Les opinions de deux Rouennais de 1862

Les Amis de Flaubert – Année 1963 – Bulletin n° 22  – Page 32

Les opinions de deux Rouennais de 1862
sur Salammbô

Une opinion nettement favorable, celle d’un jeune journaliste, une autre farouchement hostile, celle d’un juge de paix, aîné de Flaubert d’une dizaine d’années, « anti-réaliste » si le terme est valable, rimeur plus que poète, qui devait trouver sa consécration et son « immortalité » rouennaise, en devenant académicien de sa ville natale, en 1865, trois ans plus tard.

Ernest Simonin taquinait les Muses ; celles-ci ne semblent pas l’avoir récompensé de son opiniâtreté poétique, Il rimait honnêtement et versifiait uniquement en alexandrins. Hors des douze pieds, point de salut ! Mais hélas, n’est point poète, et surtout bon poète, qui voudrait ! Sa production littéraire fut abondante, surtout avant son admission à l’Académie, comme si elle avait été le but et qu’il eut enfin trouvé l’Olympe ! Les aspirants ou soupirants des académies provinciales sont de tous les siècles et l’on comprend que Flaubert ait largement souri de leurs prétentions et de leur suffisance ! Simonin apparaît de ceux-là. (1)

Il avait fait éditer son discours de réception, consacré à la vraie « poésie ». Il vitupéra contre les nouvelles tendances baudelairiennes, jugées détestables. Il livra donc l’un de ces fameux combats d’arrière-garde, qui font sourire à un siècle de distance, lorsqu’on s’oblige à les lire. La publication de Salammbô l’exaspéra, et lui, paisible juge de paix, partit furieusement en guerre sainte, avec un lourd bataillon d’alexandrins.

Amédée Méreaux, critique musical réputé, qui appartenait aussi à l’Académie de Rouen, eut à lui répondre ; ce qu’il fit d’ailleurs avec adresse et malice, car il était du petit nombre de cette compagnie qui estimait Flaubert

« L’école qui règne de nos jours, l’école réaliste vous effraie, Monsieur, je pense. Permettez-moi de vous le dire, que vous vous alarmez à tort. Loin de la craindre, il faut croire et espérer en elle. Le réalisme n’est autre chose que l’imitation exagérée de la nature, le réalisme fournit à ses adeptes l’exemple de cette vie qui ne cesse pas ou plutôt qui ne cesse pour recommencer : renaissance qui est plutôt la loi de la nature entière. Le réalisme, qui est plutôt une transition qu’une école, travaille ingénieusement à la constitution prochaine de cette poésie de l’avenir… »

Amédée Méreaux se montrait ainsi plus avisé et confiant dans l’avenir que son donquichottesque confrère. Il devait viser une plaquette que le nouvel académicien rouennais avait publiée en 1863, intitulée aussi Salammbô, que les quotidiens locaux ne signalèrent pas et qui, malgré son titre prestigieux, ne fut pas rééditée. Ce juge de paix du 4e canton partit violemment en guerre contre son compatriote de Croisset. Il aligna 306 alexandrins, partagés en neuf chants. Malgré ce déploiement classique, Salammbô est encore debout !

Les deux premiers vers suffisent pour juger la grandiloquence du personnage :

Enfin, j’ai pu grand Dieu ! terminer Salammbô

Et l’ai conduite, hélas, à son dernier tombeau…

Et cette tirade cyranesque contre le réalisme :

Ah ! si le réalisme avait seul le droit d’écrire,

J’aimerais mieux, je crois, ne plus jamais rien lire.

Ici, quoiqu’il m’en coûte, à parler net et franc,

J’attends toujours l’intérêt du roman.

