du monde bourgeois, l’échappée splendide du lyrique, du coloriste ardent, heureux enfin d’être dans son véritable pays de lumière, de parfum, d’étoffes éclatantes… » C’est de ce « coloriste ardent » et des couleurs éclatantes dont il se sert pour peindre le monde de Salammbô que je parlerai dans ce bref travail.

Flaubert coloriste et Salammbô.

C’était bien de la couleur, ou plutôt des couleurs, que Flaubert était le plus épris. Sa correspondance trahit « des pages de jeunesse aux dernières lettres un tempérament de coloriste dans la primitive et véritable acception du mot » (2). Il dit par exemple — et je cite toujours Monnier : « Toutes les couleurs sont belles s’il s’agit de les peindre » ou « je rêve, de tous les tintamarres de la couleur » ou « j’éprouve des sensations presque voluptueuses rien qu’à voir ».

Mais c’était beaucoup plus qu’un simple amour de la couleur qui le poussait. Selon Lucien Laumet (3), c’est une sensation de couleur qui est l’aboutissement de ses réflexions et de ses travaux préliminaires.

« La quintessence supérieure du livre, le fil conducteur, l’impression générale lui donnent une sensation de couleur. C’est un phénomène comparable à l’audition colorée, mais beaucoup plus intellectuel et plus complexe. Dans Madame Bovary et dans Un Cœur simple, il veut donner une coloration grise ; Salammbô lui apparaît pourpre ». C’est aussi l’opinion de René Dumesnil (4) et celle de Pierre Monnier qui cite d’ailleurs du Journal des Goncourt les mots suivants attribués à Flaubert : « J’ai la pensée quand je fais un roman de rendre une coloration, une nuance. Par exemple dans mon roman carthaginois, je veux faire quelque chose de pourpre. Dans Madame Bovary, je n’ai eu que l’idée de rendre un ton, cette couleur de moisissure de l’existence des cloportes… » (5) On pourrait donc dire que le sujet de Salammbô, tout en attirant le coloriste qu’était Flaubert, l’a attiré encore plus en lui donnant l’occasion de réagir après la « grisaille » de Madame Bovary et de créer un roman aux couleurs violentes où triomphe son amour passionné du grandiose. Si l’on parle en termes de peinture — et ces termes viennent à l’esprit facilement quand on considère l’œuvre de Gustave Flaubert — on peut constater qu’en Madame Bovary ce sont les paysages qui se succèdent, tandis que Salammbô pourrait être décrit, ainsi que l’a fait Laumet (6) comme « une fresque des mots colorés et sonores ». Salammbô est composé surtout pour le regard et si la visite historique ne disparaît pas derrière les images, les décors, les couleurs violentes, c’est parce qu’il y a un autre côté de l’auteur, un côté archéologique, un côté historien. Et il y a aussi Flaubert amateur de l’Orient et surtout de l’Afrique (7).

On pourrait se demander, tout en admettant que c’était le destin de Carthage en particulier qui l’intéressait, pourquoi Flaubert n’a pas choisi un moment historique autrement important pour son roman, pourquoi il n’a pas choisi la lutte gigantesque entre Rome et Carthage en se bornant à décrire une révolte de mercenaires relativement peu importante.

Je vois la réponse à cette question dans le fait que Rome aurait apporté à l’histoire un élément européen, un élément rationnel et ordonné. Le « vermeil » des « profondeurs » aurait été dilué. Or, il y avait entre Carthage et les mercenaires une lutte entre barbares et barbares, entre une barbarie primitive et une barbarie décadente, et c’est de cette double barbarie que Flaubert a tiré les couleurs simples, les couleurs crues, fortes par leur simplicité et crudité. C’est grâce à cette double barbarie que l’écrivain a trouvé l’occasion de s’enivrer lui-même et d’enivrer les autres avec des scènes d’une violence rare et peintes avec des couleurs inoubliables.

Le lexique des couleurs.

Flaubert, tout en se servant d’un vocabulaire de couleurs qui pourrait être encore plus précis — ainsi que je vais le montrer — communique au lecteur presque toujours une nuance déterminée.

