Un survivant de « La Méduse », collaborateur de Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1963 – Bulletin n° 22  – Page 35

Le docteur Savigny,
survivant du Radeau de « La Méduse »,
collaborateur inattendu de Flaubert

Si le Marquis de Chaumareys ne s’était pas révélé le pire des cafouilleux dans le domaine du yachting à voile, notre confrère Jean-Baptiste Savigny n’aurait jamais eu l’occasion de soutenir une thèse sur les effets de la faim et de la soif éprouvées après le naufrage de la Frégate du Roi « La Méduse », en 1816, privant ainsi Flaubert d’un document farci de détails affreux et répugnants, dont la connaissance lui était malgré tout indispensable au moment de décrire l’agonie des mercenaires dans le Défilé de la Hache. Nous ne pensons pas que cette lacune aurait beaucoup embarrassé l’auteur, l’histoire de l’humanité jusqu’au milieu du XIXe siècle est en effet assez riche de récits analogues et ce n’est pas sous prétexte que nous avons fait encore mieux depuis qu’il faut prendre les ancêtres pour des créatures efféminées. Mais il est indéniable que Flaubert accorda une valeur primordiale à cet ouvrage ; à tel point que rompant avec ses procédés habituels il en fit son unique source d’information.

Il avait auparavant consulté son frère sur les conséquences physiologiques de l’inanition et parcouru quelques-uns des ouvrages médicaux que le chirurgien lui avait prêté. D’autre part, dans une lettre adressée aux Goncourt, le 30 novembre 1861, il les priait de lui faire parvenir le « Journal d’un négociant allemand qui s’est laissé mourir de faim » ; mais plus loin, nous apprenons qu’il se désintéressait de cette lecture, les détails dramatiques, atroces et répugnants dont il avait besoin se trouvant tous réunis dans la thèse du Docteur Savigny. A. Duplan, à George Sand, aux Goncourt, il n’a pas caché non plus la valeur de cette source plus précieuse que tous les traités médicaux car intensément vécue.

Nous n’allons pas, une fois de plus, raconter l’atroce aventure du Radeau de la Méduse ; on en connaît toutes les péripéties à l’exception, peut-être, de leur écœurante exploitation par les contempteurs des Bourbons. Chaumareys a durement expié son incapacité ; pourtant, il n’était pas seul à commander et la responsabilité des autres officiers du bord n’est pas inférieure à la sienne. La carrière de certains d’entre eux n’en fut pas moins brillante — après 1830 ; ce qui n’étonnera que les naïfs.

Savigny joua un rôle assez peu chevaleresque dans toute cette affaire. A peine échappé à la mort, son premier soin fut d’envoyer au Moniteur Français une version toute personnelle des événements que les survivants du naufrage demeurés à Dakar lurent, en grinçant des dents, au milieu des meilleures pages des journaux anglais qui en avaient fait leur best-seller.

On aura une idée assez nette de l’objectivité de l’auteur quand on saura que ses compagnons d’infortune qualifièrent son récit de « mémoire infâme ». De retour en France, Savigny, qui n’était à bord de la Méduse qu’en qualité de chirurgien (un simple officier de santé), termina ses études médicales. Il s’installa ensuite près de Rochefort, son pays natal, où il mena une existence de praticien digne et respecté mais, sous cette apparente tranquillité, il saisissait toutes les occasions de participer aux querelles qu’il avait largement contribué à susciter. Géricault, qui s’était adressé à lui avant de brosser son célèbre mais extravagant tableau en fit l’amère expérience ; à travers l’oeuvre d’art imaginée par le peintre, l’autre ne voyait qu’un cruel pamphlet. Son attitude au moment de la tragédie ne semble pas avoir été moins trouble ni surtout plus noble.

A en croire sa propre version il aurait été le seul à garder son sang-froid. Il se dépeint, veillant à faire régner une juste discipline, distribuant équitablement les vivres, invitant l’Éternel à épargner les passagers de la « funeste machine » ou tenant des discours d’une inspiration si élevée qu’à sa voix les moribonds se voyaient déjà sauvés.

Malheureusement, des écrits longtemps tenus ignorés nous le montrent sous les traits d’une sombre brute organisant froidement le massacre autour de lui et il est à craindre que ce soit plus vrai.

On se rappelle que l’échouage de la frégate eut lieu le 2 juillet 1816 ; le navire ne coula pas et il était assez solide pour que, deux mois après, trois hommes continuent à y vivre. Ils auraient même été quatre si l’un d’eux n’avait voulu s’enfuir à bord d’une cage à poules, embarcation mal choisie pour une heureuse croisière. Néanmoins, les officiers décidèrent d’abandonner l’épave et construisirent un radeau qui devait rester amarré sur place tandis que les canots à voile iraient donner l’alarme au Sénégal distant de 80 milles. Ce plan aurait permis de sauver tout le monde, mais au dernier moment on lui substitua l’idée invraisemblable de tirer le radeau à la remorque des canots. Désormais, la funeste machine ne pouvait plus jouer d’autre rôle que celui d’antre flottante, enlevant toute possibilité aux petits voiliers de remonter dans le vent, donc de naviguer vers une direction déterminée, et il est inconcevable que des officiers de marine familiers de la propulsion à voile aient accepté d’exécuter une manœuvre aussi démentielle !

