La critique la plus hostile de 1862

Les Amis de Flaubert – Année 1963 – Bulletin n° 22  – Page 19

 

La critique la plus hostile de 1862

De toutes les critiques parues dans la presse quotidienne de Paris, celle de Théophile Silvestre, apparaît comme la plus violemment hostile. Ce critique du Figaro, nettement surpris du succès de Salammbô, s’est efforcé de ridiculiser par l’ironie, Flaubert, l’école réaliste et son roman. II nous a semblé, en conséquence, dans cette revue que nous voulons éclectique et le moins apologétique possible, de la publier en grande partie, afin que le pour ou le contre de cette époque, y soit associée. Nous avons enlevé ce qui était secondaire, pour ne conserver que ce qui avait un caractère général sur l’auteur et son roman. Elle a paru, à la date du 3 janvier 1863, dans le

Figaro. Elle n’a besoin d’aucun commentaire, mais dans son excès qui prête à sourire un siècle après, certaines saillies sont utiles pour comprendre le caractère des contemporains, à l’égard de Salammbô.

  1. D.

Hier, autre mystification : on lançait la Salammbô, machine littéraire plus gonflée, beaucoup moins légère qu’un ballon et renouvelée des Carthaginois par M. Gustave Flaubert, romancier normand. Trop chauffée par l’entrepreneur Michel Lévy, la Salammbô a crevé.

L’impudence de Michel Lévy a été provoquée par les entrepreneurs belges de Victor Hugo, qui, dernièrement, travaillaient tout Paris, comme les professeurs de tambour travaillent l’onagre ; à cela près que les professeurs de tambour ont la discrétion d’emmener leurs disciples dans les terrains vagues de la banlieue et sur les hauteurs de Pantin. Les frères Lévy, moins discrets et sûrs de saisir l’intelligence de la France par les oreilles, ont donné à la réclame déjà si bruyante de nouveaux tympanons et convoqué à coups de saxophones la demi-tribu des critiques lampadophores, pour faire retentir et resplendir comme un triomphe romain la déconfiture carthaginoise de l’auteur de Salammbô.

Quels entraîneurs ces frères Michel Lévy ! Il faut de ces gens-là dans le sport et sur le turf pour animer les coursiers, irriter les pointers et passionner la galerie. Mais en littérature, les cymbales, les cuivres, les cris, les hop ! hop !, les kss ! kss ! sont des moyens grossiers inutiles surtout quand l’auteur en scène est mauvais. Exploité par d’agaçants Barnums, l’homme de lettres n’est plus qu’une bête curieuse, un sujet à gageures. L’écrivain de génie lui-même sort sanglant et crotté de ces jeux. Hélé, accroché, bafoué avec tant d’âpreté et de fracas, M. Tout Paris finit par se fâcher ; et rien n’est plus terrible qu’un pareil cokney révolté — c’est l’éléphant écrasant son cornac.

Victor Hugo n’a eu besoin, lui, de ces sortes d’entraîneurs littéraires, ni avant ni après la chute des Misérables. Il était, il est et il sera toujours Victor Hugo. M. Gustave Flaubert, qui, même en tombant, ne ressemble pas plus à Victor Hugo que Gustave Courbet ne rappelle Michel-Ange, vient de périr, étouffé de secours.

M. Gustave Flaubert n’avait que la double prétention d’unir en les rajeunissant le pédantisme classique et la truanderie romantique dans Salammbô, qui est à la fois un pensum colossal, une Babel de mots, quelque chose comme une fantaisie tirée de l’Antiquité du père Montfaucon et une étude d’après nature faite au charnier de Montfaucon.

Si la littérature donne dans de pareilles monstruosités, nous verrons bientôt des troupes d’écrivains marchant sur la tête, des ballets de Gongoras, des académies de lycanthropes et de sergents Bertrand ; on n’imprimera plus que des romans historiques où les personnages démuselés mangent indifféremment du poulet, des salamandres, de la terre et de l’homme ; boivent du bordeaux, des cosmétiques, de la sanie et du poison.

Les Maîtres de cette Renaissance sont des bébés de cent ans. M. Gustave Flaubert, lui, n’en a que cinquante, l’âge qu’il faut pour quitter le bourrelet et les lisières. Un moment tenté de prendre la plume de Théophile Gautier, comme un prétendant l’arc d’Ulysse, il s’est mis à l’école de Charles Baudelaire qui ne lui donnera pas plus le prix de prose qu’il n’a donné le prix de vers au jeune Glatigny. Le poète des parfums et des métaux ne souffre chez lui ni style mal peigné, ni cuivres mal fourbis.

