Une scène de Molière dans Madame Bovary

Les Amis de Flaubert – Année 1963 – Bulletin n° 23  – Page 14

Une scène de Molière dans Madame Bovary

Le rapprochement de Gustave Flaubert avec les grands écrivains classiques n’est plus à faire. Nombreux sont les critiques contemporains qui ont souligné l’identité des recettes, voire des techniques, ou indiqué la filiation intellectuelle de l’auteur de l’Éducation Sentimentale avec un La Bruyère ou un Boileau. Le souci de la vérité, au sens même où l’entendaient les classiques, c’est-à-dire d’une conformité avec le réel, discrètement idéalisée, sépare le maître du roman naturaliste des réalistes du type Champfleury ou Henri Monnier, de la même manière que les écrivains classiques avaient pris leurs distances à l’égard du réalisme trop brutal d’un Scarron. Comme les classiques, Flaubert vise à l’impersonnalité, ce qui ne veut pas forcément dire l’insensibilité. Comme eux il puise les données de ses romans dans la réalité observée tous les jours, et il n’y a pas de différence de nature entre le sottisier du Rouennais, inlassablement enrichi toute une vie durant, et publié sous le nom de Dictionnaire des Idées Reçues, et les Études que La Bruyère, commensal à Chantilly de Monsieur-le-Prince, conservait soigneusement dans ses cartons, avant d’en faire des Caractères. Enfin il n’est pas une des leçons de style ou de bon goût, énoncées par Boileau dans son Art Poétique que Flaubert n’ait faites siennes, en avouant d’ailleurs sa dette à l’égard de celui qu’il nommait un maître homme et un maître écrivain.

Il est un domaine encore peu exploré où je crois déceler une nouvelle influence des classiques sur Gustave Flaubert. Sous la plume des meilleurs poètes du Grand Siècle, on peut lire que ceux-ci ne se sont pas fait faute d’imiter les Anciens, Latins et Grecs, en vertu du raisonnement que l’on connaît, mais qu’il vaut la peine de rappeler sommairement ici : les grands écrivains de l’Antiquité ont survécu, c’est donc qu’ils ont su rendre parfaitement la vérité de l’homme. Or, l’homme, avec ses passions et ses travers, est resté le même à travers les âges. Donc, les Anciens demeurent comme modèle valable pour tout écrivain. Les auteurs dramatiques, Corneille, Molière, Racine, les poètes Boileau et La Fontaine, des philosophes comme La Bruyère, ont affirmé la nécessité de s’inspirer des Grecs et des Romains, et au cours de la fameuse Querelle, des hommes comme Fénelon prenaient discrètement parti en faveur des Anciens. Tous énonçaient comme maxime complémentaire que cette imitation devait être créatrice, non servile, c’est-à-dire que le génie de l’écrivain paraîtrait plus dans l’habileté que dans la fidélité de l’adaptation. Je m’excuse de rappeler avec tant de précision les données du problème : c’est qu’il me semble qu’en cela aussi Flaubert se comporte en classique. Il n’est pas douteux qu’avec les méthodes nouvelles d’investigation littéraire, dont l’« Année Balzacienne » par exemple fournit le modèle pour la quête permanente du fait Balzacien, le critique traitera les grandes œuvres en laboratoire, de la même manière qu’une toile est soumise à l’action des rayons X ou de rayons lumineux à incidence variable, et que cette méthode finira par révéler, comme en peinture, dans une œuvre littéraire, des strates, des craquelures sous une homogénéité de surface, permettant d’y voir différents apports, juxtaposés, puis amalgamés, noyés enfin sous la laque finale.

Je voudrais aujourd’hui signaler un emprunt majeur que l’auteur de Madame Bovary a fait, non à un auteur ancien, mais à un classique, le plus grand de tous, que depuis sa prime enfance ses goûts l’avaient amené à fréquenter fidèlement. D’autres emprunts à d’autres auteurs, mais de moindre importance, ont déjà été relevés. M. Édouard Maynial par exemple signale, dans l’Éducation sentimentale un parallélisme entre la scène du repas offert par de Cizy et la scène dépeinte dans la Satire III de Boileau, le Repas Ridicule. Monsieur René Dumesnil, répondant à un article que j’avais publié sur le même sujet en 1957 dans la Revue Rivages du Lycée Français de Lisbonne, voulait bien me rappeler qu’il avait lui-même noté dans la deuxième partie de Madame Bovary une phrase contenant des allitérations rabelaisiennes, et dans Un Cœur Simple une longue phrase reproduisant un passage du Dialogue de Sylla et d’Eucrate de Montesquieu. Toutes ces observations, pour parcellaires qu’elles soient, n’en révèlent pas moins l’existence d’un problème, dont il sera intéressant de poser les termes.

