Les erreurs d’Antoine Albalat

Les Amis de Flaubert – Année 1963 – Bulletin n° 23  – Page 9

 

Flaubert et ses Amis,
vus par Antoine Albalat.

Antoine Albalat s’est beaucoup occupé de Flaubert dans ses travaux sur l’art d’écrire ; grâce à quoi il a été autorisé par la fameuse nièce Caroline Franklin-Grout, ci-devant Commanville, à puiser dans les archives flaubertiennes de la Villa Tanit, et il a publié en 1927 un volume Gustave Flaubert et ses amis, où il a inséré quantité de lettres adressées au solitaire de Croisset. Ce volume anthologique lui a coûté trois années de soins et nous révèle des choses que rien ne nous aurait permis de soupçonner. Qu’on en juge !

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Théophile Gautier n’était guère épistolier. Aussi Antoine Albalat n’a-t-il trouvé de lui, dans les dossiers Tanit, que de rares billets, qu’il estime « sans importance ». Ce n’est point notre avis.

Voici le premier de ces billets (p. 60) : « Mon cher Flaubert, ci-joint un numéro de l’Ordre qui contient un article sur les Trois contes. Je souhaite qu’il vous satisfasse. J’y ai mis tout ce que je pense et tout ce que je sens sur ce volume. Bien à vous. THÉOPHILE GAUTIER ».

Admirons que Théophile, mort depuis cinq ans, ait écrit ces lignes à Flaubert, ainsi que cet article sur les Trois contes : car il était mort en 1872, et les Trois contes sont de 1877. Notons qu’Albalat, qui connaît la date mortuaire de Gautier (il l’a donnée p. 51, avec une erreur de trois semaines il est vrai : 8 octobre 1872) ne souligne d’aucun commentaire l’imprévu merveilleux de ce billet tombal. Admirons aussi que le séjour des Ombres ait modifié la syntaxe du bon Théo : pour la première fois il use du « vous » en s’adressant à son vieux « Flaub ».

Pour la première fois ? Non. À propos de Salammbô, Théo, qui vivait à cette époque, 1862, écrivait ceci en « vous » à son cadet : « Cher maître, la lecture de Salammbô me laisse à peine la lucidité d’esprit nécessaire pour vous envoyer mon hurrah ! Cela repose et cela fatigue, comme une femme brune qui serait jeune et aurait beaucoup de gorge, joint à un grand développement musculaire, etc… Tout à vous et à bientôt. THÉOPHILE GAUTIER ». En recevant cette missive, qu’Albalat retrouva dans ses papiers, Flaubert a dû être bien ahuri par l’abandon du tutoiement originel et habituel, et par l’apparition du  « cher maître ».

À la lettre du mort au vivant, de 1877, fera pendant la lettre d’un vivant à un mort. Albalat nous apprend ceci (p. 239) : « Flaubert lut avec plaisir la fameuse lettre où Zola déclare qu’il travaille avec délices à l’Estaque, près de Marseille, par 40 degrés de chaleur, tout heureux d’écrire le Rêve… » Flaubert était mort le 8 mai 1880. Par conséquent c’est dans son tombeau qu’il a dû lire « avec plaisir » cette épistole « fameuse » de Zola, le Rêve n’ayant été écrit qu’en 1888.

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Ces communications entre vivants et défunts, révélées par Albalat, demeurent exceptionnelles. Mais celles qui s’échangèrent entre vivants, ne laissent pas d’offrir des particularités psychologiques dilatantes.

Voici deux lettres de Michelet (pp. 214-215). Le grand historien les datait avec précision. Le 30 juin 1861, il invite Flaubert à dîner « pour le jeudi 14 février : nous avons quelques amis qui sont vos admirateurs ». S’y prendre sept mois et demi à l’avance pour inviter quelqu’un à dîner tel jour, n’est-ce pas le comble délirant de la prévoyance ? Et Michelet ne dit même pas : « Nous aurons quelques amis », mais : « Nous avons… », comme si ce 14 février 1862, qui était d’ailleurs un vendredi et non un jeudi, s’enchaînait d’étroitesse avec le 30 juin de l’année précédente.

Le 25 septembre 1864, l’historien récidive et prie son ami à dîner « le jeudi de la mi-carême », c’est-à-dire six mois plus tard ! Un vrai maniaque de la prévoyance ! Au reçu de ces invitations, Flaubert a dû s’écrier : « Hénaurme ! » Albalat, impassible, s’abstient de toute glose sur les bonds inconcevables du kangourou Michelet à travers le calendrier.

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Le peintre Bonnat fut un ami de Flaubert, lequel lui présenta sa nièce Caroline Commanville. Elle s’adonnait à la peinture et cherchait des appuis. Si elle obtint au Salon les honneurs de la cimaise, ce fut, on peut le croire, grâce à Bonnat. M. Albalat a eu la bonne fortune de retrouver plusieurs lettres du peintre à « son cher Flaubert », très intéressantes, et l’une d’elles très curieuse par son post-scriptum : « Mes respectueux hommages à Mme veuve Commanville, je vous prie. » (p. 148).

