Madame Bovary et les Idées reçues

Les Amis de Flaubert – Année 1964 – Bulletin n° 25 – Page 6

 

Madame Bovary et les Idées reçues

On sait combien Gustave Flaubert, très proche en cela d’Henri Monnier, était hanté, obsédé par la bêtise humaine. Entendre de beaux esprits de sous-préfecture, des bas-bleus, des fonctionnaires solennels, ou même les ouvriers des faubourgs débiter les choses qui se disent — et que nous dénommons aujourd’hui clichés — lui procurait une de ces jubilations furibondes qu’il aimait faire partager à ses intimes amis. La bêtise est multiforme et les clichés, comme le vêtement, varient selon les conditions. Monnier, dont les grotesques appartiennent soit au menu peuple (ouvriers, gamins de Paris, concierges ou culs-terreux), soit à la minable bourgeoisie des bureaux, à laquelle il a lui-même appartenu, ne nous donne dans ses Scènes de la Vie populaire que des échantillons d’une bêtise grossière, inculte : pataquès, contresens, dictons, comme on en trouve dans la bouche de certains personnages de Balzac. Avec Flaubert, la bourgeoisie plus élevée, l’aristocratie de la Banque et du Commerce, les Politiciens, accèdent eux aussi au Palmarès de la Bêtise : c’est dire que le Dictionnaire des Idées reçues, dont il conçut le projet dès l’enfance (il notait déjà les incongruités d’une vieille dame en visite chez sa mère), et qu’il composa depuis l’âge de 25 ans et compléta avec une patience d’entomologiste ou d’herborisateur, présente un échantillonnage complet de tout ce qui s’est dit et entendu dans tous les milieux, entre 1840 et 1875. Il aurait pu, comme un atlas ou un herbier le classer par catégories sociales, ou encore par ordre de fréquence — les choses que l’on entend le plus, et les moins courantes. Mais à tout prendre, l’ordre alphabétique lui parut le meilleur. La Bêtise Humaine de A à Z ou encore l’Alpha et l’Oméga de la Sottise (lire à ce sujet la savoureuse définition de Oméga : deuxième lettre de l’alphabet grec, puisqu’on dit toujours l’Alpha et l’Oméga), voilà comment se présente ce Dictionnaire qui, à vrai dire, ne sera jamais clos, puisque chaque époque, chaque mode, apporte son lot d’idées reçues.

Tous ses romans, Flaubert les a écrits tandis qu’il empilait dans ses papiers ces multiples fiches où il notait au jour le jour tout ce qui le frappait dans la bêtise humaine. Il est donc naturel qu’on retrouve dans les œuvres de la maturité comme des reflets de ce Dictionnaire.

Si l’on met à part le roman posthume Bouvard et Pécuchet, auquel on annexe d’ordinaire le Dictionnaire des Idées reçues, c’est Madame Bovary qui peint le mieux cet automatisme des clichés qui dispense de penser ou plutôt qui tient lieu de pensée. Des deux protagonistes essentiels du roman Flaubert écrit : « La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue et les idées de tout le monde y défilaient dans leur costume ordinaire… », et pour Emma : « …incapable de croire à tout ce qui ne se manifestait point par des formes convenues… ». Leur entourage n’a guère davantage d’originalité . Rodolphe, « Dom Juan indigène », emploie pour séduire Emma les procédés les plus usés, soit qu’il ait, d’un coup d’œil jugé que cette petite provinciale ne méritait pas plus de frais, soit qu’il ait été vraiment incapable de débiter autre chose que des banalités douceâtres. Le métier du clerc de notaire Léon est tout de routine et ne prédispose guère à la fantaisie. Provincial, égoïste, dénué de grandeur, Léon ne brille que de l’esprit de tout le monde, et lorsqu’Emma lui demandera d’écrire des vers pour elle (parce que, n’est-ce pas, l’amour va de pair avec le rituel sonnet, voyez Lucien de Rubempré, qui n’est pas si vieux !), il peinera quelque temps sur la rime du second vers, puis de guerre las, finira par copier un sonnet dans un keepsake. Homais et Bournisien, l’anti-prêtre et le curé, forment eux aussi un couple traditionnel ; ennemis depuis la naissance du monde, ils sont leur mutuel support et ne peuvent se passer l’un de l’autre. Comme elle est naturelle alors, cette phrase cordiale du prêtre au pharmacien au cours de la veillée funèbre d’Emma, quand l’eau-de-vie les a égayés l’un de l’autre : « Nous finirons par nous entendre ! ». C’est qu’à force de débiter les mêmes répliques, et leurs sempiternels refrains, ils ont conscience d’être protagonistes du même drame. Que deviendraient, sans Homais, les idées reçues de Bournisien et celles d’Homais sans Bournisien ?