Le passage auquel je fais moi-même allusion se situe dans le Roman, au soir de l’arrivée d’Emma et de Charles Bovary à Yonville-l’Abbaye. La diligence s’arrête devant l’auberge de la mère Lefrançois ; Madame Bovary en descend, harassée par le voyage. Pour l’accueillir, il y a Monsieur Homais, qui est d’ailleurs responsable de l’installation du « docteur » à Yonville. Il se doit donc d’être là, afin de faire aux nouveaux venus une présentation des lieux. Or, très vite, dans la bouche du pharmacien sentencieux et scientiste, ce qui devait être une courtoise formalité devient un long discours où l’ami des lumières pourfend la superstition, comme il sied à l’auteur d’un mémoire sur le cidre, sa fabrication et ses effets, analyse les composantes du climat d’Yonville sans faire grâce d’aucun détail (« depuis du reste, disait l’apothicaire… comme des brises de Russie »). Or, cette dissertation indigeste et inopportune, c’est, avec toutes les transpositions convenables, très exactement le discours de Sganarelle, dans Le Médecin malgré lui, lorsqu’appelé au chevet d’une fausse muette, il attribue, devant un Géronte médusé, l’infirmité de Lucinde à l’action des fameuses humeurs peccantes. Rien n’est plus révélateur ni plus convaincant que la lecture simultanée des deux passages, si l’on veut en percevoir la parenté profonde. Cependant, il n’est pas inutile d’entrer dans le détail, et en même temps, de démontrer le caractère conscient de l’emprunt et de la transposition. Les deux raisonnements visent l’un et l’autre à faire disparaître des relations entre divers phénomènes, relations dont l’absurdité est criante dans les propos de Sganarelle (comment le passage des humeurs peccantes dans les « ventricules de l’omoplate » peut-il ôter à Lucinde l’usage de sa langue ?), mais ont dans la bouche d’Homais un semblant de logique (action combinée des vents et de l’humidité pour l’adoucissement de la température). Ici et là, les phrases sont longues, et progressent par propositions participiales (participes présents et passés mêlés chez Molière et chez Flaubert). Observons encore que, pour reprendre souffle, les deux orateurs usent de paliers : « or », « donc », « dis-je ». Sganarelle, pour mieux dissimuler son embarras, interrompt sa tirade par des « écoutez bien cela, je vous en conjure », « soyez attentif, s’il vous plaît » ; par un raffinement de coquetterie, Flaubert va jusqu’à utiliser le mot vapeurs, celui-là même qu’emploie Sganarelle, et le mot « humidité a même résonance que les mots humeurs froides en face d‘humeurs peccantes et un peu plus loin humus » — je ne jurerais pas qu’à cet instant précis Flaubert n’ait eu en mémoire une réplique des Nuées d’Aristophane, où Socrate explique au bonhomme Strepsiade que l’esprit doit rester suspendu dans une nacelle s’il veut conserver son humectation, comme il arrive au cresson, qui placé sur le sol, perd son humidité, qui est pompée par la terre. Si cet emprunt était prouvé, il confirmerait encore la réalité de l’autre, et ferait apparaître le caractère éclectique et synthétique de l’imitation de Flaubert, qui le rapproche encore de la manière classique.

Mais, plus que les ressemblances, les différences entre les deux passages considérés révèlent la nature et la manière de cette imitation. Pour éblouir davantage Géronte et le mettre en confiance, Sganarelle émaille son raisonnement de citations latines, grecques et hébraïques, dont certaines sont d’une fantaisie délirante, et d’autres sont des phrases estropiées de « rudimenta ». En particulier, et sans doute aussi pour se donner le temps de poursuivre ses extravagantes déductions, il se croit tenu de donner aux mots « poumon », « cerveau » et « veine-cave » leurs équivalents imaginaires latin, grec et hébreu : armyan, nasmus et cubile. Or, Homais use lui aussi de ces parenthèses savantes. Seulement Homais ne vit plus au temps des médecins de Molière, au cerveau encrassé de scolastique et de superstition ; Homais est enivré de la jeune science des années trente, qu’il ambitionne de servir. Ses parenthèses feront briller un esprit féru de progrès, non le fatras latinisant et poussiéreux du savant d’autrefois. Où Sganarelle précisait nasmus ou arroyan, Homais donnera les équivalents exacts (du moins le croit-il, et peut-être Flaubert avec lui ; je me demande si l’erreur de calcul n’est pas de Gustave) des températures centigrades en degrés Réaumur et Fahrenheit (1) ; et venant à parler de l’ammoniaque, il précisera dans une parenthèse (hydrogène, azote et oxygène, non hydrogène et azote seulement), quelles en sont les exactes composantes.

Imitation par conséquent, mais imitation réfléchie, imitation repensée. Comme Racine amalgamant dans une tirade de Phèdre des images d’Euripide, des vers de Virgile, et une audacieuse métaphore d’Horace (2), on voit ici Flaubert fondre très probablement une trouvaille d’Aristophane, et un discours de Molière. Comme Racine modernisant la faute d’Hippolyte en le rendant amoureux, parce que la formule tragique du maître Aristote eût risqué de se trouver en défaut par suite d’une fidélité trop stricte au texte ancien d’Euripide (3), Flaubert suit la pente comique de Molière, mais en adaptant le texte aux réalités modernes. Les deux imitations me paraissent une identité de nature.