Même des épithètes qui sont généralement vagues, comme pâle, fauve, livide, évoquent souvent — encadrées comme elles le sont par les descriptions détaillées de Flaubert — cette nuance déterminée. Dans la description des quatre pontifes de Carthage (Salammbô, p. 128) (8), le grand-prêtre de Khamon portant une « robe de laine fauve » est entouré par les autres prêtres portant des robes de couleurs bien définies. Quand Flaubert dit le Schanabarim : « … Ils conspuaient ce pâle eunuque exténué de macérations… » (p. 294), ce prêtre de Tanit a déjà été décrit d’une manière si précise que l’épithète pâle ne préserve rien de son élément d’indéterminé. Dans l’exemple « Bien qu’ils fussent morts presque en même temps, des différences existaient dans leur corruption. Les hommes du Nord étaient gonflés d’une bouffissure livide… » (p. 238), je vois un teint bien déterminé, d’un blanc tirant sur le bleu.

Mais l’élément subjectif existe aussi : « Enfin un homme qui chancelait, un homme pâle et hideux de terreur, poussa un enfant » (p. 297) « … quelques-uns étaient pâles comme s’ils avaient attendu leur propre exécution » (p. 345).

Les couleurs à l’état pur comme blanc (54 emplois), bleu (30), brun (3), gris (3), jaune (27), noir (84), rouge (51), vert (10) et violet (6) sont celles qui reviennent le plus fréquemment dans les descriptions.

« … il ordonna que tous [les conducteurs d’éléphants] fussent costumés à la mode italienne, c’est-à-dire avec un bourrelet blanc autour des tempes… » (p. 103).

« Des troupeaux de moutons broutaient parmi les pierres ; une femme, la taille ceinte d’une toison bleue, les gardait » (p. 28).

« … Il avait le corps pris dans une cuirasse brune… » (p. 190). « Un nuage de poudre grise retombait » (p. 237).

« … leurs lèvres se collaient contre leurs dents jaunes » (p. 316). « … elle paraissait couchée sur des plumes noires » (p. 89).

« … des masses d’hommes s’écroulaient dans l’eau qui jaillissait en flots rouges contre les murs » (p. 105).

« Trois heures après ils arrivèrent sur un second plateau, que bordait une ceinture de collines vertes » (p. 318).

« D’autres gardaient leur barbe enfermée dans un petit sac de peau violette… » (p. 126).

Bien que Flaubert préfère le ton exact, on trouve aussi, mais beaucoup plus rarement, les couleurs dérivées auxquelles le suffixe -âtre (comme dans bleuâtre, verdâtre, blanchâtre, jaunâtre) donne une valeur d’imprécision.

« … des femmes de toutes les nations, brunes comme des dattes mûres, verdâtres comme des olives… » (p. 62 ).

« Puis derrière les Numides, les Maurusiens et les Gétules se pressaient les hommes jaunâtres répandus au-delà de Taggir… » (pp. 253-54).

« … ses yeux s’arrêtèrent au fond, où sur un lit en branches de palmier, retombait quelque chose de bleuâtre et de scintillant » (p. 220).

« Contre les murs il y avait comme des nappes blanchâtres [de pluie] vaguement suspendues » (p. 300).

Dans les deux derniers exemples, l’élément vague est nettement exprimé par le contexte aussi : « quelque chose de bleuâtre », « comme des nappes blanchâtres ».

Le suffixe en -âtre peut aussi évoquer une nuance péjorative ou affective, et on trouve cette nuance, qui ajoute d’ailleurs un élément précis, dans le roman de Flaubert :

« Ils étaient maintenant d’une maigreur hideuse ; leur peau se plaquait de marbrures bleuâtres » (p. 309).

« Des armes hideuses leur avaient fait des blessures compliquées. Des lambeaux verdâtres leur pendaient du front » (P. 238).

« … la poudre d’or de ses cheveux lui était tombée sur les épaules… et ils paraissaient blanchâtres » [Flaubert parle de Hannon, le lépreux (p. 130).

Pour évoquer la tonalité de certaines couleurs, l’écrivain emploie aussi des mots concrets ou des images concrètes, empruntés à différents règnes de la nature. Il se sert du lait, qui évoque le blanc (un blanc non saturé), du vin, du sang, du feu, qui évoquent différentes nuances du rouge. (Le sang et le feu ont un pouvoir évocateur à eux-mêmes, ainsi que je le montrerai dans la dernière partie de ce travail).

« … dans les citronniers plus hauts que des cèdres, des serpents couleur de lait font avec les diamants de leur gueule tomber les fruits sur le gazon » (p. 226).

