Les Critiques parisiens de 1862

Les Amis de Flaubert – Année 1963 – Bulletin n° 22  – Page 3

Les Critiques parisiens de 1862 et Salammbô

Grâce à notre vice-président parisien Gaston Bosquet, qui a eu l’incroyable patience de rechercher à la Bibliothèque Nationale et de recopier à notre intention les articles des critiques littéraires parus en 1862 et 1863 dans les quotidiens et revues de la capitale, nous avons la possibilité d’en publier de larges extraits. Ce long et fastidieux travail mérite d’être cité en exemple. Son auteur voudra s’en défendre, mais sans lui, les flaubertistes n’auraient pas désormais à leur disposition cet ensemble de remarques et d’observations qui replacent Salammbô dans son époque. Le résultat est là, avec beaucoup plus d’une centaine de pages dactylographiées. Seul un parisien pouvait se risquer à cette longue entreprise. M. Bosquet a osé et il a tenu : merci mille fois, de la part de tous les « Amis de Flaubert ».

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Quelles furent les pensées des Parisiens et des Français les plus avertis de 1863, sur son second roman ? C’est la question que nous posons et à quoi ces articles vont essayer de répondre. La critique rouennaise, parue dans le précédent bulletin, peut paraître entachée de partialité, de faiblesse, d’esprit de clocher, à l’égard d’un compatriote dont on parlait avec une certaine fierté, même si l’on jugeait que ses écrits étaient scabreux ou contraires à sa propre pensée. Mais Flaubert était provincial et la critique parisienne ne peut souffrir du même danger. Elle était aussi plus nombreuse, plus variée et probablement supérieure. Alors que la radio et la télévision n’existaient pas, la presse quotidienne ou mensuelle était le seul mode d’expression de la pensée. Les journaux n’étaient pas d’information comme aujourd’hui, se neutralisant pour l’augmentation et le maintien de leur tirage, mais au contraire d’opinion, ayant une clientèle limitée, définie, l’expliquant et la justifiant : le quotidien était son propre miroir. Les revues mensuelles ou de la quinzaine étaient fort lues, plus que maintenant, n’étant pas gênées comme aujourd’hui par les hebdomadaires. C’est donc à une société et à ses cadres disparus que s’adressaient ces articles. La moitié des Français ne savait pas encore lire et à peine un sur dix lisait ces journaux et ces revues. C’était donc pour une « intelligentzia » (ce mot aurait certainement fait bondir Flaubert) du savoir, de l’aisance, de la fortune, que cet ensemble a été pensé, écrit, publié, ne l’oublions pas. Surtout pour une ancienne noblesse souriant à une bourgeoisie d’affaires qui s’enrichissait, à une grande et moyenne bourgeoisie, pratiquante, croyante ou libérale, aspirant au savoir, à la richesse, au gouvernement des hommes et des choses, que ces critiques donnaient leurs points de vue. Ceux-ci faisaient la pluie ou le beau temps sur la production littéraire, comme des directeurs de conscience, autorisant ou défendant, plus que le salut de leurs âmes, le bon et le mauvais renom de leur milieu ou de leur classe sociale. Dans cette société du Second Empire, plus structurée, plus compartimentée que la nôtre, où les mésalliances financières et intellectuelles étaient un opprobre durable, leurs jugements faisaient foi et acte sur les romans, sur leur achat et finalement sur leur tirage. Aujourd’hui, ce sont davantage les jurys littéraires et leurs prix qui conditionnent leur vogue et leur succès. Prévenons-nous de leurs jugements, pour les comprendre. Le temps, le seul vrai juge, les a criblés comme l’ivraie et nous savons aujourd’hui lesquels avaient alors tort ou raison.

Quelques-uns eurent la dent dure et méchante, d’autres se montrèrent plus conciliants et favorables, mais avec des réserves. Il n’y en eut pas de réellement enthousiastes. On éprouve encore aujourd’hui une sorte de désenchantement à leur lecture. Les réalistes et les non-réalistes attendaient Flaubert sur la lancée de Madame Bovary, et il leur arriva la même aventure que nous éprouverions aujourd’hui, si, par caprice, Picasso ou Buffet nous conviaient à une exposition de leurs tableaux traités à la manière de Watteau ou de Breughel. De leur part, ce fut donc une surprise désenchantée.

Mais Flaubert, lui-même, était-il satisfait de Salammbô ? Un auteur a-t-il jamais été content de son œuvre ? Lui seul sait ce qu’il n’a pas parvenu à réaliser, à vaincre ou à dominer dans la matière, comme dans la phrase. Un auteur consciencieux demeure un insatisfait. Flaubert le fut pour Salammbô, avant comme après la rupture du « cordon ombilical » dont il a parlé, comme d’un soulagement. Sa pensée se résume dans cette phrase écrite à Sainte-Beuve : « Le piédestal est trop grand pour la statue ». L’héroïne a été sacrifiée pour les masses, les combats, les paysages. Salammbô est à ce roman historique de Carthage ce que Anatole France dira plus tard, pour un autre motif, avec l’ironie bienveillante qu’on lui connaît, ce que la moutarde est au boudin chaud, le piquant qui aide à l’avaler. C’est vrai, mais sans Salammbô, aurions-nous eu cette sorte d’épopée, cette fresque africaine, lorsque l’impérialisme romain était l’un des deux grands du monde méditerranéen, songeant à dévorer l’autre ? Le passé éclaire le présent de ses ombres lugubres.

Les critiques furent déroutés. Ils en eurent le souffle coupé. Presque tous firent la comparaison avec son premier roman. Certains essayèrent de retrouver sa filiation littéraire, notamment avec Walter Scott, Chateaubriand, Marmontel, Wiseman. Lui-même en sourit dans sa correspondance. Roman, narration historique, poème en prose, épopée lyrique, tous se posèrent la question. Tous, sauf un, reconnurent le talent de son auteur, son style particulier, cet artiste surprenant de la phrase et du verbe, comme on aime sur un terrain sportif reconnaître la valeur d’un joueur même s’il appartient à une équipe qui n’est pas celle de ses préférences. La césure entre eux est là : les réalistes de 1856 et les non-réalistes. Pour ou contre Madame Bovary et, de même, pour ou contre Salammbô. Aucun n’avait désarmé, aucun n’avait changé de camp. Le fonds de la critique favorable ou désobligeante est dans la survivance de cet ancien filigrane.