Je trouve, n’en déplaise à son illustre maître

(Au risque de passer pour mauvais courtisan)

Que l’ouvrage ayant eu tant de peine pour naître

Comme un foudre éclatant doit se faire connaître

Qu’à tort, il prend d’avance un air monumental,

Que peut-être son seul nom est original,

Qu’il est bon de l’ouvrir durant un jour de pluie

Qu’autrement, il fatigue, impatiente, ennuie,

Et qu’il est, somme toute, un livre sépulcral…

Notre poète poursuit encore son combat chevaleresque avec 250 alexandrins, pour terminer ravi et, triomphant, certain de sa victoire prophétique :

Allez, sonnez plus fort, fanfares de la presse

Sonnez pour Salammbô tous vos airs d’allégresse

C’est en vain que, prôné dans vos colonnes

Il voudrait un regard de la postérité ;

Le temps qui vient déjà de flétrir vos couronnes

Dira pour rétablir l’austère vérité :

« Il fut plus malheureux encore que Carthage

« Dont la mémoire a pu survivre à son naufrage

« De ce livre bruyant, il n’est rien demeuré,

« L’oubli, l’oubli cruel l’a vite dévoré ».

Nous ne pouvions décemment célébrer la Salammbô de 1862 sans nous apitoyer un instant sur celle, méconnue, de 1863. Mais laquelle des deux fait ressusciter l’autre, aujourd’hui ? Flaubert avait un jugement sévère sur les académies de province et il semble qu’Ernest Simonin pouvait le justifier. Il méritait cependant mieux, comme opposant, que ce Bridoison.

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Par contre on trouve dans la Revue de Normandie un article favorable de Fernand Lamy (2). Cette publication, alors à ses débuts, se voulait éclectique. Elle était animée par Gouellain et l’abbé Cochet qui l’avaient présentée en disant : « hautement et avec franchise, c’est à travers le prisme de la Normandie que nous aimerions envisager toute chose… » Cette ligne de conduite fut toujours maintenue. Fernand Lamy y donna trois articles, avant de partir comme rédacteur au Journal du Loiret : Le mouvement poétique contemporain, une lettre à Victor Hugo sur Les Misérables, et le dernier, sur Salammbô, qui parut en janvier 1863. Il est intéressant pour ses remarques :

« … L’alliance de l’érudition et de l’imagination est un fait maintenant consommé. Cette introduction si habilement opérée de l’élément scientifique dans le roman constitue même une des plus curieuses phases de l’originalité littéraire du temps. Provoquée et accréditée par une certaine secte de l’école réaliste, dont M. Flaubert est le plus remarquable représentant, elle laissera sa trace lumineuse dans l’histoire des lettres françaises… » Sa conclusion fort longue est pleine d’aperçus qui ont supporté favorablement l’épreuve du siècle : « … Je ne crains pas d’affirmer que M. Flaubert a travaillé en maître et déployé à tous points de vue de la critique, des qualités éminentes où s’affirme un tempérament d’écrivain des plus rares, des plus solides et des mieux assurés contre le retour de la vogue. Il a élevé son sujet barbare à de grandes hauteurs et l’a traité dans un sentiment surprenant et une intelligence exquise des hommes, des choses et du temps. Par la puissance de l’accent, par la grandeur sauvage de la mise en scène, par l’ampleur de la description, la touche sobre et mâle du style, la rude complexion des personnages Spendius, Mâtho, Hamilcar, Hannon, colossales figures traversant ces pages et les éclairant d’une lueur sinistre. Le roman, à certains endroits, se transfigure, il devient épopée, et nous donne comme un certain ressouvenir de la manière homérique. M. Flaubert a eu de ces bonnes fortunes. Je suis heureux de ne pas être le seul à le constater.