Michelet était un prévoyant excessif. Mais quel excessif étourdi, et gaffeur, que ce Bonnat ! Il connaît et fréquente les époux Commanville, tous deux vivants du vivant de Flaubert, et il cadote « respectueusement » Madame d’une viduité provisionnelle, que la vieille nounou d’oncle a dû qualifier de « gigantesque », si l’on ose ainsi s’exprimer.

Un autre étourdi, qui l’eût cru ! c’est Louis Bouilhet. « Mon cher vieux, écrit-il à son alter ego, je commence par te faire des excuses, si je me suis assez mal exprimé pour te faire croire que je trouvais depuis 1851 ta vie trop mondaine » (p. 10). Mieux que personne, hôte assidu de Croisset, Louis Bouilhet devait savoir que Flaubert s’y était cloîtré justement en 1851, à son retour d’Orient, pour écrire Madame Bovary. La vie mondaine, avec de longues intermittences, ne commença qu’en 1857, après Madame Bovary, et plus marquée à partir de 1863, après Salammbô. Ou « en 1851 » est un lapsus inconcevable de Bouilhet, ou c’est une bonne farce d’Albalat.

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Passons à Jules Lemaître, qui professait en 1879 au lycée du Havre. Comme Michelet, celui-là datait complètement ses lettres : lieu, jour, mois, année.

Le 24 octobre 1879, il envoie à Flaubert quelques-uns de ses articles de la Revue (sans doute Bleue) et du Dix-neuvième siècle, et il lui dit son intention de venir à Croisset le jour de la Toussaint : c’est le premier billet d’une série. « Dans un autre billet, enchaîne Albalat, [il] annonce à Flaubert un second envoi d’articles », et ce second billet est du 19 octobre, cinq jours… avant le premier. « Enfin, termine Albalat, dans un dernier billet [il] annonce sa prochaine visite », et ce dernier billet porte la date du 8 octobre (pp. 93-95). S’il y en avait eu un quatrième, succédant aux trois autres, il eût été de septembre. Façon bien alléchante de vivre le temps à rebrousse-courant.

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Si divers correspondants de Flaubert se sont montrés bizarres, et s’il nous étonne qu’Albalat n’ait jamais cillé en les éditant, il nous ennuie que lui-même ait ajouté des erreurs de son cru, malgré son goût déclaré de « l’érudition minutieuse ».

Exemple : Alexandre Dumas fils, « étant en voyage à la frontière de la Pologne vers 1833, rencontra le consul Landau qui lui fit lire les fameuses lettres de Chopin, qu’il tenait d’une sœur de l’illustre musicien. » (p. 263). Après lecture, Dumas ne les restitua pas au consul, mais les rapporta à George Sand, qui devait déjà les posséder, puisqu’elles lui avaient été adressées ! Nous croyons plutôt, malgré Albalat, qu’il s’agit des lettres de George Sand adressées à Chopin. Seulement, en 1833, Alexandre Dumas fils, voyageur polonais et familier des diplomates, avait neuf ans ; et George Sand n’avait pas encore rencontré Chopin.

Autre du même genre : « Du Camp partit en 1829 avec son ami pour l’Orient. » (p. 40). Du Camp avait alors sept ans, et Flaubert huit. Aux âmes bien nées…

Citons au passage, p. 97, une Mme Robert des Genettes, que nous supposons être Mme Roger des Genettes, et, p. 285, une lettre inédite d’Amélie Bosquet à Flaubert, où elle parle de son Roman des ouvriers ! Amélie Bosquet n’a certainement pas transcrit à faux le titre de sa propre œuvre : Le roman des ouvrières.

Mais il y a mieux.

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Albalat rappelle la liaison de Flaubert et de Louise Colet (p. 26-27). Louise, « née en 1808 », avait donc, nous dit-il, « onze ans de plus que Flaubert », puisque celui-ci était né en décembre 1821. Vérifiez : 1821 — 1808 = 11. Cette liaison débuta en 1846 et se rompit une première fois « en 1849 ». Musset succéda alors au Normand, nous assure Albalat. Puis Flaubert reprit l’irascible muse, et la rupture définitive ne survint qu’en 1855.

Ô Antoine, la première rupture eut lieu en 1847, et non en 1849 ; Musset ne succéda pas à Flaubert, lequel se succédait à lui-même en 1851. Musset n’occupa qu’une assez brève parenthèse au cours de la seconde période flaubertienne, en 1852 ; et il vous suffisait, ô Antoine, pour le savoir, de jeter un coup d’œil sur les lettres du romancier.

Louise mourut en 1876, « à l’âge de soixante-cinq ans ». Elle serait donc née en 1811, selon l’Albalat de la page 28, et non plus en 1808, selon l’Albalat de la page 26. En vérité, elle avait vu le jour, ni en 1808 ni en 1811, mais le 15 septembre 1810 à Aix-en-Provence (1).