Même, si cette lente et pénible reconstitution carthaginoise ne leur parut guère valable du point de vue historique, la conscience professionnelle de l’auteur, le style surtout, la patience de ses recherches, finit par entraîner leur adhésion ou leur indulgence. C’est donc sous cet angle que nous avons, après maintes lectures, entrepris ce découpage de leurs articles. Nous avons détaché le résumé du roman que l’on retrouve dans chacun d’eux. Il est toujours utile à ceux qui n’ont pas le temps de le lire, pour être au courant des idées ou de la mode du jour !

Ce qui nous importe aujourd’hui, c’est de faire réapparaître la pensée de ces critiques, leur opinion personnelle, leurs objections, leurs irritations, leurs satisfactions. Les critiques sont des experts compétents et spécialisés. Les amis des lettres, les curieux, les chercheurs d’aujourd’hui les retrouveront avec cette remontée dans le temps. Ils nous sauront sans doute gré de nos efforts conjugués, des difficultés de notre choix et du souci de notre présentation. Gaston Bosquet comme moi avons travaillé avec cette espérance, puissions-nous avoir satisfait les uns et les autres ?

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La déception

Les critiques ont été surpris :

  • « Qui nous dira pourquoi cette abdication inattendue de ce sceptre (Balzac) si hardiment saisi, si fermement déposé… »

Ironique, Douhaire marque ce changement inattendu :

  • « Donc, les espérances étaient grandes et les imaginations allaient bon train. Après une luronne comme Madame Bovary, donnant si résolument des coups de canif au contrat de mariage, sur quoi n’était-on pas en droit de compter en effet ? Cependant, il y eut un peu de déception quand on sut, par des révélations d’amis, que le sujet du nouveau roman ne serait pas pris dans la vie contemporaine, qu’on n’y verrait pas le piètre officier de santé, ni l’apothicaire voltairien, ni le gentilhomme campagnard, ni les bons dîners du château, ni les rendez-vous à l’auberge du chef-lieu de canton, ni le clerc d’étude sentimental, ni le curé ridicule, ni aucune de ces scènes et de ces existences de petite ville, photographiées au charbon et amplifiées au stéréoscope qui avaient tant plu dans le premier ouvrage… »

 

L’époque

Quoique d’origine rouennaise, Jules Levallois ne fut pas tendre à l’égard de son compatriote, mais ce fut le seul qui, dans son feuilleton de l’Opinion Nationale, essaya de traduire les inquiétudes de son époque.

  • « La maladie littéraire (et par conséquent morale) de l’époque présente, c’est l’incertitude du goût… Le temps où le goût flotte incertain, singulièrement émoussé et blasé, sont reconnaissables à la fréquence, à la facilité, à l’éclat des succès ou plutôt des réussites… La disposition dominante du public consiste en une sorte d’indécision passionnée, ou si l’on veut de hardiesse saccadée et inquiète, prompte à s’incliner devant ce qui brille, s’affirme et s’impose, prompte aussi à se déjuger et à se repentir… »

Ce sentiment d’un autre rouennais est un indice du climat où parut Salammbô.

 

Le rôle des critiques

Albéric Clergier définit leur rôle :

  • « La critique s’arroge le droit de tempérer par ses perquisitions l’orgueil et les illusions du triomphe, en cherchant dans toute œuvre le défaut, c’est aussi son plus doux privilège de signaler le succès, en reconnaissant les mérites qu’ils justifient ».

 

Les ressemblances entre Madame Bovary et Salammbô

Plus nombreuses qu’on le suppose d’après Claveau :

  • « Il n’y a peut-être pas si loin que l’on pense de Madame Bovary à Salammbô… ce sont deux choses rares. La rareté est en effet le point de mire des écrivains contemporains qui tiennent à sortir de l’ordinaire. La simplicité trop explorée ne suffit plus à ceux qui ont horreur de ce qui est banal et commun. On recherche les curiosités, les phénomènes. Madame Bovary est un phénomène, Salammbô en est un autre… Qu’y a-t-il au fond de Madame Bovary ? De la platitude, vue à la loupe… Et que trouve-t-on dans Salammbô ? de la laideur et de la force ».

Autre similitude dans la conclusion des romans :

  • « Une convulsion la rabattit sur le matelas… ceci est la fin de Madame Bovary … « Elle tomba la tête en arrière, par dessus le dossier du trône ». Ainsi meurt Salammbô… Je cherche à montrer le vide et le vice de cet art nouveau qui tend à supprimer l’âme dans le combat des passions et à y substituer des « convulsions d’agonie sur un matelas ».

Scherer, moins hostile au réalisme que Claveau, aura un jugement presque identique :

  • « II est difficile d’imaginer deux livres plus différents que Salammbô et Madame Bovary… et cependant l’auteur des deux livres est bien le même. On le retrouve dans l’un et dans l’autre avec tout le fond et tout le faible de son talent. Il a beau nous faire passer du bourg normand à la cité phénicienne, le tour de son esprit ; les qualités de son imagination, ses procédés littéraires, rien ne l’a véritablement changé ».

Salammbô ne fait pas oublier l’apparition de Madame Bovary qui fut vraiment une nouveauté. Duprez le rappelle :

  • « Il lui a été donné d’atteindre de prime abord à cette élévation de talent et de renommée qui n’a plus droit qu’à la vérité. Je ne crains pas de le dire, ce fut une révélation que l’apparition de Madame Bovary, le premier ouvrage de cet éminent écrivain. Les mânes de Balzac en durent tressaillir d’aise, le grand observateur avait donc un successeur ».

Et cette autre pensée :

  • « Les romans vieillissent vite et vieillissent tous, mais je suis persuadé que cet ouvrage (Madame Bovary) tiendra une place dans l’histoire du roman moderne… Il y a, en effet, dans Madame Bovary, une espèce de désaccord entre la sévérité du dessin et l’exubérance du coloris. C’est malgré l’auteur, pour ainsi dire, que l’unité de l’impression se dégage de l’abondance des détails. Il faut même que le jet de son talent soit bien vigoureux pour percer à travers cette végétation touffue et envahissante… »

Ainsi donc, c’est en rapport avec Madame Bovary que les critiques auraient voulu le juger sur son second roman. Le premier avait été jugé réaliste et c’est sur cette formule qu’ils vont encore se maintenir en deux camps.

