Le tempérament de Mâtho, dans Salammbô

Les Amis de Flaubert – Année 1962 – Bulletin n° 21, page 30

Le tempérament de Mâtho, dans Salammbô

      En relisant Salammbô, notre attention a été attirée par l’alternance chez Mâtho des états d’excitation et de dépression. Cette alternance, pour les raisons que nous dirons plus bas, nous paraissant présenter un caractère pathologique, nous avons entrepris de rechercher dans la version définitive — et dans les manuscrits — toutes les autres manifestations névropathiques pouvant y être associées afin de définir le type psychosomatique du personnage.

Type somatique :

Taille « colossale ». (T. I, page 16)(1)

Système pileux exubérant :

  • Un collier à lune d’argent s’embarrassait dans les poils de sa poitrine. (T. I, p. 15).

Musculature en relief :

  • Il faisait, pour rompre ses liens, de tels efforts que ses bras se gonflaient comme des tronçons de serpent. (T. II, p. 162) (2).

Force herculéenne :

  • Tout à coup il aperçut la longue chaîne que l’on tirait pour manœuvrer la bascule de la pose. D’un bond, il s’y cramponna, en raidissant ses bras, en s’arc-boutant des pieds, et, à la fin, les battants énormes s’entr’ouvrirent. (T. I, p., 92) (3).

Résistance :

  • Une nuit, il se jeta dans le golfe et, pendant trois heures, il nagea tout d’une haleine. (T. I, P. 59).

Souplesse :

  • L’escalier de l’acropole avait soixante marches. Il les descendit comme s’il eût roulé dans un torrent du haut d’une montagne. Trois fois on l’aperçut qui bondissait, puis, en bas, il retomba sur les deux talons. (T. II p. 162).

Bref : type athlétique.

Type psycho-pathologique :

Cette puissance ne s’exerce pas constamment : par intervalles, elle se relâche et s’immobilise.

Spendius … aperçut de loin Mâtho qui, le bras suspendu contre la poitrine, nu-tête et la figure basse, laissait boire son mulet, tout en regardant l’eau couler. (T. I, p. 27).

Mâtho, nu comme un cadavre, était couché à plat ventre sur une peau de lion, la face dans les deux mains (T. I, p. 33) (4). Brouillons. (6).

Et il restait là tout debout le front baissé les bras pendants immobile et les cohortes des barbares s’écoulaient autour de lui comme le long d’un rocher les vagues d’un fleuve. (T. IV, – V. 254).

Mais que se produise une impulsion extérieure, ou quelquefois par une réaction spontanée, cette même force se réveille brusque­ment et se détend. Bondir, s’élancer (7), se jeter (8), se précipiter (9), etc… (10) alternera pour traduire cette expansion.

Bondir :

  • Mâtho bondit sur le cheval que l’esclave tenait à la porte. (T. I, p. 46).
  • Tout à coup, il aperçut la longue chaîne que l’on tirait pour manœuvrer la bascule de la porte. D’un bond il s’y cramponna. (T. I, p. 92).
  • Mâtho en bondit de joie. (T. I, p. 159).
  • Ta colère était si forte que tu as bondi vers moi. (T. II, p. 41 ).
  • Mâtho se leva d’un bond, un orgueil colossal lui gonflait le cœur. (Ibid.).
  • Il fit un bond, elle se trouva toute seule. (T. II, p. 47).
  • Une fureur désordonnée le fit bondir sur ses armes. (T. II, p. 50).
  • Il bondit sur un des chameaux qui étaient dans les bagages. (T. II. p. 68).
  • L’odeur du sang, le spectacle du carnage et le vacarme des clairons avaient fini par lui faire bondir le cœur (T. II, p. 95).

Brouillons

  • Les paroles de Spendius venaient de tomber sur lui à l’instant même où la réaction se faisait — une haine lui revint — il se releva comme par un ressort. (T. IIII – R – 368).

Cette succession de phases torpides et impulsives caractérise la cycloïdie. Deux passages, d’ailleurs, de sens opposé, la soulignent :

  • Ses énervements l’abandonnèrent et ce fut une ardeur d’action folle et continuelle. (T, 1, p. 59).
  • Les emportements qu’il avait eus étaient vite retombés. (T. I, p. 159).