« L’aube se levait, et une couleur vineuse emplissait les feuilles de talc dans les murs » (P. 90).

« La lune, couleur de sang, resplendissait dans un cercle pâle... (p. 14).

« … il avait même employé le baaras, racine couleur de feu… » (P. 90).

Ce sont les couleurs luxueuses, couleurs désignant des étoffes, des pierreries et des métaux rares, (qui donnent à Salammbô sa coloration générale, qui fixent dans l’esprit du lecteur une des impressions dominantes qu’il gardera de ce roman. Ces couleurs sont utilisées avec un goût et surtout avec une technique admirables. Beaucoup moins nombreuses que les autres, ce sont elles, en réalité, qui apportent à l’œuvre le « ton particulier » dont parle Baudelaire dans son « Art romantique » (9).

C’est le pourpre, couleur majestueuse, mais aussi étoffe de luxe qui domine dans cette catégorie, ce qui est peu surprenant dans une œuvre dont l’auteur a voulu faire « quelque chose de pourpre ».

Le zaïmph est « pourpre comme le soleil » (p. 85).

« Alors un des lions se mit à marcher, découpant avec sa forme monstrueuse une ombre noire sur le fond du ciel pourpre » (p. 341 ). « … il se voyait… dans la chambre au lit de pourpre… » (p. 164).

L’écarlate se trouve aussi : pendant le sacrifice des enfants « une fumée blanche montait dans la grande couleur écarlate » (p. 298). Parmi les pierreries on trouve l’émeraude, une pierre d’une belle couleur verte : « … la mer couleur d’émeraude semblait comme figée dans la fraîcheur du matin » (p. 18).

L’azur, couleur dérivée du verre coloré en bleu par l’oxyde de cobalt, est employé assez fréquemment :

« Des lignes de fleurs blanches, toutes se suivant une à une, décrivaient sur la terre couleur d’azur de longues paraboles comme des fusées d’étoiles » (p. 10).

Quant à la couleur d’hyacinthe, un jaune tirant sur le rouge, il s’agit probablement de l’hyacinthe pierre (il y a aussi une hyacinthe fleur, ancien nom de la jacinthe). Flaubert l’emploie (entre autres exemples) pour décrire la robe de Salammbô : « Sa robe d’hyacinthe, à manches larges, lui serrait la taille en s’évasant par le bas » (p. 140).

Les couleurs des métaux précieux, de l’or et de l’argent ne peuvent pas manquer dans la création de ce « ton particulier », dans la recherche de la clef des splendeurs de l’ancien monde oriental ; elles sont souvent alliées.,

« … les Anciens formaient avec leurs tiares une grande ligne d’or » (p. 347).

« Des écailles d’or se collaient à ses hanches, et de cette large ceinture descendaient les flots de ses caleçons bleus, étoilés d’argent ». « Entre les ondulations de ces monticules, des gerbes couleur d’argent brillaient… » (p. 318).

Il est compréhensible que l’on ne trouve pas dans Salammbô un vocabulaire technique des couleurs, un vocabulaire de peintre moderne, contenant des couleurs comme vert véronèse, outremer, cendre bleue.

Sans doute, Flaubert, qui est presque autant historien que styliste, n’a pas voulu utiliser des notions de couleur qui, d’après toutes probabilités, n’existaient pas au temps de Carthage.

Pourquoi traduit-il si souvent les couleurs à l’état pur comme rouge, vert, bleu, qui peuvent être exprimées plus précisément encore sans qu’on soit obligé d’aborder le domaine de la technique ? Des couleurs comme bleu verdissant, orange jaune clair, gris argent, qui se trouvent chez Gautier (10) par exemple, manquent dans Salammbô.

Je crois que Flaubert n’a pas voulu pécher par une précision exagérée qui aurait troublé la tonalité générale (des couleurs simples et fortes) dont j’ai parlé plus haut.

La saturation des couleurs

Dans Salammbô, Flaubert se sert d’une tout autre palette que celle qu’il emploie dans Madame Bovary. Des couleurs de pastel de cette œuvre, il passe aux couleurs beaucoup plus ardentes et plus sombres de Salammbô. La notion du clair, qu’elle comporte ou non une appréciation subjective, est beaucoup moins fréquente que celle du sombre. Une seule fois il parle de feux clairs : « Des feux clairs brûlaient sous des marmites suspendues », mais il continue « et leurs reflets empourprés illuminaient certaines places en laissaient d’autres dans les ténèbres… » (p. 219). Empourpré évoque déjà une certaine saturation, mais cette saturation est encore loin de celle du pourpre sombre du manteau de Salammbô : « … son grand manteau de pourpre sombre, taillé dans une étoffe inconnue… » (p. 12).