 

Le Réalisme

Pour le critique de la Revue des Deux Mondes, les analogies avec Balzac sont flagrantes. Balzac, sur le plan des idées, se situait entre le trône (légitime) et l’autel, tandis que Flaubert n’est pas bourbonien et demeure voltairien. Leurs rapports ne tiennent pas à leurs idées, mais à leur méthode d’observation de la société : écrire vrai, parce que c’est ainsi. Le terme « photographie », alors à ses débuts, revient maintes fois sous leurs plumes : la société réelle et non pas celle qu’on voudrait qui soit :

  • « M. Flaubert appartient à l’école réaliste ; il se rattache à Balzac. Toutefois, la principale ressemblance entre l’auteur des Parents pauvres et l’auteur de Madame Bovary, c’est qu’ils ont l’un et l’autre le don d’observation et qu’ils décrivent avec une exactitude minutieuse et un relief extraordinaire. Mais si les deux peintres sont également habiles, ils diffèrent quant aux effets qu’ils obtiennent À force de minutie dans la description, à force d’accumuler les détails et de relever les singularités, Balzac arrive à créer des personnages qui sont purement individuels. Nous les rencontrons dans ses livres et, les ayant vus une fois, nous ne les oublions plus, mais nous ne les avons jamais observés ailleurs ; ils ne nous rappellent point les hommes et les femmes de notre connaissance.

    Les personnages de M. Flaubert, au contraire, ont beau être représentés avec ce matérialisme du pinceau qui ne fait pas grâce d’un pli de la bouche ou d’un bouton de l’habit, ils conservent une signification générale, ils éveillent des souvenirs, ils deviennent des types… M. Flaubert ne l’a peut-être pas entendu ainsi, mais il est certains qu’un sentiment d’artiste l’a conduit et que son livre a atteint la grande vérité, la vérité classique… »

Ce réalisme demeure un épouvantail pour certains et notamment pour Léon Gautier :

  • « Le réaliste est épris de la réalité laide et enlaidit le beau pour le rendre réel. C’est la première fois peut-être que l’on voit toute une foule se passionner pour le laid, marcher comme voler à sa recherche, pousser des cris de joie à sa découverte, se prosterner devant lui et l’adorer… ».

Et le critique catholique, l’ancien chartiste, réapparaît dans ses conceptions :

  • « Disons aux réalistes : le péché a répandu la laideur sur toute la surface de la terre ; pourquoi irions-nous placer une seconde fois sous les yeux de l’homme la constatation de son châtiment. S’il y a des laideurs dans la nature, n’en mettons pas dans l’art, n’aggravons pas notre supplice… et disons ensuite aux partisans extrêmes de la littérature des derniers siècles : « L’Évangile est le type de toute littérature », comme il est le résumé de toute vérités Or, l’Évangile appelle les choses par leur nom, faisons de même. Il nous sera même permis dans une certaine mesure de peindre ou de décrire quelque laideur. Mais ce sera uniquement pour donner une ombre et un contraste utile à la beauté qui doit tout dominer, tout illuminer, tout remplir… ».

Ce point de vue particulier catholique se retrouve chez Georges de Cadoudal, le neveu du conspirateur royaliste de la Révolution :

  • « Il est convenu que M. Flaubert est le chef de la nouvelle école réaliste, celle qui outre le principe et qui recherche la vérité dans la laideur… Il est remarquable que M. Flaubert qui, à cette heure, est le Coryphée d’une école dont le but avoué est la reproduction servile et en quelque sorte photographique de la réalité, ait fait choix d’un sujet où ce qui manque le plus est la réalité. Il a voulu, entreprise difficile, photographier le vide… »

Mais Cadoudal bat sa coulpe. À qui la faute de la venue et du succès du réalisme ? Il y répond sous son angle de croyant :

  • « En littérature comme en morale, il est vrai que tout excès provoque l’excès contraire. Si notre style n’avait pas trop souvent manqué de franchise, nous n’en serions pas arrivés à nous engouer de cette brutalité appelée réalisme. Si notre art n’avait pas trop souvent manqué d’exactitude, nous n’en serions pas venus à aimer cette parodie de l’exactitude qu’on nomme la couleur locale. Pour ne parler d’abord que de ce rude fléau du réalisme envahisseur, il est certain que nous n’avons pas été trop indignes de notre châtiment. Pendant plusieurs siècles, on s’est pudiquement efforcé de ne jamais écrire ou prononcer le mot propre. Si on n’eût relégué dans le dédain ou dans cet oubli que les mots renfermant quelque mauvaise image, nous n’aurions rien à nous reprocher à l’école dont Boileau est demeuré le législateur trop vanté. Mais on a établi des castes parmi les mots ; il y a des mots parias, comme il y avait des mots sacrés et des mots nobles. Parmi les mots parias, beaucoup ne méritaient pas leur sort : que d’innocents ont été condamnés. Delille est resté comme le type de cette littérature à manchettes, poudrée, parfumée, médiocre et poltronne. Delille fût plutôt mort que de prononcer le mot épingle. Il faisait, pour éviter ces deux syllabes, un voyage de deux hexamètres… C’était justice, nous avons trop aimé le musc, il nous fallut respirer la senteur des étables et pis encore. Dans l’ordre littéraire, Watteau est le père de Courbet, Delille a engendré Flaubert, l’école de Florian est la mère de l’école réaliste… »

 

La couleur locale

  • « Ô couleur locale ! voici ton temple », s’écrira encore Léon Gautier.
  • « On ne peut plus maintenant commencer un roman, ou tout simplement une nouvelle sans s’entourer d’in-folio, sans convoquer le ban et l’arrière-ban de l’érudition. On n’étudie pas les caractères, mais les costumes…. Pour tout dire en un mot, la couleur locale était une qualité réelle qui manquait trop à notre style, mais c’était une qualité secondaire. On en a fait une qualité de premier ordre. C’est là l’excès, c’est là le vice de l’école… Oui, le réalisme et la couleur locale ne sont pas sans amitié l’un pour l’autre… II fallait que l’on prouvât littéralement que l’alliance était possible et qu’elle était heureuse. De là, Salammbô, œuvre bizarre où le réalisme et la couleur locale sont présentés au peuple les bras entrelacés et se donnant le baiser de paix ! »

Cette couleur locale ennuie aussi Lucas avec regret :

  • « L’homme a la mauvaise habitude de ne pas savoir user des meilleures choses : c’est pourquoi il a dû abuser et il a abusé de ces deux qualités conquises par la littérature de notre siècle, de la franchise dans le mot et de l’exactitude dans le tableau… »

 

La sensualité

Le principal reproche fait à Flaubert pour son second roman, est encore le réalisme et la couleur locale, auxquels s’ajoute la sensualité.