Constitution athlétique et cycloïdie étant des composantes trop générales pour définir un tempérament avec précision, nous avons recherché d’autres anomalies remarquables.

Nous en avons identifié 7 : irritabilité, agressivité, viscosité, morosité, perte de la notion de la réalité, hallucinations, angoisse.

Irritabilité :

L’expression multiforme : irritation, colère (11 ), exaspération (12), fureur (13), etc… révèle sa chronicité.

  • Mais l’autre, s’irritant, disait : « Laisse-moi !… ». (T. I, p. 18).
  • L’ancien esclave se mit à raconter les manœuvres… Mâtho croyait les voir et il s’irritait. (T. I, p. 173).
  • Mâtho, irrité, marchait en gesticulant. (T. II, p. 11 ).

Brouillons .

  • Irrité de cet ennemi multiple plusieurs fois il essaya de se jeter sur eux. (T. V – R – 64).

Agressivité :

L’agressivité de Mâtho est dirigée naturellement contre Carthage, l’adversaire, Hamilcar (14), le rival, Narr’ Havas (15). Mais elle n’épargne pas non plus l’objet de sa passion, Salammbô (16), et elle se décharge autant dans des menaces et des évocations apocalyptiques qu’en versant effectivement le sang ennemi :

  • Je renverserai ta ville, je brûlerai tous ses temples, les trirèmes vogueront sur des vagues de sang ! Je ne veux pas qu’il en reste une maison, une pierre, ni un palmier… (T. II, p. 43).
  • Mâtho était acharné, chaque obstacle renforçait sa colère, il en arrivait à des choses terribles et extravagantes. (T. II, p. 83).
  • Brouillons : Les idées de mort lui avaient envahi le cœur tout entier. (T. III-R-24).
  • Il était déterminé à des choses monstrueuses.
  • II voulait la guerre comme un soulagement. (T. II – V – 174).

Viscosité :

Si, par ce nom, les psychiatres désignent l’attachement exclusif aux personnes, aux lieux et aux habitudes, à qui, de tous les personnages de Salammbô, s’appliquera-t-il mieux qu’à Mâtho ? Dans cette immense armée, en effet, il n’a d’autre confident, d’autre conseiller que Spendius ; sur le champ de bataille du Macar, entre tous les survivants, il ne recherche que Spendius (17), et après le désastre final, de tous les morts, il ne regrette encore que Spendius.

  • Si, parfois, des soupirs lui échappaient, c’est qu’il pensait à Spendius. (T. II, p. 149).

D’autre part, aucune courtisane ne lui fera plus oublier Salammbô dès l’instant où elle lui est apparue.

  • II se laissa conduire chez les servantes de la Déesse ; mais il descendit la colline en sanglotant, comme ceux qui s’en reviennent des funérailles. (T. I, p. 36).

Enfin, devant la splendeur de la métropole punique, il garde tout au fond de son cœur la nostalgie de la Lybie natale.

  • Il craignait les Dieux et souhaitait mourir dans sa Patrie (T. I, p. 28).

Morosité :

Sans doute les circonstances ont-elles contribué à aggraver celle-ci : inaccessibilité de la bien-aimée, défaites, hantise d’une fatalité hostile. Mais par opposition avec l’entrain et l’enjouement de Spendius, on devine, au choix des mots, que chez lui il ne s’agit pas d’un accès passager, mais de quelque chose d’inhérent au tempérament, d’inguérissable.

  • Mâtho était retombé dans sa tristesse, ses jambes pendaient jusqu’à terre et les herbes en fouettant ses cothurnes faisaient un sifflement continu. (T. I, p. 28).

Perte de la notion de réalité :

Nous avons recueilli trois exemples d’absences pendant lesquelles sensations et attention sont abolies en lui. Dans l’une il faut la voix de Spendius, dans l’autre les clameurs de la foule pour le ramener à la réalité, la troisième absence est inopinée.