Le ciel rose sert comme fond à un rouge plus fort

« … On aperçut au fond des autres salles le grand ciel rose qui semblait continuer la voûte, en s’appuyant à l’horizon sur la mer toute bleue. Le soleil sortant des flots, montait… La gueule aux dents rouges s’ouvrait… (p. 137).

Le rouge saturé est fréquent et il est intéressant de noter que le rouge devient noir par la distance, sans qu’il y ait d’intermédiaires ou de mélanges : « Elle [la salle] était si haute que la couleur rouge des murailles, en montant vers la voûte, se faisait noire » (p. 128).

On trouve encore, mais rarement, d’autres tons du rouge peu saturé, par exemple, la rougeur : « Tout s’agitait dans une rougeur épandue » (p. 18) et rougi : « … comme une goutte d’eau sur une plage rougie… » (p. 298). A rougi correspondent jauni : « Le soleil chauffait l’herbe jaunie… » (p. 217) et bleui, « ils étaient… bleuis sous des strangulations… » (p. 238).

Mais le bleu est presque toujours saturé ; il n’est jamais tendre ou clair. La zaïmph est « bleuâtre comme la nuit » (p. 85). Le blanc dilué de la couleur laiteuse est beaucoup moins fréquent que le blanchâtre et le livide.

Fréquence des noms de couleurs.

On constate dans Salammbô la prédominance du sombre. Le noir est employé 86 fois ; le mot rouge figure 51 fois, mais avec toutes ses nuances, le rouge est la couleur la plus répandue du roman, 113 fois. On le trouve jusqu’à quatre fois dans une seule page (p. 298). Aux rouge et noir suivent le blanc (66 emplois), le bleu (44 emplois) et le jaune (37). Rares sont le vert (13 emplois) et surtout le brun (3 emplois). Le résultat de mes dépouillements est consigné dans le graphique.

L’opposition, le contraste.021_018

Flaubert se sert de l’opposition pour créer deux effets tout à fait différents. Premièrement, il établit une opposition entre les groupes et personnages qu’il veut mettre en relief et le fond à travers lequel ils évoluent. Dans ce procédé, les couleurs ne sont importantes que pour les objets du premier plan. Le fond est négligé. Deuxièmement, il joue l’opposition, entre deux objets du même plan. Il y a là une opposition pure entre deux objets, et comme il s’en suit de deux couleurs d’une valeur égale.

Pour maintenir au premier plan ses personnages, l’auteur réserve aux groupes les couleurs les plus intenses. Au milieu des foules de Salammbô, nous distinguons les points rouges « comme une tache de sang » de la tunique des matelots (p. 23), les prêtres de Moloch qui forment « une muraille de pourpre » (p. 347), « des files de robes blanches » qui apparaissent entre les colonnades (p. 346). En pleine bataille apparaissent « de grosses masses noires », les éléphants de Carthage (p. 318).

D’autre part, il réserve la seule description poussée aux personnages principaux. En traitant leur costume avec un soin particulier, il n’oublie aucun détail important, aucune couleur qui pourrait ajouter à l’image. La première description de Salammbô est devenue classique

« Sa chevelure, poudrée d’un sable violet et réunie en forme de tour selon la mode des vierges chananéennes, la faisait paraître plus grande. Des tresses de perles attachées à ses tempes descendaient jusqu’aux coins de sa bouche, rose comme une grenade entrouverte. Il y avait sur sa poitrine un assemblage de pierres lumineuses, imitant par leur bigarrure les écailles d’une murène. Ses bras, garnis de diamants, sortaient nus de sa tunique sans manches étoilée de fleurs rouges sur un fond tout noir. Elle portait entre les chevilles une chaînette d’or pour régler sa marche, et son grand manteau de pourpre sombre, taillé dans une étoffe inconnue, traînait derrière elle… » (p. 12).

