Sur l’album aux souvenirs

Les Amis de Flaubert – Année 1962 – Bulletin n° 21, page 52

Sur l’album aux souvenirs

(En marge de Salammbô)

 

Avant Noël prochain, les gazettes littéraires ne vont pas manquer de rappeler que 1962 est l’année du centenaire de Salammbô. En effet, ce fut le 12 décembre 1862 que Gustave Flaubert devait noter en l’un de ses « carnets » : « Je viens de chez M. de Lesseps  (alors consul de France dans la Régence) lui porter un exemplaire de Salammbô pour le bey de Tunis… » (1). Mais, en dehors des flaubertistes et des archéologues, qui, en vérité, lit encore ce roman aux prétentions historiques, encore que son auteur — désespérant, et pour cause, de faire vrai, — souhaitait cependant, en même temps que faire beau, qu’il apparût au moins à ses lecteurs comme vraisemblable ? Dans nos grandes classes en particulier, et leurs maîtres compris, tout au plus, grâce d’ailleurs aux Anthologies, chacun d’en évoquer les morceaux de bravoure : le majestueux prélude : « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar… » ; l’aurore à Carthage, ou le clair de lune sur le golfe ; ou encore, les pathétiques nostalgies assaillant les mercenaires qui vont mourir dans le Défilé de la Hache.

Après quoi, et de tout cela, il subsiste un très beau poème, une œuvre lyrique à grand spectacle, mais dont le « climat » — grâce à certaines intuitions de Flaubert — n’est pas cependant, en dépit d’ignorance et de lourdes erreurs, sans restituer peut-être tels et tels aspects de la civilisation carthaginoise.

L’un des plus qualifiés des spécialistes sur la question, à savoir le professeur G.-Charles Picard (2), ancien chef du Service des Antiquités de la Régence, pouvait du reste écrire dans la Revue de Paris de juin 1955 : « … Si le Français de culture moyenne pense aujourd’hui connaître un peu Carthage, s’il éprouve pour sa civilisation une curiosité sympathique, c’est essentiellement, on pourrait même dire uniquement à travers Salammbô ».

Au fait, dit encore M. Picard, « l’ouvrage qui reçut dans son dernier état le nom de la fille — imaginaire — d’Hamilcar devait bien être, dans l’esprit de son auteur une description de la civilisation carthaginoise et non un roman psychologique… »

Quoi qu’il en soit, il n’est pas sans intérêt de noter, avec un grand voyageur comme le P. Lelong, ethnologue, et, plus encore, curieux d’échantillons d’humanité à travers le globe qu’il semble connaître comme pas un, de noter, dis-je, la « popularité » de Flaubert, auteur précisément de Salammbô, parmi les autochtones de la Régence (3).

Citons donc un passage de ses Histoires de rien et de partout « … J’avais pris place dans un wagon de la dernière classe où, bien entendu, j’étais le seul étranger parmi les indigènes.

« … après l’arrêt de Kram, le train avait fait halte à une gare minuscule dont le nom m’avait fait tressaillir : en beaux caractères noirs sur une planche peinte en blanc s’étalait, en effet, en arabe et en majuscules romaines le nom de Salammbô. J’interpellai un vieil arabe maigre, hirsute, enveloppé dans un burnous en haillons, qui était assis sur la banquette, en face de moi : « Salammbô, demandai-je, » qu’est-ce que cela veut dire ? C’est peut-être comme Salam (salut) ». Le digne vieillard, le plus minable de tous mes compagnons de voyage, regarda avec pitié ce roumi illettré qui paraissait n’avoir jamais entendu parler de Flaubert, et il prononça textuellement ces paroles qui me plongèrent dans la confusion : « Salammbô, c’est un livre de ton pays. Ti connais pas ? »

Cette anecdote — la seule que citait le journal « Le Monde » — pour rendre compte de la qualité de l’ouvrage, ne m’étonne guère. Le livre, en raison de son caractère « oriental » et peut-être « tunisien », séduit toujours nos lecteurs de la Régence ; je me souviens toujours qu’au temps lointain où je fus nommé professeur à l’École normale de Tunis, mes élèves de la section musulmane me récitaient d’eux-mêmes et par cœur des passages entiers (telle la déclaration d’amour de Mâtho) du livre de Flaubert, et considéraient ce livre avec autant de respect que d’admiration.

J’ajouterai qu’il y a, pour nous, Français, une manière à préconiser vivement, de lire Salammbô.

En dehors du roman lui-même, il existe une double documentation qui me semble nécessaire à connaître : d’abord, si l’on veut, la correspondance de Flaubert (une quinzaine de lettres) à ses parents et amis lorsqu’il accomplit, afin de « sentir Carthage », son voyage en Algérie et Tunisie, du 12 avril au 5 juin 1858. Et surtout, ce qu’il importe d’avoir lu, et avec attention, ce sont ses précieuses Notes de voyage rédigées sur-le-champ, à travers le peu que l’on pouvait découvrir, alors, de vestiges antiques. A travers surtout les villes, bourgades, douars et le bled — qu’il dut parcourir à cheval, faisant mille remarques sur une Algérie : et une Tunisie, des contrées non plus mortes celles-là et depuis longtemps disparues, mais extrêmement « vivantes » grâce à l’acuité du regard du voyageur. De telle manière que, grâce à Flaubert (et sans qu’il l’eût, en quittant Croisset, prémédité), nous tenons, avec sa peinture de l’Algérie de 1858 en voie de colonisation, et de la Tunisie d’Ahmed-Bey, une documentation du plus haut prix, sur laquelle j’ai eu la chance de pouvoir me pencher durant mes seize années de séjour dans la Régence.

Aimé Dupuy

Vice-Recteur honoraire de l’Académie d’Alger.

(L’École Libératrice, 19 janvier 1962)

(1) V. notre ouvrage : « En marge de Salammbô », librairie Nizet, place de la Sorbonne, Paris (5°), 1954.

(2) Voir ses spirituelles « Histoires de rien et de partout », l’un des livres les plus divertissants et des plus suggestifs qui soient récemment parus. (Julliard, 1961).

(3) V. G.-Charles Picard : « La vie quotidienne à Carthage au temps d’Hannibal ». (Hachette, 1958).