  • Mâtho fut comme réveillé par le sifflement de sa voix, il semblait ne pas comprendre. (T. I, p. 20).
  • Cependant Mâtho était assis par terre, à la place même où il se trouvait quand la bataille avait fini ; les coudes sur les genoux, les tempes dans les mains, il ne voyait rien, n’entendait rien, ne pensait plus.
  • Ses bras retombèrent et il baissa la tête accablé par une rêverie soudaine. (T. II, p. 41 ).

Brouillons :

  • Le sentiment de la réalité le ressaisit brusquement. (T. III – R – 364).

Hallucinations :

Il existe une interdépendance indiscutable chez Mâtho entre cette rupture épisodique avec le réel et les hallucinations visuelles et auditives auxquelles — l’emploi de l’imparfait le prouve — il est habituellement sujet.

  • D’ailleurs, il inspirait comme une crainte mystique, on croyait qu’il parlait, la nuit, à des fantômes. (T. I, p. 59).
  • Il se couchait à plat ventre et dans le bourdonnement de ses artères, il croyait entendre une armée. (T. I, p. 162).

Angoisse :

Quand Mâtho erre à la tombée de la nuit sur le champ de bataille du Macar, l’angoisse dont il est « assailli » (18) provient évidemment de son égarement, de l’accablement de la défaite, de la menace suspendue sur son armée ; mais quand Spendius, au lendemain du festin des mercenaires, trouve son Maître « occupé d’une inquiétude immense » (19), cette dernière épithète nous fait suspecter que ce n’est plus ici d’une angoisse banale et momentanée qu’il s’agit, mais d’un état symptomatique.

**

Irritabilité, agressivité, viscosité, morosité, perte de la notion de la réalité, et angoisse, telles sont les composantes même de l’épileptoïdie.

Cette troisième caractérisation nous semble d’autant plus fondée qu’elle se superpose chez Mâtho à la constitution athlétique cycloïde dont Flaubert l’a doué. Il est entendu que ce n’est pas un épileptique, car tout ceci n’est que l’effet d’une prédisposition. Toutefois, à défaut d’un paroxysme typique, nous avons décelé, ici et là dans le texte, un certain nombre de symptômes que nous ordonnerons simplement selon leur degré d’intensité et qui constituent autant de signes prémonitoires d’une crise épileptique, sinon (par le caractère théâtral de plusieurs d’entre eux) d’une crise hystérique :

Pâleur de la face, fixité du regard, battements de cœur, halètement, grincement de dents, sanglots, sentiment d’évanouissement du moi.

Pâleur de la face :

  • Mâtho s’arrêta, pâlissant comme quelqu’un qui va mourir. (T. I, p. 91) (20).

Fixité du regard :

  • Il resta béant, la tête basse, les prunelles fixes. (T. I, p. 35) (21 ).

Battements de cœur :

  • Les battements de son cœur redoublèrent. (T. II, p. 86) (22).

Halètement :

  • Sa poitrine haletait à larges secousses. (T. II, p. 162) (23).

Grincement de dents :

  • Il grinçait des dents et levait sur Spendius sa large main. (T. I, p. 93) (24).

Sanglots :

  • Il le (25) palpait, le humait, s’y plongeait le visage et le baisait en sanglotant. (T. I, p. 104) (26).

Sentiment d’évanouissement du moi :

  • Mâtho, à chaque pas, s’attendait à mourir. (T. I, p. 81) (27).

Remarquons que, dans la plupart de ces exemples, nous avons à faire à des manifestations paroxystiques :

Les battements de son cœur redoublent,

Sa poitrine halète à larges secousses, etc…

et, ce qui est plus symptomatique, concomitantes : ici, la pâleur est associée à la fixité du regard ou à la sensation de mort imminente, là le halètement à la fixité du regard ou au claquement des dents.

Peut-être le petit nombre d’exemples cités, deux ou trois en moyenne, pour chaque manifestation, paraîtra-t-il insuffisant pour qu’on puisse parler vraiment d’épileptoïdie. C’est pourquoi, ayant constaté certaines analogies entre le tempérament de Mâtho et celui des autres protagonistes, nous avons étendu notre investigation à l’ensemble des personnages, y compris les animaux, la nature et les dieux. Nous avons alors constaté que ceux-ci, dans une proportion variable avec le sexe, la race, le caractère et le rôle de chacun, présentent, presque tous, les mêmes symptômes que Mâtho à cette différence près que certains : les Barbares, Carthage, Hamilcar, Salammbô surtout, franchissent le seuil de la crise.

