Extraits de l’Art du roman de Virginia Woolf

Les Amis de Flaubert – Année 1963 – Bulletin n° 23  – Page 32

Notes de lecture
Virginia Woolf

Stevenson écrivait : « Nous sommes condamnés à éviter la moitié de la vie qui passe devant nous. Quels livres aurait écrits Dickens s’il eût été libre de le faire. Imaginez Thackeray aussi libre que Flaubert ou Balzac ! Quels livres j’aurais pu moi-même écrire ! Mais on vous donne une petite boîte de jouets et l’on vous dit « Vous ne devez jouer qu’avec ceux-là ». Stevenson accuse la société, pour lui aussi la société bourgeoise était le bouc émissaire ».

Virginie Woolf, (P. 199, L’art du roman) (Le Seuil).

« Maupassant surtout est le plus prometteur pour le moment, car Maupassant a le grand avantage d’écrire en français. Sans mérite de sa part, il nous donne cette petite chiquenaude que donne une langue dont les arêtes n’ont pas été émoussées pour nous par l’usage quotidien. Les phrases même se déroulent d’une manière délicieuse. Les mots tintent et étincellent… La réalité que Maupassant nous présente est toujours une réalité du corps, des sens : la chair mûre, une servante, par exemple, ou la succulence d’un mets : « Elle restait inerte ne sentant plus son corps et l’esprit dispersé, comme si quelqu’un l’eût déchiqueté avec l’un de ces instruments dont se servent les cardeurs pour effilocher la laine desmatelas ». Ou bien « les larmes sèchent d’elles-mêmes sur ses joues, comme des gouttes d’eau sur du fer rouge ». C’est tout concret, tout visualisé. C’est un monde auquel on peut croire avec ses yeux, son nez, tous ses sens ; c’est néanmoins un monde qui secrète perpétuellement une petite goutte d’amertume. Est-ce tout ? Et, si c’est tout, est-ce assez ? Alors, devons-nous y croire ? C’est là ce que nous nous demandons. Maintenant qu’on nous a donné la vérité toute nue, une sensation désagréable semble s’y être attachée, qu’il nous faut analyser avant de poursuivre.

Supposons qu’une des conditions des choses telles qu’elles sont c’est d’être désagréables, avons-nous assez de force pour supporter ce désagrément pour le plaisir d’y croire ? Ne sommes-nous pas choqué en quelque façon par les voyages de Gulliver, par Boule de Suif, par la Maison Tellier ? N’essaierons-nous pas toujours de contourner l’obstacle de la laideur en disant que Maupassant et ses pareils sont d’esprit étroit, sceptiques, et sans imagination, quand en fait, c’est à leur véracité que nous en voulons, au fait que les sangsues sucent les jambes nues de la servante, qu’il existe des bordels, que la nature humaine est fondamentalement froide, égoïste, corrompue ? Ce malaise devant le caractère désagréable de la vérité est une des premières choses qui ébranlent très légèrement notre désir de croire. Notre sang anglo-saxon, peut-être nous a donné le sentiment instinctif quela vérité est sinon précisément belle, du moins agréable et réconfortante à voir… »

Virginie Woolf, (L’art du roman, p. 98) (Le Seuil).