La critique la plus favorable de 1862

Les Amis de Flaubert – Année 1963 – Bulletin n° 22  – Page 24

 

La critique la plus favorable de 1862 sur Salammbô

(Revue bibliographique)

 

Il a été donné à M. Gustave Flaubert d’atteindre de prime-abord à cette élévation de talent et de renommée qui n’a plus droit qu’à la vérité. Je ne crains pas de le dire : ce fut une révélation que l’apparition de Madame Bovary, le premier ouvrage de cet éminent écrivain. Les mânes de Balzac en durent tressaillir d’aise, le grand observateur avait donc un successeur. On le croyait du moins. Les scrupules de tout bord firent feu de toutes leurs pièces. L’ œuvre resta debout, elle subsiste et on se la montre : monumentum aere perennius. Pourquoi s’en prendre au peintre des laideurs du modèle ? Peut-être était-il plus juste de rejeter tout l’odieux sur cette misérable nature humaine, toute pétrie de vices et où ne fermente pas toujours le bien, ce levain céleste. Quant aux autopsies psychologiques, elles ne sont rien moins que repoussantes ; les cœurs droits et sincères osent s’y arrêter ; les praticiens de la pensée la consultent et l’œil de la philosophie est sur elles.

Qui nous dira pourquoi cette abdication inattendue et ce sceptre si hardiment saisi, si fermement déposé ? Après ce réalisme où M. Gustave Flaubert avait pris pied sur le pavois, comment a-t-il rêvé la conquête de ces sphères étranges où trône l’imagination, où l’idéal mène ses triomphes inouïs ? J’entends dire autour de moi : C’est une revanche de Madame Bovary ; d’autres, avec moins de charité, ajoutent : Vous le voyez, c’est faire amende honorable ; ce à quoi des fanatiques s’écrient imprudemment : Erreur. C’est un défi ! Mais, je vous le demande, que veut toute cette diversité d’opinions ? Non, quoi qu’on en ait, tenez Salammbô pour une œuvre faite de main d’ouvrier, pour une de ces pièces dont la montre est merveilleuse et rare, sur lesquelles l’art épuise ses ressources au point de paraître incomplet parce qu’il est infini.

La critique est assez malhabile à présenter au lecteur le dernier ouvrage de M. Gustave Flaubert. Il faut remonter aux âges antiques, à cette période de l’histoire primitive où Rome — la Rome des Régulus, des Scipion et des Caton — pousse ses infatigables légions sur le monde vieilli, qu’elle domine de toute la hauteur de sa mâle jeunesse. Carthage et elle se sont rencontrées en Sicile : Quel beau champ de bataille, je leur laisse ! s’écriait le Macédonien Pyrrhus ; mais il s’embarqua pour aller mourir à Argos, sous la main d’une vieille femme, dont la maternité devait faire une héroïne. Et, de fait, longue fut la guerre en Sicile. Carthage y succomba et Rome, qui allait bientôt formuler sa générosité envers les vaincus dans le mot du vieux Caton : Delenda est Carthago, se mit à désarmer sa rivale pour la mieux tenir, un jour, pieds et poings liés. La tradition classique a accoutumé de médire de Carthage. On l’appelle volontiers une Babel impie et sanguinaire, et cet injurieux anathème, dont je regrette l’exagération, est tombé, un beau jour de colère, de la bouche d’un oracle, en matière historique : j’ai nommé M. Michelet. Ah ! les peuples qui meurent comme mourut Carthage ont droit au respect de l’histoire : voyez Constantinople ! L’agonie de cette Babylone de la mer intérieure parut interminable. Toute ensanglantée encore et toute haletante de la première guerre punique, il lui fallut arracher de ses flancs ses propres armes, qui s’étaient tournées contre elle-même ! Je veux parler de ses Mercenaires. À l’exemple de ce que fera Venise, la Carthage des temps chevaleresques, cette cité de marchands et de navigateurs achetait de quoi se défendre. Mais il n’y a ni gloire, ni salut au rabais. Le sang versé ne surfait pas : il faut payer. Carthage ne paya pas ou paya mal. Ses farouches créanciers en vinrent à la traiter de la façon des chiens dont le berger oublie ou rogne la portion : ils se dédommagent sur le troupeau. Quels moutons bons à tondre que ces Carthaginois !