Chez Salammbô, par exemple, on retrouve plusieurs des signes classiques de la crise hystérique : contriction de la gorge, spasmes généralisés, phosphènes, anesthésie, hypothermie, mémorisation des événements vécus. (28)

Contriction de la gorge :

  • À force de le (29) regarder elle finissait par sentir dans son cœur comme une spirale, comme un autre serpent qui peu à peu lui montait à la gorge et l’étranglait. (T. II, p. 19) (30).

Phosphènes :

  • Ses tempes bourdonnaient, elle voyait tourner des cercles de feu. (T. II, p. 24).

Spasmes généralisés :

  • Elle restait les bras allongés sur ses genoux avec un frisson de tous ses membres. (T. II, p. 24).
  • Anesthésie, hypothermie, mémorisation des événements vécus :
  •  Soudain, elle éclatait en sanglots et elle restait étendue sur le grand lit, sans remuer… les yeux ouverts, pâle comme une morte, insensible, froide. Cependant elle entendait le cri des singes dans les touffes de palmiers avec le grincement continu de la roue qui, à travers les étages, amenait un flot d’eau pure dans la vasque de porphyre. (T. II, p. 20).

Brouillons :

Les brouillons poussaient la description jusqu’à la résolution de la crise :

  • Cependant elle ne souffrait plus ; les battements de son cœur s’étaient apaisés, un apaisement remplaçait son inquiétude et malgré la fatigue de ses membres elle éprouvait un calme étrange, un soulagement. (T. III – R – 239 bis, 284).

Les Barbares, au contraire, présentent des manifestations plus proprement épileptiformes.

  • C’était pour voir un nègre qui se roulait en battant le sol avec ses membres, la prunelle fixe, le cou tordu, l’écume aux lèvres. (T. I, p. 11 ).
  • Alors ils se roulaient saisis de convulsions, se jetaient dans la bouche des poignées de terre, se mordaient les bras et éclataient en rires frénétiques. (T. II, p. 126).

Quant à Hamilcar (31 ) et à Hannon (32) on ne peut parler que de simulation.

Itérations :

Différant quant au type du paroxysme, les Barbares, Salammbô et Carthage ont en commun les itérations, celles-ci s’accompagnant chez les premiers, agonisant dans le Défilé de la Hache, de troubles psycho-moteurs (répétition du même geste).

  • Beaucoup, par une étrange manie, répétaient le même mot, en faisant continuellement le même geste. (T. II, p. 127) (33).

 

Salammbô :

  • Elle restait étendue sur le grand lit… en répétant un mot, toujours le même. (T. II, p. 20).

Les Brouillons ajoutent « qu’elle ne pouvait s’empêcher de dire ». (T. III – V – 214-133).

Carthage :

  • Souvent une seule syllabe, une intonation rauque, profonde, fréné­tique, était répétée pendant quelques minutes par le peuple entier. (T. II, p. 163) (34).

Ne pourrait-on expliquer cette parenté névropathique, sur laquelle les sources historiques restent muettes, par l’existence d’un ancêtre commun à tous les personnages et qui ne serait autre que leur créateur ? Tel est le problème que nous nous sommes posé et que nous essaierons maintenant de résoudre en nous appuyant à la fois sur la Correspondance (35) et sur le témoignage concordant de Maxime du Camp.

Type somatique :

  • J’ai trente-cinq ans, je suis haut de 5 pieds 8 pouces, j’ai des épaules de portefaix (36).

Type psycho-pathologique

Même alternance de langueur et d’impétuosité, mêmes attitudes que chez Mâtho.

Langueur :

  • Autrefois un voyage de six heures en bateau à vapeur me paraissait démesuré. Aujourd’hui ça a passé en un clin d’œil. J’ai des souvenirs de mélancolie et de soleil qui me brûlaient tout, accoudé sur ces bastingages et regardant l’eau… (37).
  • Alors tu penseras à mon tapis et à la grande peau d’ours blanc sur laquelle je me couche dans le jour… (38).