Arrivons maintenant à l’éloge de la forme et disons que le travail de la langue est immense dans Salammbô, Il y a là une science du vocabulaire, un remuement des mots d’un dilettantisme littéraire que les délicats apprécieront et admireront à côté de cette exécution précise, nette et ferme de la phrase et de ce beau style plastique et admirablement descriptif. Armé comme il l’est, écrivain sûr de lui-même, assoupli à toutes les difficultés, en garde contre toutes les surprises de la plume, M. Flaubert a, dès à présent, conquis l’avenir. Quelques magnifiques qu’aient été les résultats de cette excursion savante d’un artiste ironique et fier, dédaigneux des succès faciles, au sein des ténèbres d’un monde ancien, quoiqu’il soit sorti de là une œuvre forte, étudiée, élaborée avec un art exquis, dans la méditation d’un travail de six années… » Le souhait de Fernand Lamy était qu’il revienne à la suite de Salammbô, à la vie moderne. « … Il se doit à la lutte contemporaine. Il est trop fort pour ne point rentrer dans la mêlée. Que ce psychologiste vigoureux, que cet analyste opulent reprenne le cours de ces belles études de la passion où il excelle et qui ont refait au roman, depuis dix ans, une originalité si vivace. Il ne peut faillir à la tâche, il a dans le passé et le présent deux gages certains d’une réussite éclatante de son nom : deux livres écrits avec toutes sortes de qualités particulièrement distinguées, et ce qu’on pourrait appeler l’aristocratie du talent ». (3)

Ainsi, ces deux rouennais de générations différentes ont exposé des points de vue opposés sur Salammbô. Une trentaine d’années les séparait, drame de générations, pourrait-on croire, mais sans doute et beaucoup plus d’opinion. On y retrouve le constant esprit rouennais, valable pour toutes les villes de quelque importance : la fraction soumise à la religion prédominante, tournée vers le passé et le regrettant, et l’autre, la fraction détachée de toute religion, aimant autant l’avenir que le passé, sachant que ce qui fut ne peut plus revenir. Simonin, avec exagération et même bouffonnerie, illustre l’une, tandis que Lamy, avec modération et esprit critique, exprime l’autre. Le jugement de ce dernier était dans le sens de la vérité et même celui de la logique. On attribue souvent à Flaubert un caractère pessimiste. Il est curieux, en jugeant Fernand Lamy, qu’il était pour cette génération montante, un exemple d’optimisme, un maître qui allait de l’avant et que, comme exemple, il fallait suivre et chercher à imiter. Il était bien le chef de cette école réaliste, qui avait les yeux sur terre, et que Simonin exécrait poétiquement.

André Dubuc


(1) Simonin Ernest (1809-77), né et mort à Rouen auteur de Poésies (1853), les Visites( 1854), l’Italie (1859), l’Immortalité de l’âme (1862), Le jour de l’an (1859), Salammbô, Dante et Béatrix, dialogue entre ciel et

terre. Voir Journal de Rouen, 18 et 20 septembre 1877.

(2) Lamy Fernand (Louis-Ferdinand, à l’état-civil), né à Rouen 15 sept. 1840, rédacteur, du Journal du Loiret en 1863, a dû ensuite demeurer et mourir à Agen. Auteur de Voix du Cœur (1879), La grande Inondation de 1875, Le voyage de Mac­Mahon à Agen (1875), les Papillotes (1889), Quatre ans de provisoire (1871-75). Un mole de campagne (1869), Revue de l’ Agenais (tomes 1 et 4).

(3) Grâce à l’amabilité du bibliothécaire de Chantilly, il m’a été possible d’avoir la copie de la lettre de Lamy à Flaubert, datée d’Orléans du 14 janvier 1863

Monsieur,

Je charge mon père de vous faire remettre le numéro de la Revue de Normandie du mois dernier où vous trouverez un article que j’ai consacré à Salammbô. J’espère, Monsieur, que vous voudrez bien y reconnaître les traces d’une profonde sympathie littéraire et d’une sincère admiration pour votre beau talent. Nous sommes compatriotes. Je suis né à Rouen ; j’ai habité cette ville que j’ai quittée seulement depuis huit jours pour me rendre à Orléans où je suis attaché à la rédaction du Journal du Loiret. Si vous aviez besoin du concours de notre modeste publicité, vous me trouveriez, Monsieur, très heureux de vous être agréable. En attendant, veuillez recevoir, Monsieur, l’assurance de ma haute estime et de mon entier dévouement.

Fernand Lamy.