  • « Il s’est donné beaucoup de peine pour créer une fable entortillée d’étranges voluptés…. mais ce qui me choque dans cet ouvrage et dans beaucoup d’autres ouvrages modernes, c’est une sorte de spéculation sur la sensualité du public, déguisée sous les apparences de dissertations historiques ou scientifiques… »

Écrire vrai semble être le plus grand reproche fait à Flaubert : réalisme, couleur locale, sensualité irritent un certain nombre de critiques. Ils pensent sans doute que c’est vrai, mais pour eux toute vérité n’est pas bonne à écrire et mieux vaut se taire que de déchaîner les passions. Fermer les yeux sur la réalité et ne pas aider à les ouvrir, voici pourquoi Madame Bovary et Salammbô sont à rejeter, même s’ils sont bien écrits. Les deux camps, passionnés ou non de la critique, se sont formés sur ces trois arguments.

Le problème que les critiques ont voulu poser pour y répondre tient à se demander s’il s’agissait d’un roman, d’un poème en prose, d’un poème épique, d’un récit, d’une fiction historique, d’une œuvre d’érudition, d’archéologie ou de science. Cette abondance de suppositions traduit leur perplexité.

 

Est-ce un roman  ?

Scherer se le demande :

  • « Salammbô a un inconvénient : il trompe le lecteur. J’ignore si M. Flaubert a voulu nous donner un roman, mais il est certain que le public a pris l’ouvrage pour un roman et il est certain que l’ouvrage ne remplit aucune des conditions du genre. Salammbô n’est pas même un roman dans les conditions du genre… »

Caro définit et prouve :

« Si le roman est une étude du cœur humain, dans ses combats et dans ses mystères, rien ne ressemble moins à un roman que cette œuvre où retentissent d’un bout à l’autre le bruit des armes, la mystérieuse colère des dieux et que traverse d’un bout à l’autre un souffle de fatalité… »

 

Est-ce un poème épique  ?

Non, ce n’est pas un poème épique, écrivit Édouard Fournier.

  • « … Poème épique, ce volume où manque tout ce qui fait l’âme des épopées, la lutte des hommes et des dieux, où l’on ne trouve pas plus de dieux réels que d’hommes vrais. Un poème épique, ce pêle-mêle de mythologies, cette Babel d’archéologies, ce bric à brac de monstruosités où se multiplient les morts atroces ou immondes, sans qu’il vous soit donné une seule fois de vous rafraîchir dans le courant d’une vie pure et sereine ! Un poème, cette corbeille de rognures, comme eût dit Nodier, avec trop de politesse, ce ramassis d’antiquités hybrides, maladroitement agencées, qui, en se remuant, produirait le même bruit que le squelette d’un muséum, si un peu de vent passait pour l’agiter. Fi donc ! quelle dérision… »

Par contre, Duprez, admirateur de l’ouvrage, écrivit :

  • « … C’est là, de part et d’autre, une tentative d’épopée où la prose touche parfois aux sublimités de la poésie, mais dont le positivisme littéraire tend à ravaler les aspirations éthérées et démesurément sidérales… l’épopée dans les littératures qui commencent aussi bien que dans les littératures qui finissent, réclame la forme poétique dans ce qu’elle a de plus caractérisée : je veux dire le rythme et le mètre… »

 

Est-ce un récit historique  ?

Cuvillier-Fleury, favorable avec beaucoup de réserves, crut que :

  • « L’histoire domine le roman dans le livre de Flaubert. Ils se mêlent, se pénètrent, mais comme à Carthage, le principe mâle l’emporte sur le principe femelle et Moloch triomphe d’Astarté… Il est impossible de lui refuser un sens historique très pénétrant et très fécond ».
  • « Toutes les fois qu’il veut bien mettre un frein à son exubérance descriptive, écrivit de Pontmartin, toutes les fois qu’il consent à raconter au lieu de peindre, on sent qu’il serait capable de parler le mâle langage de l’histoire, mais que ces pages sont rares… ».

Mais pourquoi donc a-t-il écrit ce roman, se demande Clergier ?

  • « Dans ces circonstances, il ose entrer dans l’arène avec une vaste histoire sans scandale où les tableaux succèdent aux tableaux comme dans une galerie, où l’action presque nulle ne remplit pas cent pages de son volume. II apporte des vues de Carthage, la description des hommes et des choses… »

Duprez rappelant que Polybe a esquissé à grands traits le prélude des triomphes de son héros, Scipion l’Africain :

  • « Quelle exhumation, et comment sortiront-elles de leurs tombes séculaires ces figures gigantesques… L’auteur de Salammbô a mené dans les Champs Lybiens sa mystérieuse fantaisie ; il a invoqué la Muse au front d’airain qui plane sur le passé. Il a fouillé les ténèbres amoncelées sur les souvenirs et la moindre lueur l’a guidé. Toute cette guerre des Mercenaires, il s’en est fait l’historien : ne me trompé-je pas ? Sans doute il est de bon et sage entendement de rendre au passé le souffle du présent. Que le génie approche son flambeau et l’étincelle devient la flamme. J’ai cité Michelet. A-t-il fait autrement ? Et Augustin Thierry ? Et Henri Martin ?… »

Livre d’histoire, pas exactement, puisqu’il se compose « d’un sujet historique : la guerre de Carthage et de ses Mercenaires ; et un sujet fictif et romanesque : les amours de Salammbô, fille d’Hamilcar et prêtresse de Tanit avec le Lybien  Mâtho ». Oui, roman par ce côté, histoire par l’autre, donc une fiction historique, et Cadoudal a fort bien posé la question :

  • « Est-ce un roman ? Est-ce un poème ? Est-ce une histoire ? Est-ce un traité d’archéologie ou un guide de voyageur dans le pays des ombres à travers les ruines d’une civilisation disparue ? Salammbô est-elle de la famille d’Ivanhoé, de Numa Pompilius ou des Martyrs, de celle du Voyage d’Anacharsis, du Dernier jour de Pompéi ou des livrets Chaix ? M. Flaubert procède-t-il de Walter Scott ou de Chateaubriand, de l’abbé Barthélemy ou de M. Beulé ? »