Impétuosité :

  • Comment s’est passée votre jeunesse ?… La mienne a été fort belle intérieurement. J’avais des enthousiasmes que je ne retrouve plus, hélas !… une grande confiance en moi, des bonds d’âme superbes, quelque chose d’impétueux dans toute la personne. (39)
  • Ce géant impétueux, impérieux, bondissait à la moindre contradiction. (40)

Cycloïdie :

  • Je passe alternativement par de grands abattements et par de grands enthousiasmes. (41 )
  • Lors du décès de son père, Gustave avait été obligé de venir à Paris… Nous étions toujours ensemble et je pus remarquer alors combien les oscillations du pendule vital étaient excessives en lui. Il passait de l’exaltation à l’affaissement avec rapidité et sans cause apparente… l’état intermédiaire, c’est-à-dire l’état normal, lui étant presque inconnu. (42)

**

Aucune des autres manifestations épileptoïdiques : irritabilité, viscosité, morosité, perte de la notion de réalité, hallucinations et angoisses, qui ne se retrouvent aussi chez l’auteur de Salammbô :

Irritabilité :

  • Cette mort (43) … a seulement ajouté à la prodigieuse irritabilité que j’ai maintenant et que je ferais bien de calmer, du reste, car elle me déborde quelquefois. (44)
  • Je suis dans l’agacement des épreuves et des dernières corrections. Je bondis de colère sur mon fauteuil, en découvrant dans mon œuvre quantité de négligences et de sottises. (45)
  • Quant à en faire une lecture moi-même, je redoute ma fureur devant la tronche de Lévy m’ écoutant et faisant des observations. (46)
  • La journée, la soirée, une partie de la nuit s’écoulaient ainsi dans une irritation perpétuelle. (47)

Viscosité :

  • Y a-t-il eu, dans l’histoire de notre littérature, à la fois un cœur plus fidèle aux amis de sa jeunesse et de son âge mûr jusque dans leur déchéance morale, matérielle (48) ou physique (49), un provincial plus indéracinable, un lecteur plus constant dans ses admirations littéraires, un auteur qui ait repris avec autant d’insistance les thèmes et les épisodes de ses premières œuvres ?

Déménager ma pensée avec ma personne, c’est une tâche au-dessus de mes forces. (50)

Tel je le retrouvai en février 1843 dans sa petite chambre de l’Hôtel-Dieu de Rouen, tel il devait être pendant son existence entière. Dix ans, vingt ans après, à la veille de sa mort, il répétait les mêmes plaisanteries qui alors nous amusaient, il s’enthousiasmait des mêmes livres…, recherchait les mêmes effets comiques, avait les mêmes engouements… (51)

Morosité :

Je suis… ce qu’on appelle un ours. Je vis comme un moine, quelquefois (même à Paris), je reste huit jours sans sortir. (52)

J’ai en moi, au fond de moi, un embêtement radical, intense, âcre, incessant qui m’empêche de rien goûter et qui me remplit l’âme à la faire crever… (53)

Perte de la notion de réalité :

Les notions de la vie réelle lui échappaient et il semblait flotter dans un songe permanent dont il ne sortait qu’avec effort. (54)

N’as-tu pas remarqué même l’autre jour, à Mantes, deux ou trois absences où tu t’es écriée : « Quel caractère fantasque ! A quoi rêves-tu ? » —A quoi ? Je n’en sais rien ; mais ce que tu n’as vu que rarement est mon état habituel. Je ne suis avec personne, en aucun lieu, pas de mon pays et peut-être pas du monde… (55)

Hallucinations :

Son expérience, à cet égard, lui conférait une telle autorité que Taine le consulta, à plusieurs reprises, en écrivant son livre de « L’Intelligence ».

N’assimilez pas la vision intérieure de l’artiste à celle de l’homme vraiment halluciné. Je connais parfaitement les Deux états. (56)

Angoisses :

C’était d’abord celle qu’éprouve tout créateur dans la conception et la réalisation de son œuvre.