Que Flaubert ait eu à l’esprit ce texte de Molière, et peut-être celui d’Aristophane, n’a pas de quoi surprendre. Épris de théâtre dès l’enfance, on le voit, entouré de ses amis Le Poittevin et Bouilhet, s’essayer au métier de dramaturge et d’acteur, de metteur en scène aussi : il rédige des saynètes, découpe des romans, et tout cela, monté avec souvent un art très sûr de la scène, est représenté sur le billard paternel. Comment Molière, comment une pièce comme le Médecin malgré lui, comment cette scène notamment, qui a toujours hanté, et continue de hanter professeurs et élèves qui rêvent de jouer ou de faire jouer, n’aurait-elle pas séduit notre adolescent, en qui elle flattait d’ailleurs cet amour de la farce qui fut toujours le sien ? Plus tard, l’écrivain a pu se souvenir de cette scène, et il a pu lui paraître plaisant, « farce », pour reprendre un terme que lui et Maupassant affectionnaient, de la faire passer dans son Roman, en l’affublant d’un faux nez. On sait que Flaubert a utilisé pour rédiger son Roman bien des faits réels, bien des souvenirs personnels : l’histoire de Madame Bovary est véridique, le cachet avec la devise « Amor nel cor » lui fut donné par Louise Colet, il a trouvé la fameuse casquette du début, qui lui fournit son premier morceau de bravoure du Roman, dans une caricature du Charivari qui décorait les couloirs de l’hôtel de la Vallée des Rois, en Égypte, dont l’aubergiste se nommait Bouvaret (on sait, parce qu’il l’a dit, que Bovary vient de là, et sans doute aussi Bouvard) ; il me paraît même que le hurlement qui déferle sur la classe de Charles « Charbovari ! Charbovari ! » pourrait avoir pris naissance dans une contamination entre Charivari et Bouvaret. L’introduction d’une scène de Molière dans le Roman ne serait qu’un exemple de plus de ce parti-pris de tout mettre à profit (4).

Il reste que, malgré toutes les ressemblances, ces deux passages rendent un son différent dans la comédie et dans le Roman. Sganarelle est un bon diable de bûcheron, dont sa femme a voulu se venger, en usant du stratagème que l’on sait, et qui est obligé de s’avouer médecin pour arrêter une grêle de coups de bâton. Introduit près de Géronte, et obligé de soutenir son personnage, il faut bien qu’il montre sa science. Des bribes de sentences latines jadis cueillies au vol, des souvenirs mal assimilés d’une anatomie fantaisiste, et surtout une présence d’esprit étonnante, un extraordinaire bagout, vont lui permettre d’en imposer d’autant plus facilement que rien ne ressemble davantage à un faux fatras médical que le vrai. Dans les hésitations, les paliers, les reprises, les pataquès du faux médecin, il y a plus qu’une virtuosité gratuite, il y a surtout l’effort de Sganarelle à ne pas broncher, effort qui a notre sympathie amusée. Rien de semblable chez Homais, praticien fort à l’aise dans la vie, instruit, cela va sans dire, mais dont le savoir s’accompagne d’une sotte satisfaction de soi, et qui choisit, pour placer son interminable développement sur le climat d’Yonville, le moment le moins opportun, et comme public un médiocre encore ahuri par le voyage et une petite bourgeoise sentimentale, à quelques semaines d’accoucher, sur qui déjà le clerc de notaire Léon, présent à l’entretien, jette les premiers regards de concupiscence. Voilà la différence, et elle n’est pas mince. Pour plaire, Molière fait agir et se démener quelqu’un que nous écoutons avec amusement. Pour plaire, Flaubert n’a pas de meilleur secret que de peindre la sottise, et de mettre en scène un pédant de sous-préfecture, qui ennuie ses auditeurs. Là est finalement ce qui sépare les classiques et leur émule. Le perpétuel souci de caricature chez Flaubert ôte à beaucoup de ses marionnettes cette chaleur humaine qui ne déserte pas les personnages de Molière. Mais en s’écartant d’eux, Flaubert se montrait encore le disciple des classiques, pour qui l’imitation ne se conçoit pas sans originalité, et pour qui l’œuvre n’a de chance de durer que si elle porte en dépit de tout le sceau personnel de son créateur.

Roger Bismut,

Agrégé des Lettres.

 

 

(1) La mesure anglaise fournie par Homais est erronée : En effet 30° centigrades = 32° Farenheit plus 30 X 1,8 = soit en tout 86° centigrades. Flaubert avait oublié que le 0° centigrade correspond à 32° Fahr.

(2) Phèdre, acte I, sc. 3.

(3) La faute d’Hippolyte, chez Euripide, est le refus de la loi d’amour. Pour le public jansénisant de 1677, cette faute eût passé pour une vertu. Or le héros tragique ne doit être ni parfaitement bon, ni parfaitement vicieux. Racine l’a donc rendu amoureux, contre les ordres rigoureux de son père.

(4) Corneille et Molière n’ont-ils pas eux-mêmes subi l’influence de pièces que les Régents leur avaient fait jouer sur les tréteaux du collège ?