C’est Scherer qui y répondit le plus clairement :

  • « C’est une narration historique au milieu de laquelle court, comme un fil léger, l’assez sotte histoire de la fille d’Hamilcar… M. Flaubert, évidemment, s’est beaucoup plus préoccupé de l’histoire que de sa fable. Ce n’est pas ici la fiction qui en est le cadre, c’est la réalité, de la fiction ne se mêle au récit que pour amener plus naturellement un traité complet des antiquités puniques… Il a essayé en même temps de nous instruire en restaurant de toutes pièces une civilisation évanouie. Ce dernier dessein a fini par l’emporter sur l’autre et c’est ainsi que Salammbô est devenu un roman archéologique ou, pour parler plus exactement, une archéologie sous forme romanesque… »

L’opinion de M. Picard, l’archéologue de Carthage, ne diffère guère de celle de Scherer.

Une oeuvre africaine

N’oublions pas que la conquête algérienne était toute proche et que l’Afrique primitive et endormie était la convoitise de l’Europe. Nous en trouvons des traces dans la critique, pour cette évasion des explorateurs.

Douhaire l’exprime :

  • « L’Afrique, pourtant — disaient quelques-uns — l’Afrique, le pays du soleil, la patrie du simoun, où le sang bout dans les veines. Mais cela promet. Sans doute nos contrées avec leur froid climat, nos sociétés européennes, avec leur vie étroite et leurs mœurs prudes, n’auront pas offert à M. Flaubert un cadre assez large et un fond assez chaud pour y peindre le jeu enflammé des grandes passions. II aura voulu, en se plaçant dans la liberté de la morale antique, montrer combien la poésie païenne l’emportait sur la nôtre : le paganisme est aujourd’hui à la mode… »

Mais Duprez, qui, certainement, a eu dans l’ensemble de la critique la meilleure vision de l’avenir, en écrivit ces lignes, le meilleur résumé rencontré sur Carthage :

  • « Carthage s’est levée dans tout l’éclat de son orientalisme majestueux. Les palais aux terrasses à triple étage, gigantesques degrés par où l’on monte aux cieux, les jardins suspendus souvenirs de la première patrie, les vaisseaux dans le port et les marins au front bronzé sur les vaisseaux au bec d’airain, les clameurs, les chants, les hymnes et les lamentations, tout est là. Carthage vit, Carthage meurt !… Quelles couleurs il a donc fallu à cette palette et quelle conception a demandé un pareil dessin, les tableaux se suivent, se pressent, s’entassent jusqu’à la satiété. Ce n’est plus une vision, c’est ce rêve étoilé où marche le poète. Le cœur reste vide, seul l’esprit est plein et il déborde… »

 

Salammbô l’Africaine

Cuvillier-Fleury est outré :

  • « Telle est la femme (Salammbô), une innocente au service de l’impudicité, une illuminée du sensualisme africain, une Léda mystique, une Judith païenne ».

Et un autre :

  • « À en croire l’auteur, elle aurait la mine d’une Jeanne d’Arc, mais la Jeanne d’Arc de Carthage est tout au plus une Judith manquée et qui revient de chez Holopherne, les mains vides ».

 

Les influences possibles

Pour Duprez :

  • « S’il est une similitude possible, c’est sur l’auteur des Martyrs qu’il en faut ajuster les conditions et les éléments. II y a surtout, au point de vue style, plus d’un rapprochement à établir ».

D’ailleurs, la plupart des critiques ont fait le rapprochement avec Chateaubriand et les Martyrs.

Cadoudal apporte une note différente et inattendue :

  • « … Aussi la lecture de Salammbô cause-t-elle une impression étrange… Elle fait l’effet d’une représentation de Tannhauser, opéra qui, pour le dire en passant, me semble avoir avec le roman de M. Flaubert de singuliers rapports de ressemblance et de parenté. On dirait deux frères jumeaux, appliquant chacun dans une sphère un peu différente des aptitudes et des penchants analogues et une même nature de défauts et qualités. On trouve dans l’œuvre de M. Gustave Flaubert, comme dans celle de Wagner, le même étalage de science et le même abus de la couleur, la même recherche d’effets bizarres, d’harmonie savante et tourmentée, les mêmes prodiges de travail, et aussi la même absence de naturel, d’aisance, de facilité, la même stérilité de chant et d’inspirations mélodieuses et partant le même ennui… »

 

Des reproches

C’est Scherer qui a fait le plus finement quelques remarques, en regrettant l’apparition de nouveaux procédés :

  • « … II en est aujourd’hui de notre littérature comme de notre architecture, elle tombe de plus en plus dans l’ornementation. On ne cherche plus guère dans les livres que l’imprévu de l’expression, le brillant, le trait… Comme il y a dans toute maison des objets qu’on éloigne des yeux, il y a dans la société et dans la vie des choses dont la littérature ne recevra jamais le droit de parler… Il y a une pudeur du pinceau comme il est une pudeur de l’âme et malheur à celui qui le méconnaît…. M. Flaubert n’a pas l’imagination dépravée. Il ne caresse point les images et les situations hasardeuses par amour pour ce qu’elles ont d’équivoque… »

Lucas redoute les conséquences de la lecture :

  • « … On ne se défie pas d’un roman carthaginois, ni d’une étude sur les sorciers et sous le manteau de l’histoire ou de la philosophie, qui n’est autre chose que ce qu’on appelait autrefois le manteau de la cheminée, bien des gens laissent pénétrer chez eux des livres qui offrent la peinture de tous les désordres des sens dont les mères ne peuvent guère permettre la lecture à leurs filles et ni même les filles à leur mère… »

Par contre, Cuvillier-Fleury exprime l’opinion d’un classique :

  • « Et puis, faut-il le dire ? Je suis un adorateur incorrigible de notre grand passé littéraire, mais je ne crois pas l’avenir fermé sans retour. Les statues de nos dieux, à nous, ne sont pas des bornes placées comme une limite infranchissable devant les tentatives du génie moderne. Personne n’a le droit de dire à l’esprit humain « Tu n’iras pas plus loin ! » Ceux qui l’ont dit aux novateurs de Rome, qui se rappelle leur nom ?… »