Les Mercenaires n’en doutaient pas et leur haine pour leurs débiteurs se doublait de leur mépris. Il ne fallut rien moins qu’Hamilcar pour les dompter. Encore Hamilcar eût-il été trouvé insuffisant, s’il n’avait eu par devers lui les inépuisables ressources de l’ambition, du despotisme et de la trahison. Il amusa ces barbares — de grands enfants ! — il les massacra, ces martyrs de la nostalgie. Ils voulaient retourner chez eux, à l’oasis ou au désert, dans leurs îles ou dans leurs forêts. La terre africaine leur donna une hospitalité éternelle, celle du tombeau. Nul d’entre eux n’échappa pour porter au pays de ceux qui n’étaient plus l’épouvantable nouvelle ; la foi punique put tromper encore quelques générations de Mercenaires et les frères des victimes tombées sur les bords du Macar, ou dans les défilés de la Hache, s’en allèrent vaillamment conquérir, au profit des meurtriers, cette Italie tant détestée qu’Annibal ne sut pas garder : Tu sais vaincre, Annibal, mais tu ne sais pas profiter de la victoire.

Cette guerre s’appelle la guerre inexpiable. Concevez-vous ce mot ? il est immense. Concevez-vous aussi tout ce qu’il y a de monstrueusement sanguinaire à ces pages sombres où Polybe esquisse à grands traits ce prélude des triomphes de son héros, Scipion l’Africain ? Quelle exhumation, et comment sortiront-elles de leurs tombes séculaires ces figures gigantesques ? Le poète les appelle « Grandia ossa ». L’auteur de Salammbô a mené dans les Champs Lybiens sa mystérieuse fantaisie ; il a invoqué la Muse au front d’airain qui plane sur le passé ; il a fouillé les ténèbres amoncelées sur les souvenirs et la moindre lueur l’a guidé. Toute cette guerre des Mercenaires (244-241), il s’en est fait l’historien.

Je dis historien : ne me trompé-je pas ? Sans doute, il est de bon et sage entendement de rendre au passé le souffle du présent. Que le génie approche son flambeau et l’étincelle devient la flamme. J’ai cité M. Michelet : a-t-il fait autrement ? et Augustin Thierry ? et Henri Martin ? quoique ce dernier me semble avoir fait la plus large part aux abstractions philosophiques. Mais à m’obstiner à envisager M. Gustave Flaubert comme historien, je cherche, sans le trouver, le terme de ma comparaison. S’il est une similitude possible, c’est sur l’auteur des Martyrs qu’il en faut ajuster les conditions et les éléments. Il y a surtout, au point de vue du style, plus d’un rapprochement à établir. C’est là, de part et d’autre, une tentative d’épopée, où la prose touche parfois aux sublimités de la poésie, mais dont le positivisme littéraire (qu’on me pardonne ce détestable néologisme) tend à ravaler les aspirations éthérées et démesurément sidérales. L’époque sera lente à venir où s’acclimateront chez nous ces fruits hétérogènes de la double vitalité intellectuelle. L’épopée, dans les littératures qui commencent, tout aussi bien que dans les littératures qui finissent, réclame la forme poétique dans ce qu’elle a de plus caractérisé, je veux dire le rythme et le mètre. Mettez l’Iliade en prose et il n’y a plus d’Homère, Ceux qui ont prétendu découvrir dans le Télémaque un poème épique se sont singulièrement mépris ; mettez-le en vers et Fénelon disparaît.