Tels sont, croyons-nous, les personnages entre lesquels se répartissent toutes les références du roman au fameux Dictionnaire. Nous allions pourtant oublier comme dernier, innombrable et mouvant personnage, la foule qui, tel le chœur tragique d’autrefois, entonne les répons aux sornettes de l’officiant : cette foule qui grouille parmi les foins et les bestiaux lors des Comices agricoles, ou qui se déroule en long serpent de l’église au cimetière lorsqu’on enterre Mme Bovary. De cette foule, on peut détacher quelques spécimens de choix, tels le conseiller de Préfecture tout chamarré, portant toupet sur l’occiput, frère cadet de Joseph Prudhomme — Flaubert n’a pas hésité à lui faire reprendre la fameuse métaphore du Char de l’ État (Madame Bovary, p. 166 (1) — ou encore le maire, ou le Président du Jury des Comices. Avec cet épisode, Gustave Flaubert a réussi l’une de ses meilleures scènes, à trois étages, comme dans les anciens mystères : tout en bas, les bêtes à cornes primées avec leurs bouviers, et le menu peuple ; sur l’estrade, les officiels, et à la fenêtre de la mairie, Emma et Rodolphe. La lecture du palmarès des bestiaux, engrais et fumiers, avec, en contrepoint, les galanteries de Rodolphe, est du plus heureux effet : les idées reçues s’y superposent ton sur ton.

Cela dit, voici maintenant la liste complète des articles du Dictionnaire ayant donné lieu à des rapprochements et les passages correspondants du roman.

ACCIDENT. Toujours déplorable ou fâcheux. Quelle épouvantable catastrophe, s’écria l’apothicaire, qui avait toujours les expressions congruentes à toutes les circonstances imaginables (p. 158).
ACTRICES… Se livrent à des orgies, avalent des millions, finissent à l’hôpital. Tous ces artistes brûlent la chandelle par les deux bouts… mais ils meurent à l’hôpital, parce qu’ils n’ont pas eu l’esprit, étant jeunes, de faire des économies (p. 255).
AGRICULTURE. On devrait l’encourager. … sachant faire respecter l’industrie, le commerce, l’agriculture et les Beaux-Arts (p. 166).
ALLEMAGNE. Toujours précédée de blonde, rêveuse. Oh ! la musique allemande, celle qui porte à rêver (p. 97).
ANGE. Fait bien en amour et en littérature. Oh ! soyez mon amie, ma sœur, mon ange (p. 187).

Mais elle était par dessus tout Ange (p. 308).