La description de Hannon n’est pas moins colorée

« Il avait des bottines en feutre noir, semées de lunes d’argent. Des bandelettes, comme autour d’une momie, s’enroulaient à ses jambes et la chair passait entre les linges croisés. Son ventre débordait sur la jaquette écarlate qui lui couvrait les cuisses ; les plis de son cou retombaient jusqu’à sa poitrine comme des fanons de bœuf, sa tunique, où des fleurs étaient peintes, craquait aux aisselles ; il portait une écharpe, une ceinture et un large manteau noir à doubles manches lacées. L’abondance de ses vêtements, son grand collier de pierres bleues, ses agrafes d’or et ses lourds pendants d’oreilles ne rendaient pas plus hideuse sa difformité. On aurait dit quelque grosse idole ébauchée dans un bloc de pierre ; car une lèpre pâle, étendue sur tout son corps, lui donnait l’apparence d’une chose inerte » (p. 38).

Dans tous ces exemples, c’est le fond qui est négligé ou plutôt sacrifié pour créer un élément plastique, pour mettre en valeur les objets du premier plan. Dans les deux derniers exemples, le fond disparaît complètement derrière la splendeur des costumes de Salammbô et de Hannon. Il y a là une opposition, mais plutôt une opposition sous-entendue, où le fond qui existe, et qui a sa propre couleur, se fait oublier grâce à l’art d’un écrivain qui sait aussi ménager ses couleurs quand il le faut.

C’est l’opposition pure qui est plus fréquente, l’opposition entre deux couleurs qui forment un seul objet, ou l’opposition entre deux objets qui résident sur le même plan. Pour Flaubert qui n’est pas photographe, mais coloriste, l’opposition à laquelle on s’attend ordinaire­ment, celle entre noir et blanc, est sans importance. Elle ne se trouve que deux fois, une de ces deux fois (le taureau blanc avec la brebis noire [p. 97] ) avec une valeur purement symbolique.

Cette opposition est remplacée par celle du rouge et du noir. La « porte rouge à croix noire » paraît à plusieurs occasions (pp. 2, 59, 88) ; ce même rouge et noir fait partie des descriptions d’objets carthaginois : « … les hauts lambris, couverts d’une peinture rouge à bandes noires… » (p. 88), « les assiettes d’argile rouge rehaussée de dessins noirs » (p. 3), où il crée une opposition entre deux objets différents d’une importance égale : « Toutes les murailles étaient couvertes de voiles noirs ; … le sang des chameaux.., formait sur les marches des cascades rouges » (p. 197). « Sur l’horizon tout rouge, des ombres noires couraient éperdues » (p. 228).

Il y a d’autres couleurs qui entrent en opposition, comme dans la description de la robe de Salammbô « qui était blanche et bariolée de lignes vertes » (pp. 211-12), ou de son « voile jaune à fleurs noires » (p. 219), mais les exemples de cet emploi sont rares.

Harmonies colorées.

On a vu comment Flaubert se sert de l’opposition de deux couleurs pour obtenir un certain résultat. Mais il sait harmoniser tout aussi bien que contraster. Pour créer ses harmonies, il adopte une palette simplifiée « telle celle des maîtres, lui donnant pour base les couleurs primaires (fondamentales) auxquelles il accole (mais pas toujours) l’épithète juste qui précisera un ton, une nuance… » ( 11 ).

Ce sont les couleurs fondamentales seules qu’il utilise le plus souvent : « le zaïmph est à la fois bleuâtre comme la nuit, jaune comme l’aurore, pourpre comme le soleil » (p. 85) ; « … des voiles bleus, jaunes et blancs s’agitaient sur les murs, dans la rougeur du soir » (p. 30).

On trouve les mêmes couleurs à l’exception du rouge : « sur la confusion de ces vêtements blancs, jaunes et bleus, les anneaux, les agrafes… resplendissaient » (p. 139).

Même la scène d’une bataille cruelle est harmonisée : « On ne voyait plus, sur la plaine, qu’une sorte de fourmillement tout noir, depuis le golfe bleuâtre jusqu’à la lagune toute blanche ; et le lac, où du sang avait coulé, s’étalait, plus loin, comme une grande mare pourpre » (p. 282). Il n’y a que le jaune qui manque dans cet exemple, pour que la gamme de couleurs fondamentales soit complète.