M. Gustave Flaubert est à l’abri de ces hypothèses hasardeuses ; il reste lui-même et Dieu merci ! C’est un côté inconnu, inattendu de son talent, auquel il faut donner la plus grande lumière et le jour le plus beau. Plus haut, j’hésitais à parler histoire : voici que j’hésite à parler roman. Salammbô est-il un roman ? Assurément, non. S’il fallait m’en tenir au sens primitif et absolu du mot, je serais moins ferme dans mon dire, mais par la critique qui court, nos mots sont un peu comme ceux qui les écrivent, ils n’ont pas d’opinions ; si bien que le commun des Martyrs (sic) s’est fait du roman une idée à son usage dont il ne veut pas se départir. Quoi qu’il en soit, il est difficile de trouver un roman dans les amours de Salammbô, avoués ineffables, mystiques, impalpables, et dont la pudique amante est la première à ne pas se douter. À en croire l’auteur, elle aurait la mine d’une Jeanne d’Arc ; mais la Jeanne d’Arc de Carthage est tout au plus une Judith manquée et qui revient de chez Holopherne les mains vides. Mâtho, le monstre à tuer et que l’héroïne ne tue pas, est une personnification peu intéressante de cette passion bestiale, puérilement terrible et qui, n’ayant que des appétits, n’est en quête que d’assouvissements. Le caractère de Spendius, l’esclave grec, montant de crime en crime jusqu’au martyr, où son passé trouve l’apothéose, est un bien autre caractère. Les corruptions naïves de la civilisation antique y sont prises dans le vif. Aristophane ou Lucien n’eût pas mieux trouvé. Mais il fallait parler d’amours. Or, l’amour ou le cœur, si vous voulez, a trouvé dans une petite bourgade de la Normandie un bien autre théâtre et de bien autres acteurs, demandez-le à celui qui écrivit Madame Bovary.

Mais cette même main est toujours forte et puissante, elle remue un monde d’idées ; c’est un levier que cette plume, le levier d’Archimède. Comme lui, l’écrivain a pu s’écrier : « J’ai trouvé ! » Il a trouvé une terre inconnue même à l’érudition, il a dit : « Lève-toi ! » à toute cette nation enfouie sous les sables du désert, et elle s’est levée dans tout l’éclat de son orientalisme majestueux. Les palais aux terrasses à triple étages, gigantesques degrés par où l’on monte aux cieux, les jardins suspendus, souvenirs de la première patrie, les vaisseaux dans le port et les marins au front bronzé, sur les vaisseaux au bec d’airain, les clameurs, les chants, les hymnes et les lamentations, tout est là : Carthage vit ! Carthage meurt ! Mais cette vie n’est-elle pas un peu bien factice ? Cet entraînement de descriptions où je cède, satisfait-il à la réalité d’autant qu’il plaît à l’imagination ? Il est telle de ces peintures où le crayon d’un artiste suivrait à peine la plume de l’écrivain. L’erreur est facile dans ce dédale Carthaginois ; le Temple de Moloch est invraisemblable : les combinaisons de l’architecture s’épuiseraient à en réaliser la colonnade : la fontaine devient fantasmagorique. Quelles couleurs il a donc fallu à cette palette et quelle conception a demandé un pareil dessin ! Les tableaux se suivent, se pressent, s’entassent jusqu’à la satiété. Ce n’est plus une vision, c’est ce rêve étoilé où marche le poète. Le cœur reste vide. Seul l’esprit est plein et il déborde. Tacite va plus loin ; mais dans ce volume de Salammbô, j’ai lu des phrases que le biographe de Germanicus aurait signées. Mais Tacite n’eût pas désavoué Lucain ; il eût applaudi à Claudien.

Ces trois génies se rattachent dans la chaîne des temps. C’est ainsi que la décadence a ses grands hommes. On prétend, et cela vient de gens bien informés, que nous sommes en décadence : Dieu veuille que M. Gustave Flaubert n’ait pas à fonder sa gloire sur une base pareille ! Mais pour arriver au couronnement de l’édifice, qu’il choisisse ses matériaux. Ce sujet à l’antique laisse la porte ouverte aux citations : Je les veux clore par une dernière que M. Gustave Flaubert soit ce qu’un critique de Rome rappelait : Vir unius libri (1).

Duprez (de Lyon).

Expressions latines du texte : monumentum aere perennius (monument plus durable que l’airain) ; delenda est Carthago (il faut détruire Carthage) ; grandia ossa (ossements considérables) ; vir unius libri (l’homme d’un seul livre).