Une Lycéenne rouennaise et sa découverte de Salammbô

Les Amis de Flaubert – Année 1962 – Bulletin n° 21, page 54

 

Une Lycéenne rouennaise
et sa découverte de Salammbô

J’ai connu Salammbô un matin, sur les bancs du lycée, et le souvenir de cette connaissance est pour moi indissolublement lié au souvenir du jupon que portait ce jour-là notre professeur de lettres. C’était une lingerie rose, taillée dans un tissu nommé indémaillable et bordée d’une broderie ton sur ton.

La vie scolaire — à cette époque — donnait peu d’occasions de se réjouir, on sautait, si j’ose dire, sur toutes les occasions, parfois en les forçant un peu. Notre professeur, Mlle F…, était à cet égard un élément providentiel.

Si on m’avait dit alors que ce professeur représenterait pour moi, plus tard, la rencontre la plus enrichissante de mes années de lycée, j’aurais pris cette affirmation pour une fade plaisanterie. Je n’étais consciemment sensible qu’à ses ridicules : son aspect hommasse, ses grandes enjambées, les larges « croquenots » qu’elle portait en toutes circonstances — bien que, certains jours, elle arborât de grands chapeaux onduleux. Enfin sa manière de s’asseoir. Par suite d’un sens personnel du confort, ou parce qu’une forte musculature lui imposait sa loi, Mlle F… s’asseyait virilement, les genoux largement éloignés l’un de l’autre. Ce qui, aux heures de cours, ne nous laissait rien ignorer de ses dentelles.

Ma voisine en avait fait un jeu. Un jeu idiot auquel j’avais souscrit et qui consistait, avant d’entrer en classe, à parier sur le jupon — en aurait-elle changé, ou pas ? Et quelle serait sa couleur ?

J’avais pour les initiatives de cette voisine — qui s’appelait Odette — une certaine admiration. Elle était plus âgée que nous. Fille d’officier, le hasard des garnisons avait dû perturber le cours de ses études et elle témoignait d’un grand détachement pour la vie scolaire et ses hiérarchies. Elle témoignait aussi — il me semblait — d’une maturité d’esprit et d’une indépendance de jugement qui ébahissaient mes quinze ans de pensionnaire facile à ébahir.

Ce matin-là où Salammbô entra, pour toujours, dans ma vie, Mlle F… avait commencé son cours sur je ne sais plus quel sujet. Pas sur Flaubert, à coup sûr. Flaubert n’était pas au programme.

Mais Mlle F… avait une manière bien à elle d’enseigner. Elle naviguait d’un sujet à l’autre. Je me souviens d’un certain cours où, partie de Cervantès, et après nous avoir lu, en la mimant, une scène de famine de « Numance » (ah, pauvre créature, crie la mère à son enfant, comment te nourrir ? Ne sens-tu pas que de mon sein, tu ne tires plus de lait, mais mon sang ?), elle avait abouti, par des méandres que j’ai oubliés, à des aperçus sur les habitudes des lapins de garenne et la joie de la chasse en plaine.

Ce matin-là, je fus sortie de mes limbes par la voix forte de M »° F… citant avec passion : « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar ». Elle répéta cette phrase exemplaire, la tête un peu levée, les yeux perdus, savourant paisiblement le rythme qu’elle scandait de la main. Puis elle entreprit de nous en démontrer la beauté, et je me souviens du mot, « l’efficacité ». Je n’écoutais probablement pas très bien. Odette m’avait poussé du coude et, de derrière ses mains croisées devant sa bouche, elle me chuchotait

« Vous avez lu Salammbô ? C’est formidable. C’est épique. Et il y a une histoire de chaînette ! Mlle F… ferait pas mal d’en mettre une, de chaînette ; on lui verrait moins ses jarretelles ».

Quelle était cette histoire de chaînette ? Odette me la conta à la récréation et le lendemain elle m’apporta un Salammbô relié en noir et « fauché » dans la bibliothèque de ses parents.

Je dévorai Salammbô. Je ne vais pas raconter que j’en savourai la beauté littéraire. La littérature n’était pour moi rien d’autre qu’une matière scolaire. Un domaine imposé, un bloc d’œuvres et d’auteurs à propos desquels il ne me venait pas à l’esprit de porter un jugement, d’éprouver une réticence. La littérature c’était, d’autre part, des « histoires » que je lisais et qui me distrayaient plus ou moins en m’emportant, à leur suite, dans des aventures qui ne me concernaient pas. Je n’ai pas savouré, apprécié — jugé, en un mot — la beauté littéraire de Salammbô, mais je l’ai subie, comme magiquement. Il y avait certainement, pour m’y aider, cette rencontre de mon âge — où certains mystères cessaient à peine d’en être et des voluptés allusives de Flaubert. Mais si je cherchais, au long de ses chapitres, à suivre pas à pas l’histoire d’amour de la jeune prêtresse, je ne crois pas en avoir sauté une seule page. Et je sais maintenant qu’il fallait un grand art, uni à un travail gigantesque, pour imposer par la trame d’une mince tragédie, cette fresque sanglante.

Plus tard, j’ai relu Salammbô et j’en ai refusé la magie. C’était le temps de la critique. Je souhaitais rejeter les tabous et j’ai épluché avec une sorte de plaisir ses rares faiblesses. Mais un autre moment est venu où j’ai retrouvé l’enchantement. Entre temps, j’avais lu la Correspondance de Flaubert, j’avais découvert ses problèmes et ses drames et, relisant son œuvre, je ne souhaitais plus retrouver une histoire ou juger une forme. Je souhaitais percevoir la grande voix d’un homme.

Annie Guilbert