On trouve une couleur fondamentale, le jaune, avec deux couleurs complémentaires qui sont dérivées d’elle. Les femmes de toutes les nations sont « brunes comme des dattes mûres, verdâtres comme des olives, jaunes comme des oranges » (p. 62) ; ou une couleur complé­mentaire (le gris) avec les deux couleurs fondamentales dont celle-ci : est composée : « … les chairs humaines faisaient des taches blanches, les morceaux d’airain des plaques grises… les horribles animaux… creusaient des sillons noirs » (p. 318-19).

Enfin, pour peindre le tableau le plus coloré, le plus scintillant du livre, celui de la salle du trésor, Flaubert emploie toute la gamme de l’arc-en-ciel (à l’exception de l’indigo) : « Avec son flambeau, il alluma une lampe de mineur fixée au bonnet de l’idole ; des feux verts, jaunes, bleus, violets, couleur de vin, couleur de sang, tout à coup illuminèrent la salle… » (p. 150).

Symbolisme des couleurs.

Aux valeurs purement visuelles des couleurs dans Salammbô, s’ajoute aussi une valeur symbolique. Il existe dans le roman un symbolisme de couleurs qui est purement épisodique et sans grande importance : « Alors on amena un taureau blanc avec une brebis noire, symbole du jour et symbole de la nuit » (p. 97), une petite statuette bleue « l’image de la vérité » (p. 128).

Mais il y a aussi un autre symbolisme, le symbolisme du noir et du rouge, cette dualité qui court à travers tout le roman et qui est identique à la dualité de Tânit et de Moloch, si admirablement décrite par Dumesnil         (12 )

« … La dualité de Tânit et de Moloch n’est que l’expression de la double nature du climat. Or, cette dualité se traduit dans l’ordre moral et intellectuel par les surprenantes oppositions de l’âme et du génie de l’Afrique. D’une part, Tânit, qui signifie la langueur amoureuse et corruptrice des rivages, d’autre part, le Moloch dévorateur, le feu du ciel, qui symbolise l’aridité des sables : c’est le souffle enflammé du désert, qui brûle tout sur son passage, qui inspire, avec la luxure furieuse le désir effréné du pillage et du meurtre ».

Or, Tânit, c’est le noir, noir comme la nuit dont elle est la déesse, noir comme le serpent de Salammbô qui est sa créature, comme les vêtements des Carthaginois qui sont son peuple.

Le rouge, c’est Moloch, rouge comme le sang qu’il dévore, comme le feu dont il est le dieu, comme « la gueule » du soleil qui brûle les sables du désert, comme les vêtements de ses prêtres, et de Mâtho qui est son incarnation.

Arthur Bieler

Docteur de l’Université de Paris

Professeur à Oglethorpe University (U.S.A.).

Extrait de la Revue américaine de langue française The French Review, vol. 33, n° 4 (février 1960).

(1) Flaubert, « Salammbô ». Texte établi et présenté par René Dumesnil (Paris, Société Les Belles Lettres, 1944), pp. CLIIII-CLIV.

(2) Pierre Monnier, « Gustave Flaubert coloriste », (« Mercure de France », 1er déc. 1921, p. 401.

(3) Lucien Laumet, « La Sensibilité de Flaubert », (Alençon, Poulet-Malassis, 1951), p. 185.

(4) Dumesnil, op. cit., p. 1.

(5) Monnier, op. cit., p. 408.

(6) Laumet, op. cit., p. 188.

(7) « En passant devant Abydos, j’ai beaucoup pensé à Byron. C’est là son Orient, l’Orient turc, l’Orient du sabre recourbé, du costume albanais et de la fenêtre grillée donnant sur des flots bleus. J’aime mieux l’Orient cuit du Bédouin et du désert, les profondeurs vermeilles de l’Afrique… » Flaubert à Louis Bouilhet, le 14 novembre 1850.

(8) Les exemples ont été tirés de l’édition parue chez Garnier Frères (avec introduction, notes et variantes par Édouard Maynial).

(9) « Comme un rêve est placé dans une atmosphère colorée qui lui est propre, de même une conception, devenue composition, a besoin de se mouvoir dans un milieu coloré qui lui soit particulier. Il y a évidemment un ton particu­lier attribué à une partie quelconque du tableau qui devient clef et qui gouverne les autres… » (Baudelaire, « L’Art romantique », Éd. Camard, p. 11, dans G. Matoré, « Le vocabulaire et la société sous Louis-Philippe », p. 205).

(10) Matoré, op, cit., p. 207.

(11) Monnier, op. cit., p. 414.

(12) Dumesnil, op. cit., p. XLVI.