Que de découragements et d’angoisses cet amour du Beau ne donne-t-il pas ? (57)

Mais c’était aussi l’appréhension de dangers multiples et indéfinis. Quelquefois je me sens épuisé et las jusque dans la moelle des os et je pense à la mort avec avidité, comme un terme à toutes ces angoisses. (58)

Évoquant les crises de son ami, Maxime du Camp ajoute « On s’accoutume à tout, même à la terreur, même à cette angoisse permanente qui étreint le cœur en prévision d’un danger certain dont l’heure est inconnue. (59)

Quant aux manifestations proprement paroxystiques, nous allons voir Flaubert reproduire à la fois celles de Mâtho : pâleur, battements de cœur, accélération des représentations, sentiment d’évanouissement du Moi et plusieurs de celles de Salammbô : phosphènes, convulsions, mémorisation des événements vécus.

Pâleur :

Maxime du Camp décrit ainsi le début d’une crise (60) : Gustave lève la tête, devient très pâle…

Phosphènes :

  • voit une flamme dans l’œil gauche, quelques secondes après dans l’œil droit, tout lui semble couleur d’or.

Flaubert confirme la fréquence de ces troubles oculaires :

  • Il ne se passe pas de jour que je ne voie de temps à autre passer devant mes yeux comme des paquets de cheveux ou des feux de Bengale. (61)

Battements de cœur :

  • Je suis si indigné de tout que j’en ai parfois des battements de cœur à étouffer. (62)

Spasmes :

  • Flaubert rappelle qu’à la moindre sensation tous ses nerfs tressail­laient comme des cordes à violon (63), que ses épaules et son ventre tremblaient comme les feuilles. (64)

Accélérations des représentations :

  • J’ai souvent senti la folie me venir. C’était dans ma pauvre cervelle comme un tourbillon (65) d’idées et d’images où il me semblait que ma conscience, que mon Moi sombraient comme un vaisseau dans la tempête.

Salammbô éprouve le même phénomène :

  • Carthage, Mégara, sa maison, sa chambre et les campagnes qu’elle avait traversées tourbillonnaient dans sa mémoire en images tumultueuses et nettes cependant. (T. II, p. 46).

Sentiment d’évanouissement du Moi :

  • Je suis sûr que je sais ce que c’est que mourir. J’ai souvent senti nettement mon âme qui m’échappait, comme on sent le sang qui coule par l’ouverture d’une saignée. (66)

Mémorisation des événements vécus :

Cependant Flaubert ne tombait pas dans le coma ; de son propre aveu, il restait constamment mnésique :

  • Toujours j’avais conscience, même quand je ne pouvais plus parler. (67)

On voit ainsi que Flaubert, non sans s’être documenté au préalable sur la pathologie nerveuse, a projeté dans une grande mesure son propre tempérament à la fois dans Mâtho et dans Salammbô (pour ne pas parler des autres personnages).

Dans de nombreux travaux, la critique contemporaine, grâce à l’étude littéraire des textes, a éclairé les influences subies par les écrivains, leur psychologie, leur esthétique, leur style, leur évolution. Quant à nous, nous avons tâché ici de montrer que, par le choix des mots, leur liaison et leur fréquence dans un texte, on pouvait atteindre la physiologie et la pathologie d’un auteur, en somme, que son vocabulaire pouvait avoir une valeur symptomatique. Sans doute le génie dépend-il des circonstances familiales, sociales et historiques, mais il est conditionné d’abord par l’organisme. De cette vérité, Flaubert, tout le premier, a eu conscience

Un livre est une chose essentiellement organique, cela fait partie de nous-mêmes… Les gouttes de notre cœur peuvent se voir dans les caractères de notre écriture. (68)

G. Bosquet

(1) Édition des Belles Lettres.

(2) Conf. T. II, p. 42.

(3) Conf. T. I, p. 18 et T. II, p. 95.

(4) Conf. T. I, p. 104 et 162, T. II, p 58.

(6) Bibliothèque Nationale 23.658 à 23.662 – R désigne le recto de la page, V le verso. La pagination ayant été remaniée, il y a un, deux ou même trois numéros pour la même page. La ponctuation de l’auteur a été respectée.

(7) Conf. T. I, p. 18, 84, 86.

(8) Conf. T. I, p. 92, et T. II, p 42.

(9) Conf. T. II, p. 9 et 95.

(10) Conf. T. I, p. 93 et 104, T. II, p. 82.