APPARTEMENT de garçon. Toujours en désordre, avec des colifichets de femme traînant çà et là. Odeur de cigarettes. On doit y trouver des choses extraordinaires. Ensuite elle examinait l’appartement : elle ouvrait les tiroirs des meubles, elle se peignait avec son  peigne, et se regardait dans le miroir à barbe. Souvent même elle mettait entre ses dents le tuyau d’une grosse pipe, qui était sur la table de nuit (p. 192).
ARTISTES. Gagnent des sommes folles, mais les jettent par les fenêtres. Il roule sur l’or… tous ces grands artistes brûlent la chandelle… (voir citation roman en face de « Actrices »).
BANQUET. La plus grande cordialité ne cesse d’y régner. Vers six heures, un banquet a réuni les principaux assistants de la fête. La plus grande cordialité n’a cessé d’y régner (p. 179).
BASES DE LA SOCIETE. Id est la propriété, la religion, la famille, le respect des autorités. En parler avec colère si on les attaque. Le temps n’est plus où… les maximes les plus subversives sapaient audacieusement les bases… (p. 167).
BAYADÈRES. Mot qui entraîne l’imagination. Toutes les femmes de l’Orient sont des bayadères. …Sultans à longues pipes, pâmés sous des tonnelles aux bras des bayadères (p. 451.
BRUNES. Plus chaudes que les blondes. D’ailleurs, il n’aimait que les brunes. — « Je vous approuve, dit le pharmacien : elles ont plus de tempérament » (p. 325).
BONNET grec. Indispensable à l’homme de cabinet. M. Homais arrivait pendant le dîner, bonnet grec à la main (p. 114).
CAMPAGNES. Les gens de la campagne meilleurs que ceux des villes : envier leur sort. À la campagne tout est permis : habits bas, farces, etc… Où trouver en effet plus de patriotisme que dans les campagnes, plus de dévouement à la cause publique, plus d’intelligence en un mot ? (p. 168). Il disait que c’était bien assez bon pour la campagne (p. 49). D’ailleurs, ajouta-t-il, quand on habite la campagne… (p. 162).
CHIEN. Spécialement créé pour sauver la vie à son maître. Le chien est l’ami de l’homme. Un accident l’avait retardée ; la levrette de Mme Bovary… il allait dîner en ville (p. 93 : tout le passage).
CHRISTIANISME. A affranchi les esclaves. Pardonnez, dit Homais. J’admire le christianisme. Il a d’abord affranchi les esclaves (p. 380).
CUJAS. Inséparable de Barthole. On ne sait pas ce qu’ils ont écrit, n’importe. Dire à tout homme étudiant le droit : « Vous êtes enfermé dans Cujas et Barthole ». Laissez donc un peu Cujas et Barthole, que diable ! (p. 326).
CYGNE. Chante avant de mourir. …Tous les chants des cygnes mourants (p. 45).
CONSERVATOIRE. Il est indispensable d’être abonné au Conservatoire. Votre abonnement de musique est terminé, dois-je le reprendre ? (p. 125).
DÉJEUNER de garçons. Exige des huîtres, du vin blanc et des gaudrioles. Allons donc, dit le pharmacien en claquant la langue, les parties fines chez le traiteur ! les bals masqués, le Champagne ! tout cela va rouler, je vous assure ! (p. 142).
DEVOIRS. Les exiger de la part des autres, s’en affranchir… Ah ! encore, dit Rodolphe. Toujours les devoirs, je suis assommé de ces mots-là. Eh ! parbleu, le devoir ce… n’est pas d’accepter toutes les conventions de la société… (p. 169).
DJIAOURS (orthographié Giaours). Expression farouche, d’une signification inconnue, mais on sait que ça se rapporte à l’Orient. …Djiaours, sabres turcs, bonnets grecs… (p. 45).
DOMINOS. On y joue d’autant mieux qu’on est gris. Il prit l’habitude du cabaret avec la passion des dominos (p. 11).
DORMIR. Trop dormir épaissit le sang. Il s’épaississait le sang à s’endormir chaque soir après le dîner (p. 372).
DRAPEAU national. Sa vue fait battre le cœur. …Dont quelques-uns, débris de nos immortelles phalanges, sentaient encore battre leurs cœurs au son mâle des tambours (p. 179).
EAU. L’eau de Paris donne des coliques. Et puis l’eau de Paris, voyez-vous (p. 143).
ÉDILES… « À quoi songent nos édiles ? » À quoi songent nos édiles ? (p. 396).
ENCEINTE. Fait bien dans les discours officiels : « Messieurs, dans cette enceinte… ». Peut-être qu’elle sera bien aise d’avoir une place dans l’enceinte (p. 159).
ENFANTS. Affecter pour eux une tendresse lyrique quand il y a du monde. Félicité l’amenait quand il venait des visites, et Madame Bovary la déshabillait, afin de faire voir ses membres. Elle déclarait adorer les enfants ; c’était sa consolation, sa joie, sa folie, et elle accompagnait ses caresses d’expansions lyriques (page 126).
ENTERREMENT. À propos du défunt : (Et dire que je dînais avec lui il y a huit jours ! ». Une si bonne personne ! Dire pourtant que je l’ai encore vue samedi dernier dans ma boutique ! (p. 390).
