Flaubert et le Publicateur de Louviers

Les Amis de Flaubert – Année 1963 – Bulletin n° 22  – Page 30

 

Flaubert et le Publicateur de Louviers

Un de nos membres, M. Lucien Fontaine, de Saint-Pierre-du-Vauvray, a eu la gentillesse de nous adresser la copie de l’article publié le 6 décembre 1862 sur Salammbô, dans ce bi-hebdomadaire de l’Eure. Dans l’édition Conard, une erreur s’est malheureusement glissée à propos de sa date, Flaubert ayant la fâcheuse habitude de ne donner que le jour de la semaine. Cette lettre n° 536 n’est donc pas de 1857, mais de 1862.

Nous publions la partie de la lettre de Flaubert concernant le journal lexovien et l’article complet qui amusa le romancier pour son contenu et son opinion.

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Correspondance

(Tome IV, page 188, lettre 536).

À Ernest Feydeau (lundi soir).

(23 décembre 1862).

« … Quant à mon enfant à moi (Salammbô) je te conseille de lire Le Siècle d’aujourd’hui et Le Monde de vendredi, tu t’amuseras. Sainte-Beuve s’est radouci. Demain paraît le Cuvillier-Fleury. Mais le plus beau, c’est le Publicateur de Louviers, qui me loue sérieusement de ressembler à Marmontel. Il se pourrait bien, après tout, que je ne fusse qu’un classique et un rococo ? — qui ne t’en aime pas moins — et qui t’embrasse avec le respect dû à un patriarche ! ! ! ! »

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Le Publicateur de Louviers (6 déc. 1862)

Correspondance parisienne (Paris, décembre 1862).

Salammbô

Au milieu des préoccupations de toutes sortes qui viennent chaque jour s’abattre sur les pionniers de la littérature dans la nouvelle Babylone, un livre, quel qu’il soit et quel que fût son auteur, court grand risque de passer inaperçu dans cette foule de volumes que chaque matin voit éclore et que chaque soir voit mourir. Il y a cependant quelques rares exceptions à cette règle générale. On en pourrait citer tout au plus trois au quatre : Victor Hugo, quand il publie une légende ou une épopée ; — Michelet, quand il écrit son livre psychologique ; — M. Thiers, quand il fait paraître un nouveau volume de l’histoire du Consulat et de l’Empire ; — et M. Flaubert, quand son éditeur Michel Lévy met en vente un roman sorti de la plume de cet aimable écrivain. M. Gustave Flaubert serait — si les renseignements qu’on nous fournit sont exacts — non seulement un illustre romancier, mais aussi un excellent praticien. À l’heure qu’il est, nul mieux que lui, dans le département de la Seine-Inférieure, n’opère mieux l’extraction d’une balle ou n’ampute avec autant d’habileté le patient soumis à ses soins. La plume et le bistouri lui sont également familiers et il conduit l’une et l’autre avec autant d’esprit que de talent.

Madame Bovary aurait pu suffire à sa gloire littéraire, car les personnages de ce roman resteront des types parfaits, qui figureraient avec avantage dans la Comédie humaine du plus illustre de nos auteurs modernes. Quelle bonne figure que celle du pharmacien Homais ! et le clerc de notaire Léon, et Charles Bovary ! Certes, ce petit nombre de bourgeois se grouille et agit dans des scènes qui égalent, si elles ne surpassent point les Scènes de la vie de province, de Balzac.

Cette fois, M. Gustave Flaubert, laissant de côté tout ce petit monde dans leurs habits râpés, drape ses personnages à l’antique ; la chlamyde et le cothurne ont remplacé le paletot et le pantalon à sous-pied. Ils sont grands comme l’époque qu’ils représentent. Ils se nomment Giscon, Amilcar, Mathos, Hannon et Annibal et la scène se passe entre la première guerre punique et la seconde, c’est-à-dire à l’époque de la guerre des mercenaires contre Carthage.

Nous allons citer une page prise au hasard dans cette œuvre, qui nous rappelle les belles pages, que Marmontel a écrites sur les Incas. C’est une invocation à la déesse Astarté ! !

« Salammbô monta sur la terrasse de son palais…
… car mon cœur est triste ».

Cette invocation de Salammbô à la déesse nous semble pour le moins aussi sublime que celle que les Incas adressent au soleil et qui nous a fait si souvent prendre en pitié les victimes des Espagnols et leurs bourreaux en horreur.

Le nouveau livre de M. Gustave Flaubert est tout parsemé de merveilles dans ce genre, que nous étions loin de nous attendre à trouver dans cette nouvelle œuvre d’un écrivain qui passait jusqu’ici pour l’un des chefs de l’école naturaliste.

Victorien Monnier