(11) Conf. T. I, p. 95 – T, II, p. 62, 68 et 83.

(12) Conf. T. I, p. 33, 59 et 93.

(13) Conf. T. I, p. 35 et 103 – T. II, p, 41 et 87.

(14) Conf. T. I, p. 173.

(15) Conf. T. I, p. 32.

(16) Conf. T. I, p. 94.

(17) Conf. T. I, p. 172.

(18) Conf. T. I, p. 172.

(19) Conf. T. I, p. 21.

(20) Conf. T. I, p. 22 et 84.

(21) Conf. T. I, p. 84,

(22) Conf. T. I, p. 92, et T. II, p. 67.

(23) Conf. T. I, p. 18, 72 et 84 – T. II, p. 40.

(24) Conf. T. I, p. 173, et T. II, p. 40 et 43.

(25) Le zaïmph.

(26) Conf. T. I, p. 36, et T, II, p. 44.

(27) Conf. T. II, p. 163.

(28) Deux notes des Brouillons nous apprennent que l’auteur a bien voulu en faire une hystérique : « Elle a 18 ans —état hystérico-mystique languissant ». (T. V. Sources et méthodes R – 187). — « Elle est enivrée du feu mystico-hystérique d’Astarté ». (Ibid. R-189).

(29) Le serpent.

(30) Conf. T. I, p. 51.

(31) Conf. T. II, p. 103.

(32) Conf. T. II, p. 142.

(33) Conf. T. I, p. 105.

(34  Conf. T. I, p. 125, et. T. II, p. 165.

(35) Correspondance, Edition Conard.

(36) À Mlle Leroyer de Chantepie, 18 mars 1857, p. 165.

(37) À Louise Colet, 2 septembre 1853, p. 332.

(38) À Louise Colet, 8 août 1846, p. 224, et à L. Bouilhet, 23 août 1853, p. 318.

(39) À Mlle Leroyer de Chantepie, 4 novembre 1857, p. 234.

(40) Maxime du Camp, Souvenirs littéraires, T. II, p. 387.

(41) À Mlle Leroyer de Chantepie, 31 octobre 1858, p. 281.

(42) Maxime du Camp, loc. cit. (T. I, p. 222).

(43) Celle de l’oncle Parrain.

(44) À L. Colet, 12 septembre 1853, p. 339.

(45) À Mlle À. Bosquet, 21 octobre 1862, p. 51.

(46) À J. Duplan, 8 juillet 1862, p. 291. (Supplément à la Corr.).

(47) Maxime du Camp, loc. cit., T. II, p. 387.

(48) Mme Pradier.

(49) Élisa Schlésinger.

(50) À. L. Colet, 25 octobre 1853. p. 374.

(51) Maxime du Camp, loc. cit., T. I, p. 184.

(52) À Mlle Leroyer de Chantepie, 23 janvier 1858, p. 247.

(53) À L. Colet, 20 décembre 1846, p. 429.

(54) Maxime du Camp, loc. cit, T. I, p. 183.

(55) À L. Colet, 13 septembre 1846, p. 305

­(56) À H. Taine, fin novembre 1866, p. 93. (Supplément à la Corr.).

(57) À Mlle Leroyer de Chantepie, 18 février 1859, p. 314.

(58) À E. Feydeau, 29-30 novembre 1859, p. 348.

(59) Loc. cit., T. I, p. 181.

(60) Loc. cit., T. I, p. 181.

(61) À E. Chevalier, 7 juin 1844, p. 149.

(62) À Philippe Leparfait, lettre inédite, s. d.

(63) À Philippe Leparfait (7e série, 1873-76, p. 3).

(64) À E. Chevalier, début février 1844, p. 147.

(65) Cet ouragan mental est comparé ailleurs à un « feu d’artifice ». Conf. à L. Colet 5-6 juillet 1852, p. 461, et à H. Taine, 1er décembre 1866, p. 94. (Supplé­ment à la Corr.).

(66) À L. Colet, 27 décembre 1852, p. 77.

(67) À L. Colet, 7-8 juillet 1853, p. 270.

(68) À E. Feydeau, 11 janvier 1859, p. 303. (On remarquera que la date est contemporaine de la composition de « Salammbô »).