Le 5 juillet, toute la flottille s’ébranla : deux heures après, les remorques étaient larguées et chacun s’enfuyait pour son propre compte.

A bord du radeau où se tenait Savigny, il y avait 150 passagers, dont une femme et un mousse âgé de 12 ans. La plupart était des soldats indisciplinés à qui s’ajoutaient des bagnards graciés, quelques matelots, des officiers d’infanterie et des fonctionnaires.

Au moment du départ, pour alléger l’engin, on avait jeté à la mer tout le ravitaillement à l’exception de 25 livres de biscuits et de plusieurs barriques de vin ; par contre, personne ne s’était séparé de son lourd fusil, de ses innombrables cartouches, ni de son sabre.

Savigny s’imposa dès le début et il est probable que c’est lui qui décida les officiers à massacrer le plus de monde possible. Fut-ce au prix d’une éloquence persuasive ? On en doute : les scènes de pillages et d’orgies auxquelles il avait assisté avant l’abandon de la frégate l’ayant suffisamment renseigné sur l’incroyable voracité jointe à l’altruisme modéré de ses futures victimes — ce n’était pas pour chasser la baleine que les troupiers avaient gardé leurs armes. Accordons-lui donc le bénéfice des circonstances atténuantes même si dès la première nuit soixante-trois personnes avaient disparu : « victimes, nous dit-il, de causes fortuites ou arrachées par les flots impétueux au plancher de la funeste machine ». Les journées suivantes ont vu se répéter les mêmes scènes : Savigny désignant ceux qui seraient sacrifiés, les incitant à boire et profitant de leur ivresse pour les sabrer ou les jeter à l’eau sans trop se fatiguer. C’est ainsi que, le quatrième jour, douze des vingt-sept survivants furent « immolés parce que l’horrible tentation de boire à en perdre la raison puis de détruire le radeau leur était venue à l’esprit ». Et notre confrère au coeur tendre de « sangloter amèrement tandis que son bras s’abattait sur ses malheureux frères ».

On ne demande pas mieux que de le croire.

Même si ces carnages répétés avaient de substantielles conséquences alimentaires puisque la sépulture des défunts était immédiatement assurée sous forme de « viandes sacrilèges » à consommer de suite tandis que le surplus restait à boucaner pour les jours à venir. On voit que ce chirurgien qui n’hésitait pas à trancher dans le vif, s’entendait à merveille dans l’art d’accommoder les restes funèbres.

Tel nous apparait le bon docteur Savigny qui, semblable à Canivet, découpait les chrétiens avec la même indifférence que la première volaille venue. Quoi de plus naturel qu’un personnage doué d’une aussi froide lucidité ait observé les souffrances de ses compagnons et les siennes propres avec la sérénité d’un biologiste penché sur son microscope ? Acteur et spectateur du drame, il nous a laissé une description des symptômes de l’inanition d’une telle précision qu’aucune des remarques qu’elle contient n’a été controuvée depuis ; seules certaines déductions sont à rejeter mais leurs erreurs proviennent des connaissances médicales fautives de l’époque.

Flaubert ne pouvait utiliser meilleur guide, d’autant plus que l’affaire de la Méduse s’était déroulée dans des conditions très proches de celles où il voulait placer les Mercenaires : chaleur torride et situation claustrale. Il n’avait pas été sans relever d’autres similitudes : les naufragés s’exténuent durant quatre jours à construire leur radeau — les Barbares s’épuisent d’abord à la poursuite d’Hamilcar ; on voit aussi les compagnons de Savigny mettre tout leur espoir dans la rencontre d’un navire envoyé à leur secours comme les Mercenaires attendront l’armée de Tunis séparée d’eux au début de faction ainsi que le furent les canots de la Méduse.

Mais le rapprochement va beaucoup plus loin.

Voici par exemple quelques passages de Salammbô suivis de l’observation de Savigny, mise entre parenthèses pour plus de clarté :

« Pas un moyen de salut, pas un espoir. Alors, tous se regardèrent sans parler ».  (Je pouvais à peine articuler quelques mots ; mes infortunés compagnons étaient presque tous dans un état de stupeur).