Notre historien ajoute : « On l’enterra civilement, selon son désir ». Pas du tout. Elle eut, vellet nollet, des funérailles religieuses, à Verneuil-sur-Avre(Eure), par les bons offices de Mme Bissieu, sa fille.

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Passons à Maxime Du Camp. Albalat nous affirme qu’après le voyage d’Égypte, tandis que Flaubert se retranchait à Croisset, Du Camp chercha tout de suite à se pousser sur la grande scène parisienne, et « visait déjà l’Académie » (p. 40).

Pas du tout. À se pousser, oui ; et c’est un péché commun à presque tous les hommes de lettres. Chevalier de la Légion d’honneur à vingt-six ans pour acte de courage et blessure, officier à trente, mondain, amant de Mme Delessert, romancier, poète, critique d’art, co-directeur de La Revue de Paris où il publiera Baudelaire, Fromentin, Bouilhet, Flaubert, il monte à l’assaut, il cherche le succès qui fait bruit. Mais il ne vise pas du tout l’Académie : il l’attaque, au contraire, avec une violence d’énergumène ; il publie en 1855 un recueil de vers, Les chants modernes, dont la préface donne un furieux coup de bélier contre la maison vermoulue du quai Conti. Entrer à l’Académie, c’est apostasier, et il réclame tout net « la dissolution de cette fade compagnie de bavards ». Ces pages inouïes obligèrent Sainte-Beuve à consacrer un Lundi (28 juillet 1855) à Maxime du Camp, et à défendre l’Académie française ainsi outragée. Mais Albalat ignore le Lundi de Sainte-Beuve, mêmement ces Chants modernes. Et parce que l’homme entra finalement, proche la soixantaine, dans la fade maison des bavards, cela n’autorise pas à dire qu’il en ait eu la visée dès 1852 !

Albalat ajoute que Flaubert« s’éloigna de Maxime du Camp à l’époque où celui-ci se mit à critiquer sa conduite et son art (?) »(pp. 4 et 39). Légende ! Certes, il y eut en juin 1852 une querelle entre eux, comme il arrive souvent entre les meilleurs amis. Elle s’apaisa bientôt, et leurs relations demeurèrent étroites jusqu’à la mort de Flaubert. (V. André Finot : Maxime du Camp. Paris 1949).

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Passons à George Sand. « Flaubert, qui la tutoyait… » Flaubert n’a jamais tutoyé George Sand, ni oralement ni épistolairement. C’est George qui tutoyait Flaubert, comme son « gros fanfan ». L’éminent flaubertiste Albalat s’en serait aperçu s’il avait daigné feuilleter leur correspondance.

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« Il est peu probable, écrit Albalat, que le grand poète [Victor Hugo] ait attendu la publication de Madame Bovary pour apprendre l’existence de Flaubert (p. 202) ». Je te crois ! Il l’avait apprise quatorze ans plus tôt, en 1843, chez le sculpteur Pradier, où il le vit pour la première fois. Dès l’exil, c’est-à-dire dès 1852, ou plutôt dès Guernesey, il fit de Flaubert sa boîte aux lettres en France : les plis clandestins aboutissaient à Croisset ou partaient de Croisset, via Londres. Le plus drôle, c’est qu’Albalat, perdant à la page 203 la mémoire de ce qu’il a écrit à la page 202, nous procure toute une série de lettres de Hugo à Flaubert, fort antérieures à la publication de Madame Bovary. Il connaissait et faisait plus que de connaître son existence. Mais, dira-t-on son existence purement nominale ? Non pas. Louise Colet avait fortement averti l’exilé que Flaubert était « un futur grand prosateur ».

On sait que Juliette Drouet, avant de devenir celle de Victor Hugo, avait été la maîtresse ou la femme entretenue de plusieurs autres. Le plus connu est ce Pradier, le sculpteur, « dont elle avait eu un fils » nous apprend Albalat (p. 200). Tout le monde avait cru jusqu’à présent une fille, y compris Hugo lui-même, qui lui a consacré un émouvant poème : À C[laire] P[radier], quand elle mourut toute jeune encore. Nonobstant quoi, notre minutieux érudit lui restitue le sexe viril, sans d’ailleurs nous fournir ses preuves.

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Nous bornons ici notre moisson, sachant que quelque glaneur pourrait encore ramasser derrière nous bien des épis fort curieux. Et si je savais où Antoine Albalat est inhumé, je lui adresserais volontiers ces quelques pages, imitant Zola qui écrivit à Flaubert défunt à propos du roman le Rêve. J’espère un tant soit peu que feu Antoine Albalat (qui m’a connu personnellement) me répondrait quelques lignes, miel ou vinaigre, à l’exemple du défunt Théophile Gautier félicitant son vieux « Flaub » pour les Trois contes.

GERARD-GAILLY.

 

(1) Dans mon volume Les véhémences de Louise Colet, j’avais dit le 15 août 1810, sur la foi de son extrait de naissance que j’avais retrouvé aux Archives nationales. Le docteur André Finot m’a corrigé, en produisant le texte de l’état civil d’Aix. (Les amis de Flaubert : Louise Colet, Paris, 1952, p. 9).