ÉQUITATION. Bon exercice pour faire maigrir… bon exercice pour engraisser. Alors Rodolphe demanda si l’exercice du cheval ne serait pas bon (p. 183).
EXERCICE. Préserve de toutes les maladies. Toujours conseiller d’en faire. Ah ! je m’en moque pas mal, dit Charles en faisant une pirouette. La santé avant tout ! (p. 184).
FARCES. Il faut en faire lorsqu’on est en partie de campagne avec des dames Ils sont venus un tas de farceurs, messieurs et dames, avec des gâteaux, du Champagne, des cornets à piston, tout le tremblement ! (p. 299).
FATALITE. Mot exclusivement romantique. Ô mon Dieu ! non, non, n’en accusez que la fatalité ! « — Voilà un mot qui fait toujours de l’effet, se dit-il. (p. 235). — C’est la faute de la fatalité (p. 401).
HAMAC. Propre aux créoles. Indispensable dans un jardin. Se persuader qu’on y est mieux que dans un lit. … Ils se balanceraient en hamac (p. 228).
INSPIRATION poétique. Choses qui la provoquent : la vue de la mer, l’amour, la femme, etc… Ces spectacles doivent enthousiasmer, disposer à la prière, à l’extase ! Aussi je ne m’étonne plus de ce musicien célèbre qui, pour mieux exciter son imagination, avait coutume d’aller jouer du piano devant quelque site imposant (p. 97).
JOURNAUX. Leur importance dans la société moderne. Ensuite on causait de ce qu’il y avait dans le journal (p. 115).
LAC. Avoir une femme près de soi quand on se promène dessus. … Qui me disait qu’on ne peut se figurer la poésie des lacs (p. 97).
LORGNON. Insolent et distingué. Elle portait, comme un homme, passé entre deux boutons de son corsage, un lorgnon d’écaillé (p. 18).
MENDICITÉ. Devrait être interdite et ne l’est jamais. Il vous importune, vous persécute, et prélève un véritable impôt sur les voyageurs… Malgré les lois contre le vagabondage, les abords de nos grandes villes continuent à être infestées par des bandes de pauvres (p. 396).
MER. N’a pas de fond. Image de l’infini. Donne de grandes pensées. — Oh ! j’adore la mer, dit M. Léon. — Et puis ne vous semble-t-il pas, répliqua Madame Bovary, que l’esprit vogue plus librement sur cette étendue sans limites, dont la contemplation vous élève l’âme et donne des idées d’infini, d’idéal ? (p. 96-97).
MUSIQUE. Fait penser à un tas de choses. Adoucit les mœurs. — Vous faites de la musique ? demanda-t-elle ? — Non, mais je l’aime beaucoup (p. 97).
NÉGRESSES. Plus chaudes que les blanches. — Et les négresses ? demanda le clerc. — C’est un goût d’artiste, dit Homais (p. 325).
NOTAIRES. Maintenant ne pas s’y fier. Je ne m’y fie pas trop ! Les notaires ont si mauvaise réputation ! (p. 296).
PALMIER. Donne de la couleur locale. Ils habiteraient une maison basse, à toit plat, ombragée d’un palmier (p. 228).
PARIS. La grande prostituée. Paradis des femmes. Comment était ce Paris ? Quel nom démesuré ! (p. 67).
PRÊTRES. On devrait les châtrer. Couchent avec leurs bonnes, dont ils ont des enfants, qu’ils appellent leurs neveux. Moi, si j’étais le gouvernement, je voudrais qu’on saignât les prêtres une fois par mois (p. 91). J’en ai connu, des prêtres, qui s’habillaient en bourgeois pour aller voir gigoter des danseuses… Parbleu, ils en font bien d’autres ! (p. 254).
PAUVRES. S’en occuper tient lieu de toutes les vertus. Alors, elle se livra à des charités excessives. Elle cousait des habits pour les pauvres ; elle envoyait du bois aux femmes en couches (p. 250).
PUNCH. Convient à une soirée de garçons.  Alors, il sut faire du punch (p. 12).
RELIGION. Fait partie des bases de la société. La religion, plus affermie, sourit à tous les cœurs (p. 166).
RUINES. Font rêver et donnent de la poésie à un paysage. Elle aimait… la verdure seulement lorsqu’elle était clairsemée parmi les ruines (p. 421).
SOMMEIL.  Épaissit le sang. Voir citation en face de dormir.
TOUR. Indispensable à avoir dans son grenier, à la campagne, pour les jours de pluie. Moi, à votre place, j’aurais un tour p. 138).

Une recherche du même ordre pourrait être effectuée avec succès dans l’ « Éducation Sentimentale » : ce roman, qui dresse le bilan de la faillite des aspirations de toute une génération, celle de l’auteur lui-même, voit comme causes essentielles à cette faillite un décalage entre le rêve et la réalité, la tendance à fonctionner encore par idées préconçues, et d’une manière plus générale, la sottise des hommes qui fait avorter les entreprises les plus généreuses : il y aurait beaucoup à reprendre dans ce pessimisme de Flaubert ; ce n’est pas le lieu de le faire. Disons pourtant que cette attitude négatrice n’est pas sans valeur, puisque l’avenir du roman naturaliste était au prix de ce renoncement méprisant aux jeux du forum.

Roger Bismut

Mai 1964 (Athènes).