 

La couleur rouge

Les critiques de cette époque l’ont remarquée, Pontmartin en particulier :

  • « … L’érudition, l’archéologie, sont des vieilles respectables qui s’enlaidissent horriblement en mettant du rouge : or, il y a trop de rouge dans le livre de M. Gustave Flaubert, son imagination naturellement portée aux extrêmes a pris son érudition en croupe et l’a précipitée de tous les excès de l’école ultra-coloriste… »

Pour Claveau :

  • « Quels tableaux en ferait un peintre ? On n’y verrait que du rouge, il éprouve une sorte d’hallucination sanglante ; la plume, dans la main qui a écrit Salammbô, devient un couteau et l’écrivain une espèce de chourineur, qui va chourinant, jusqu’à ce qu’il tombe d’épuisement auprès de ses cadavres… »

Et Cadoudal :

  • « … Chaque page du livre dégoutte de sang et de pourriture… »

 

Les plaies

L’abus des plaies fut encore un des principaux reproches adressés à Flaubert.

Édouard Fournier l’a largement exprimé :

  • « … Dans son amour du hideux et de l’épouvantable, il lui prête des monstruosités qu’elle n’a pas connues et que nous ne demandons pas à connaître… On s’en délecte chez M. Flaubert, mais chez d’autres, et nous en sommes, on s’en dégoûte… »

Claveau n’est pas en reste :

  • « M. Flaubert… aime les plaies, c’est de ses goûts particuliers. L’odeur nauséabonde de l’hôpital se mêle chez lui à la chaude fumée qui sort de la veine, quand le sang jaillit. Il y a dans sa personne du bourreau et du médecin, amour de cadavre… sensualité bizarre… »

Jules Levallois exprime une opinion voisine :

  • « … II y a dans ce volume trop de choses horribles, enguirlandées de belles phrases. À force d’être soigné, caressé, médité, prémédité, c’est glacialement cruel… »

Douhaire lui aussi est épouvanté :

  • « … Partout du sang, des cris de rage, des hurlements de douleur. Rien ne vient reposer l’esprit des scènes de férocité hideuse ou bizarre que l’auteur accumule et dont son talent descriptif ne fait que rendre le tableau plus repoussant… On n’y a trouvé que d’affreux tableaux de guerre, de hideux massacres, d’abominables boucheries humaines… »

 

L’artiste descriptif

Chacun le reconnaît et le regrette un peu.

Scherer en particulier :

  • « Il se complaît dans la couleur, par cela seul qu’elle est brillante, dans la reproduction des objets, par cela seul qu’ils sont pittoresques. Il est de ceux qui décrivent pour décrire. La description est le fond même de ses livres, elle en compose le tissu. Elle y est savante et piquante, ingénieuse ; mais elle a un tort, elle est là, pour son compte, elle sollicite et attend les regards… M. Flaubert est un virtuose et il fait comme les virtuoses, il montre son savoir-faire. Or, rien n’est plus fatal à l’art véritable que ces effets de pure habilité… »

Par contre, Clergier est nettement plus enthousiaste :

  • « M. Flaubert n’en a pas moins déployé un très grand talent de photographie idéale dans ses descriptions et son livre soutenu, comme il l’est par une publicité amie… ce qui me choque dans cet ouvrage… c’est une sorte de spéculation sur la sensualité du public déguisée sous les apparences des dissertations historiques ou scientifiques. Je le jugerai comme peintre et comme poète. Il possède l’art de mettre en saillie dans la confusion d’une foule les races et les types individuels qui la composent, d’assombrir quand il lui plaît le théâtre de ses événements, ou d’y répandre des flots de lumière d’où il triomphe, il sacrifie la scène à la décoration et l’homme aux choses. Fouillant, épuisant un sujet, il se perd en de si minutieuses observations, que l’attention distraite et dissimulée n’a plus une idée nette du tableau qu’il lui présente. Il dissèque une statuette, un bracelet, le moindre ustensile carthaginois, comme un corps, une main… »

 

Le talent et le style de Flaubert

Même ceux qui n’aimaient pas la pensée de Madame Bovary et de Salammbô étaient ou furent obligés de reconnaître la valeur et la puissance de son style. De Pontmartin, le premier :

  • « Assurément nous sommes très disposés à convenir d’abord que Gustave Flaubert a un très grand talent, talent que plusieurs circonstances parasites et fâcheuses nous ont empêchés de bien juger lors de son premier ouvrage… » Et il ajoute comme s’il connaissait bien le fonds de l’homme : « M. Flaubert est le plus sensible et le meilleur des hommes, alors même qu’il semble le plus se complaire à ces affreux tableaux de carnage, de bestialité, d’atrocités, de pustules et d’anthropologie… »

Salammbô, école mise à part, l’enthousiasme :

  • « … N’importe, voilà un livre. L’effort s’y montre, mais l’art véritable s’y déploie et le talent, Dieu merci ! n’y manque pas… M. Flaubert connaît à fond notre langue, je le crois. Il est un classique, par l’érudition. Quand il veut faire du style à son tour et une fois sur le domaine de la langue, est-il un sujet fidèle ou un révolté ambitieux ? Est-il Hamilcar ou  Mâtho ? »

Fournier aussi :

  • « Nous n’aimons pas à faire la critique sévère de livres où le travail toujours respectable perd la meilleure part de son mérite trop évident et incontesté par l’emploi malencontreux que l’auteur en a fait… Vous n’avez pris tant de peine que pour vous tromper beaucoup et nous tromper un peu… »

Clergier trouve qu’il est

  • « un créateur puissant et original » et « si la tentative est trop hardie et si la vogue ne doit pas couronner, c’est à la critique impartiale de rendre justice au talent, au zèle et au courage qu’a déployés l’écrivain… Il a déployé une puissance de volonté et de plume qui fait un assez éclatant contraste avec la pâleur ordinaire de nos productions littéraires pour qu’on lui soit reconnaissant d’une nouveauté où il n’a eu que le tort de se laisser entraîner par les scrupules d’érudition et une richesse d’imagination qui manquent à tant d’autres. Les yeux encore éblouis par le miroitement des couleurs qu’il a amassées dans ses descriptions, l’esprit toujours frappé par la beauté de quelques-unes, je me garde cependant de lui souhaiter des imitateurs dans un genre aussi périlleux. La seule lecture de son ouvrage en démontre les écueils… »