M. Gustave Flaubert est le fils du célèbre médecin de Rouen, l’ami de Dupuytren. De là sa manie de chirurgien en littérature : « Bon chien chasse de race ». Robuste, mais porté à la mollesse ; d’un caractère indépendant ; riche et ne travaillant qu’à son aise, pour son plaisir, l’auteur de Madame Bovary et de Salammbô a mené la vie sans effort, sans épreuves, et n’a jamais été martelé sur l’enclume par la nécessité qui fait les écrivains flexibles et coupants. Il s’amusait à voyager, et son cœur, n’ayant rien à souffrir, restait vide, tandis que sa tête s’encombrait.

Il est de haute taille, charpenté en gendarme, avec des airs de moine et des gestes noués. Moustache à la Sambre-et-Meuse, humide et pendante ; tête carrée aux longs cheveux égaux, quelque peu tonsurée ; yeux d’objectif, pleins de mots et d’images, qui rappellent tour à tour Philoxène Boyer contemplatif et Gustave Planche ruminant. Impossible de mieux porter son style dans le regard, un style visqueux et batracien qui s’enfle, s’enfle à crever pour égaler en grosseur, non pas le bœuf de La Fontaine, mais le taureau de Phalaris. Seulement, point de feu pour chauffer ce taureau.

M. Gustave Flaubert, aimé dans le monde pour sa bonhomie, n’a guère d’esprit et de conversation, même avec les femmes. Il faut en avoir bien peu ! Il semble méditer quand on s’amuse. Sauf le bon Chenavard, qui aime à picoter les gens pour rire, tous ces Panpalin­génésiarques à l’allemande sont à peu près les mêmes ; des dandys démodés et paradoxaux, des professeurs tristes, des Babinets lugubres. M. Renan fut prêtre ; M. Baudelaire le sera ; M. Flaubert semble l’avoir été. Il jouit sans pédantisme et sans morgue d’une excellente vie ; mais il semble porter avec mélancolie la réputation qu’on lui fait. Il ne la portera pas loin.

Il eut, en publiant Madame Bovary, une de ces vogues qui vident en quelques jours la boutique de l’éditeur et remplissent le monde de vilaines pensées. Le livre plut aux vicieux et à ceux qui, sans aimer le vice, ne sont pas fâchés de le voir de près. Une volonté froidement violente, un labeur de forçat, d’incurables tics et beaucoup de mauvais français frappèrent le lecteur de ce roman cauchois et chirurgical, où « l’odeur chaude des cataplasmes se mêlait à la verte odeur de la rosée » (1)

Une pécore de la bourgeoisie pelée de province ; un Sangrado de village ; un saute-ruisseau, moitié merlan, moitié escroc, un apothicaire esprit fort et quelques autres niais de la dernière espèce : voilà les insectes humains dont M. Gustave Flaubert fut le Réaumur, ou plutôt le Balzac départemental, en patois.

Oui, en patois ; M. Flaubert ne sait pas écrire autrement. Il peine, il sue et souffle pour se tirer de ses phrases ; mais il y reste embourbé. Bien loin d’être un écrivain précis jusqu’à la minutie, il se montre, de la première à la dernière page de ses livres, incorrect, obscur, maniéré et pesant ; pesant en diable : sa plume est une poutre ; et il nous donne ses pages comme un joueur d’écarté qui donnerait à son partner des contrevents au lieu de cartes…

Malgré la platitude du sujet, l’abus de la loupe et l’infirmité du style, malgré les coupures envenimées qu’il se faisait lui-même en disséquant, il prit une place d’observateur et de créateur parmi les romanciers français de second ordre. Il vient de donner sa démission de romancier et de Français pour se faire archéologue et Carthaginois dans Salammbô, livre qui fait du bruit aujourd’hui et qui n’en fera plus demain.

Salammbô ! Ce nom remplit la bouche, et l’orthographe sent le puff. Ce titre-là ne serait-il pas même un pauvre jeu de mots, préparé par quelque cénacle néo-romantique pour molester le Philistin ?

La chose certaine est que Salammbô, avec ses deux mm dans le corps et son chapeau sur la tête, c’est-à-dire sur l’o, n’est ni un roman, ni une histoire, ni un poème, ni un cours d’antiquités, ni un voyage, ni un commentaire ; c’est une narration historico-pittoresco-cynique et bouffonne.