« Ils s’affaissèrent sur eux-mêmes en se sentant un froid de glace dans les reins et, aux paupières, une pesanteur accablante », (Mes genoux fléchissaient sous moi ; un froid semblable à l’application de lames de métal, particulièrement dans les régions vertébrales, se renouvelait ; ma paupière supérieure s’abaissant involontairement sur l’inférieure y déterminait un froid glacial). « Quand le découragement se fut un peu calmé on examina ce qu’il y avait de vivres », (Après ce premier moment d’exaltation, les soldats et matelots étant revenus à eux-mêmes, nos premières actions se dirigèrent vers les moyens de nous procurer des aliments).

« Ils ne désespéraient pas encore, l’armée de Tunis prévenue ,sans doute allait venir », (l’espoir que nous conservions encore de voir les canots venir à notre secours nous faisait supporter les tourments de la faim).

« Mais le soir du cinquième jour, la faim redoubla ; ils rongèrent les baudriers des glaives et les petites éponges bordant le fond des casques », (Nous parvînmes à avaler quelques petits morceaux de baudriers de sabres et de giberne ; d’autres mangèrent du linge et des cuirs de chapeaux sur lesquels il y avait un peu de graisse ou plutôt de crasse).

« Il leur semblait qu’on leur arrachait l’estomac avec des tenailles », (J’éprouvais des douleurs intolérables à la région épigastrique).

« Ils hurlaient des malédictions contre Mâtho, bien qu’il fût innocent de leur désastre ; mais il leur semblait que leurs douleurs eussent été moindres s’il les avait partagées ». (Il nous semblait que nos souffrances eussent été moins grandes si tout l’équipage de la frégate les eût partagées avec nous).

« Ils venaient vers les capitaines et ils les suppliaient de leur accorder quelque chose qui apaisât leurs souffrances ». (Un jeune homme intéressant me demandait à chaque instant : « Quand mangerons-nous ? »).

« Ils accusaient leurs chefs et les menaçaient ». (En général tous les militaires en voulaient plus à leurs chefs).

« Quand ils arrivaient à se regarder, des sanglots les étouffaient en découvrant l’horrible ravage de leurs figures ». (Nous regardions avec effroi les ravages que le désespoir et l’abstinence avaient produits sur nous).

« Ceux qui étaient nés dans les villes se rappelaient des tavernes, des théâtres, des bains… et dans la somnolence qui les engourdissait leurs pensées se heurtaient avec la netteté des songes ». (Je sentais un engourdissement général. Des images assez riantes berçaient mon imagination, je voyais autour de moi une terre couverte de belles plantations et je me trouvais avec des êtres dont la présence flattait mes sens).

« Quelques-uns, pour employer les heures, se racontaient les périls auxquels ils avaient échappé. (Alors, pour faire passer le temps avec plus de rapidité, quelques-uns de nous racontaient leurs campagnes et leurs triomphes ou les dangers qu’ils avaient courus sur la mer).

« Certains cherchaient dans la montagne une porte pour s’enfuir et ils voulaient passer au travers ». (Certains s’élançaient à la mer pour atteindre quelque objet qu’ils croyaient apercevoir).

« Des gens évanouis se réveillaient au contact d’une lame ébréchée qui leur sciait un membre », (M. Dupont, capitaine d’infanterie, était dans un état d’anéantissement profond duquel il ne sortit que parce qu’un matelot lui coupait le pied avec un mauvais couteau, la vive douleur qu’il éprouva lui rendit la raison).

« On buvait de l’urine refroidie dans les casques d’airain ». (Quelques-uns d’entre nous s’avisèrent de boire de l’urine. Pour qu’il fût possible de l’avaler on la faisait refroidir dans des vases de fer blanc).

« Ils tuaient encore par férocité ». (La méfiance, la brutalité étaient les seules passions qui agitaient nos cœurs).

« Ils s’appliquaient sur la langue les écailles métalliques des ceinturons, les fers des glaives… ». (Des morceaux d’étain mis dans la bouche y entretenaient une sorte de fraîcheur).

Nous pensons qu’il est inutile d’aller plus loin dans l’énumération déjà fastidieuse de ces rapprochements caractéristiques. Flaubert, en bon connaisseur, a certainement été séduit par la précision narrative de Savigny ; il a utilisé la meilleure part de ses remarques et nullement dédaigné d’emprunter quelques-unes de ses expressions bien choisies. Qu’il ne soit pas allé jusqu’à imiter son style, nul ne s’en plaindra, ce n’est pas d’aujourd’hui que les médecins écrivent en un lourd et prétentieux jargon. Reconnaissons toutefois qu’en l’occurrence le mal eût été moins grand que s’il avait copié les propres recettes de cuisine du chirurgien de la Méduse.

Docteur Galérant

N.-B. — Nous devons à l’obligeance des Laboratoires « Spécia », de Paris, la documentation qui nous était indispensable et en particulier une reproduction photographique de la thèse du docteur Savigny dans son intégralité.