Duprez reconnaît ce talent :

  • « Mais cette même main est toujours forte et puissante, elle remue un monde d’idées. C’est un levier que cette plume : le levier d’Archimède. Comme lui, l’écrivain a pu s’écrier : « J’ai trouvé ! Il a trouvé une terre inconnue, même à l’érudition. » Il a dit : « Lève-toi ! » à toute cette nation enfouie dans les sables du désert, dans tout l’éclat de son orientalisme majestueux…. »
  • « Je suis de ceux qui l’admirent presque sans réserve, écrira Paul de Saint-Victor, et qui pensent que l’auteur a grandi avec son sujet… »

 

Claveau lui reconnaît des « paysages magnifiques, des scènes entraînantes », en regrettant qu’il soit dans le camp adverse, de l’école réaliste : « … Et pour tout dire un talent incontestable qui produira des œuvres complètes quand il emploiera mieux ses ressources, se détendra et consentira à sortir du laid qui l’étreint pour s’épanouir à l’aise dans un équilibre impartial et regarder en face la double figure de la réalité… »

 

Sensation de lecture

On y trouve naturellement le pour et le contre.

Pour Scherer :

  • « La littérature cherchait autrefois à plaire. M. Flaubert lui enseigne aujourd’hui à produire la souffrance, le dégoût par le spectacle des choses hideuses… Il nous tenaille les nerfs, il nous obsède le cerveau. Son livre exhale une odeur de charnier. On y voit s’étaler toutes les lèpres et toutes les plaies, on y entend les rugissements arrachés des cruautés sans nombre. La fièvre nous gagne à cette lecture ; le volume tombe des mains, on n’en peut plus. On demande grâce et après avoir commencé par admirer une imagination si forte, on finit par maudire une imagination si dépravée… On y trouve toutes les qualités de l’écrivain, mais elles y sont employées à faire le tourment et le désespoir de l’auteur… »

Pontmartin est également gêné et outré :

  • « La première sensation que l’on éprouve en lisant Salammbô, c’est l’étonnement ; la seconde, c’est l’éblouissement ; la troisième, c’est l’ahurissement ; la quatrième et dernière, c’est l’ennui. Un ennui vaste, épais, tassé, touffu, cyclopéen, monumental, carré par la base, haut en couleur, rutilant, flamboyant, truculent, humide et Numide, Punique et unique ; un ennui de la force de cinq mille carthaginois massacrés par dix mille barbares ou de vingt mille mercenaires par trois cents éléphants… »

Cadoudal est également hostile :

  • « … L’auteur a suppléé au silence de l’histoire et au défaut des données positives de l’érudition par des efforts vraiment inouïs d’imagination et de travail… par des merveilles de ciseau et d’incroyables débauches de palette… Salammbô ressemble au nouveau Louvre où les détails accessoires l’emportent sur le dessein général et l’ensemble du plan… »

Cuvillier-Fleury, dans deux articles du Journal des Débats, analyse de près Salammbô :

  • « … L’auteur de Salammbô n’a pas fait un chef-d’œuvre. Il a fait une œuvre d’érudit, de coloriste et d’écrivain, mais il a exagéré la couleur, il a fatigué son pinceau ; il s’est grisé d’érudition. De tout cela est résultée une création sans précédent dans notre littérature, M. Flaubert en triomphe peut-être. Il se vante, sans doute, de n’avoir songé ni aux Incas de Marmontel, ni au Gonsalve de Florian, ni aux Martyrs de Chateaubriand. Il a raison. Son œuvre ne ressemble à rien qu’à elle-même. Elle ne reflète que sa pensée et sa prétention. C’est un mérite. Il ne faut pas en abuser. On ne doit copier personne mais il faut pourtant entrer dans le cadre d’une littérature quelconque, s’y ménager sa place, s’y faire reconnaître et compter comme un des naturels du pays, s’y ranger à ses lois, à ses règles, à l’esprit général qui l’a inspirée, à ses traditions telles que le goût public les a conservées à son génie, tel qu’il résulte d’une longue série d’écrivains illustres et d’œuvres éprouvées… »

Malgré tout, il ne peut cacher son admiration :

  • « J’ai aimé les qualités fortes et cette violence même, qui, par instants, me saisit sans me retenir et me maîtrise sans me convaincre. Oui, j’en aime les défauts qui sont ceux d’une énergique nature et j’approuve ce besoin et cette passion de style qui, pour n’être pas toujours heureux, n’en sont pas moins de bons exemples à une époque d’improvisation universelle… »

Léon Gautier, adversaire de l’école réaliste, est remué :

  • « Mais l’action n’est rien dans cette œuvre étonnante, tout est dans le détail, Nous avons rarement vu plus de science et plus de talent, aussi mal, aussi inutilement dépensées… »

Dans le camp des favorables, Paul de Saint-Victor écrit :

  • « … Ce qui me saisit dans les premières pages, c’est la puissance avec laquelle l’auteur groupe, soulève et manie les masses La gaieté du banquet tournant en ivresse, sa voracité qui devient féroce, l’instinct de la destruction s’allumant comme une seconde faim dans ces hommes de proie, le ravage des jardins, le massacre des éléphants, le meurtre des esclaves, l’imposante intervention de Giscon, l’apparition voluptueuse et mystique de Salammbô surgissant au milieu de l’orgie comme Pénélope au milieu du dîner de ses prétendants, tout cela compose un tableau dont le mouvement égale la grandeur… »

Et comme écrira Escudier dans le « Pays » :

  • « La lecture de Salammbô vous laisse tout à la fois ému et ébloui ».

Mais de toutes ces observations, c’est encore celle de Duprez qui exprima le mieux ce sentiment que nous en éprouvons aujourd’hui :

  • « … Que veut toute cette diversité d’opinions ? Non quoi qu’on en ait, tenez Salammbô pour une œuvre faite de main d’ouvrier, pour une de ces œuvres dont la montre est merveilleuse et rare, sur lesquelles l’art épuise ses ressources au point de paraître incomplet par ce qu’il est infini… »

 

Sainte-Beuve et Théophile Gautier

C’est un peu volontairement que nous avons négligé ces deux critiques, à cause de leur amitié avec Flaubert. Sainte-Beuve a exprimé d’ailleurs cet embarras dans le premier paragraphe de son article. Il s’en défend, mais il ne voudrait pas que son jugement jette une ombre dans leurs sentiments réciproques et l’on ne saurait l’en blâmer. Qu’a-t-il pensé ?