On la dirait écrite par un pion boursouflé, qui, s’inspirant du jeune Anacharsis, de l’Antiquité expliquée, des Incas, des Numa Pompilius, de la Gaule poétique et de quelques récits mexicains, veut immoler Homère, Milton, Tasse, Fénelon, Chateaubriand, en quatre cent soixante­quatorze mortelles pages in-octavo et massacrer à tout prix Polybe et le chevalier Folard, sans compter Elien, Arrien, Végèce et Tite-Live, à coups de Dupuis, de Kreutzer, de Rich et de Samuel Pitiscus. Malgré tant d’inanité et d’extravagance, M. Gustave Flaubert est glorifié comme poète, comme historien, comme antiquaire et comme romancier ; c’est le rhapsode des races héroïques et l’évocateur des siècles disparus. Ainsi que Belzoni ouvrit les hypogées de l’Égypte, ainsi que Layard a découvert les temples d’Assyrie, M. Flaubert aurait tiré Carthage de la poussière et restitué tout un monde perdu. Les journaux qui n’ont qu’un jour à vivre, promettant la durée du bronze et l’éternité du granit à son livre, qui, déjà, tombe en morceaux, comme un bas-relief grimaçant, sculpté par l’eustache de quelque pâtre sur les flancs d’une citrouille énorme et congelée.

Déguisé en Carthaginois, M. Gustave Flaubert rappelle Jean-Jacques Rousseau, vêtu en Arménien. Mais Jean-Jacques n’eut pas de peine à trouver son costume ; il meurt tous les ans quelque Arménien à Paris. L’auteur de Salammbô n’ayant rien découvert ni chez les marchands de vieux habits, vieux galons, ni dans la friperie de l’histoire, s’est drapé de ses propres rêves. Robinson Crusoé, couvert de la peau de ses chèvres, était mieux habillé.

Carthage n’a pas encore de Cuvier. Les lois de l’organisme physique étant absolues, on peut recomposer par induction les formes animales, au moyen de fragments fossiles ; mais on ne recompose pas le caractère et les gestes d’un peuple, surtout quand il ne reste pour témoignages que l’oraison funèbre écrite par un vainqueur féroce, vingt pages de Polybe, le périple d’Hannon et deux ou trois idoles.

M. Ernest Renan n’a tiré de ses fouilles en Phénicie que des billets de la Banque de France ; M. Flaubert n’a rapporté de ses voyages en Orient et à travers les bibliothèques que des silhouettes de paysage et des mains de papier noirci. Si jamais savant reprend ce sujet, son premier soin sera de balayer l’auteur de Salammbô

… Tout cela ce n’est ni une bataille d’Amilcar, ni même un assaut donné par le Général Flaubert à l’intelligence du lecteur, c’est un choc et une confusion de mots creux et sonores, qui battent la retraite de la littérature sans style, sans jugement et sans esprit…

Ainsi ni poète, ni romancier, ni historien, ni archéologue : voilà M. Gustave Flaubert. Le mépris du surnaturel, le goût des choses contre nature, l’amour du détail immonde et puéril font de lui, non pas un grand écrivain, un lion de lettres, mais un rhéteur infirme et perverti. Son affectation, d’abord involontaire, volontaire ensuite, n’est que l’expression de l’impuissance.

On compare M. Théophile Gautier à un vase étrusque décoré de caprices et de chimères ; M. Théodore de Banville, à un rython grec, armé de pampres et de mascarons, M. Charles Baudelaire, à une urne sicilienne, dont les rouges figures tranchent sur un fond noir. M. Gustave Flaubert, le pot colossal de ce musée Campana littéraire, n’a pour ornements que des cannibaleries affreuses. Que ces Mangeurs de choses immondes portent leur digestion plus loin !

M. Flaubert ressemble par maint côté au peintre belge M. Wiertz, qui, pour étonner le monde, peint tour à tour les héros de l’antiquité emmanchant leurs piques de chênes séculaires et lançant des montagnes en guise de cailloux ; les enfants de l’avenir tordent des canons comme des épingles ; les prolétaires affamés cuisent au pot leur progéniture ; des léthargiques, ensevelis vivants, cognent de leurs poings crispés les parois du cercueil, et le cadavre en dissolution des suppliciés, dont l’âme s’envole comme la buée des marécages…

L’ineffable Salammbô est quelque gageure. Il en sort un ennui tellement fort qu’il paraît être un phénomène nouveau, même aux littérateurs accoutumés depuis longtemps à ne pas s’amuser. On le sent d’abord, cet ennui, suinter en froides gouttelettes, puis se congeler en stalactites ; vient enfin la débâcle du dégel ; et l’on se noie dans la glace fondante et dans la boue.

Voilà pourquoi, sans doute, l’on compare M. Gustave Flaubert, à Moloch, dévorateur de mots, à Homère, à Virgile, à Milton, au Tasse, à Fénelon. Il n’est pas même à Chateaubriand ce que le phosphore est à la flamme.

M. Gustave Flaubert va cesser d’écrire au moins six ans. On dira peut-être qu’il fait, en se taisant, bonne réserve de beautés épiques. Mais son temps est passé.

Comme le Roi d’Yvetot, — son compatriote —, levé tard, il se couchera tôt et dormira sans gloire.

Théophile Silvestre