  • Flaubert a traité Salammbô comme une « Elvire sentimentale qui a un pied dans le Sacré-Cœur », « en artiste ironique et fier » et il reconnaît « tout en aimant la réalité, il n’avait pour base et pour texte authentique qu’un récit de quelques pages, il lui fallait tout inventer ou retrouver tous les détails, tous les accessoires… »

Mais à qui ressemble-t-il et avec qui faut-il le classer, avec Walter Scott ou avec Chateaubriand ?

  • Difficilement avec Walter Scott, « le maître et véritable fondateur du roman historique, vivait dans son Ecosse à peu de siècles et à peu de générations des événements et de ses personnages ».
  • Difficilement aussi avec Chateaubriand, « le roman-poème des Martyrs : toujours douteux, un peu bâtard, il mène aisément au faux ». L’ouvrage de Flaubert est une sorte de poème ou de roman historique, « mais dans Chateaubriand, il y a de temps en temps l’enchanteur qui passe avec sa baguette et son talisman : ici l’enchanteur n’apparaît nulle part ». L’entreprise de Flaubert avait « du grandiose, l’exécution a prouvé de la puissance ». Et comme allusion avec son premier roman, « la peur de la sensiblerie, de la pleurnicherie bourgeoise l’a jeté de parti-pris dans l’excès contraire : il cultive l’atrocité. Flaubert est bon, excellent, le livre est cruel… »

Théophile Gautier a donné sa critique dans le Moniteur Universel qui, bien entendu, n’avait pas signalé les Misérables. Comme son livre ne ressemble pas au premier roman, il en dit :

  • « Au lecteur qui voudrait peut-être du même, il verse un vin capiteux puisé à une autre amphore » et cela dans « une coupe d’argile rouge rehaussée de dessins noirs, la couleur, la coupe de couleur locale enfin, à une époque où le sens du passé semble être perdu et où l’homme ne reconnaît l’homme que lorsqu’il est habillé à la dernière mode… »
  • Sur ses recherches, « À défaut, M. Gustave Flaubert, avec une patience de bénédictin, a dépouillé toute l’histoire antique ».
  • Sur la composition, « Quel plaisir moitié avec la science, moitié avec l’intuition de relever ces ruines enterrées sous les écrasements des catastrophes, de les colorer, de les peupler, d’y faire jouer le soleil et la vie et de se donner ce spectacle magnifique d’une résurrection complète ».
  • Son opinion personnelle est une des meilleures qui soient. « La lecture de Salammbô est une des plus violentes sensations intellectuelles, aussi a-t-on accusé Flaubert d’enluminure, de papillotage, de clinquant… Le style de M. Flaubert apparaîtra plus robuste, sonore, d’une originalité qui ne doit rien à personne, coloré quand il le faut, précis, sobre et mâle lorsque le récit n’exige pas d’ornement, le style d’un maître, enfin… »
  • Et peut-être ce jugement qui est devenu le nôtre : « Son volume restera comme un des plus hauts monuments de ce siècle. Résumons-en une phrase qui dira toute notre pensée, notre opinion sur Salammbô : ce n’est pas un roman, ce n’est pas un livre d’histoire, c’est un poème épique ».

 

**

Peut-on émettre un jugement général sur tous ces critiques, dont la plupart sont tombés dans l’oubli, et pour quelques-uns desquels il est impossible de fixer leur origine : les dictionnaires spécialisés n’ayant pas même retenu leur nom ? Ils avaient le temps et la possibilité de suivre la production littéraire plus clairsemée qu’aujourd’hui. Ils lisaient de près et l’on sent chez la plupart un fonds considérable de culture, une connaissance des grecs et des latins que nous n’avons plus, une formation littéraire plus profonde et plus étendue que celle d’aujourd’hui devenue secondaire dans l’ensemble, alors qu’elle était primordiale. Faut-il la regretter ? À quoi bon !

Tous ces critiques ont écrit pour leur temps, ne pensant pas qu’un siècle plus tard nous reprendrions leurs journaux pour y lire leurs articles et confronter leurs opinions. Ils pensaient à leur clientèle de lecteurs, devant la satisfaire et éviter de la courroucer. Nous les retrouvons dans un double courant : les réalistes et les non-réalistes. Vivre hors du siècle ou avec le siècle ? Voir la vie sous ses deux faces ou sur une seule face : l’envers vaut l’endroit ! À qui comparer Flaubert dans Salammbô ? À Chateaubriand, à Walter Scott, à Balzac, à Michelet ? Cette filiation est difficile. À qui lui-même a-t-il pensé et qui l’a secrètement inspiré ? Livre d’histoire pure, non, Hannibal n’ayant pas de sœur. Ressemblance avec les Martyrs, vaguement dans l’ébauche ? À Walter Scott ? Difficilement, l’Écosse continuait et Carthage était rasée. À Balzac, certainement pas, car il a lui-même écrit qu’on ne pourrait lui adresser encore ce reproche. Alors, il y a du réalisme, ne serait-ce que dans la recherche de la reconstitution de la civilisation punique, un besoin presque absolu de vérité. Balzac regardait la société où il vivait, en y voyant ses tares. Il pensait au siècle précédent, où il aurait eu meilleure place. Il est un observateur d’arrière-garde. Flaubert n’a pas de passé à défendre : il est du présent. Dans Salammbô, volontairement différent de Madame Bovary et qu’il aurait peut-être voulu son antithèse, il y a cependant un rapport comme un frère à une sœur. S’il me fallait définir Salammbô, je m’arrêterai sans doute au titre d’épopée réaliste.

Que les critiques du temps ayant à le définir et à le ranger aient été désarçonnés, aucune surprise : c’était une forme inédite. Ils étaient pour, ils étaient contre. Mais ils pensèrent tous, sauf un — qui aujourd’hui semble ridicule — que Salammbô était bien écrit et que ce style sonore, rythmé, puissant, maintiendrait ce roman, cette histoire, cette fiction du rêve et de la réalité parmi les ouvrages importants de leur siècle et qu’il serait finalement l’un des monuments admirés de la prose française.

André Dubuc