Témoignage sur Gustave Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1964 – Bulletin n° 25 – Page 24

PARIS, Vendredi 21 Novembre 1890

Gustave Flaubert

Édouard Edmond Gachot, auteur de cet article paru en 1890, dans le journal Paris, est né en 1862, à Prey, dans l’Eure, à proximité de Saint-André. Fils de cultivateurs, il fréquenta seulement l’école de son village et fut ensuite employé dans l’exploitation familiale. Mais la littérature l’attirait ; il y consacra tous ses moments de liberté. En gardant le troupeau de moutons, il écrivit à quatorze ans Les Mystères du Château d’Acquigny qui ne fut pas imprimé. À quinze ans, il fit paraître, à Evreux, chez Hérissey, son premier roman La Cloche d’Argent ; à dix-sept ans, La Côte des Deux-Amants. Tardiveau, directeur du Courrier de l‘Eure lui ouvrit alors les colonnes de son journal. C’est à cette époque qu’il dut faire la connaissance de Flaubert. Sa fille, Madame Delacotte, résidant l’été au Vaudreuil, n’a pu nous donner les circonstances de cette rencontre, mais nous pouvons nous demander si ce ne serait pas par l’intermédiaire de Charles Lapierre, dont le frère dirigeait encore un journal de ce département ou plus vraisemblablement par Raoul Duval.

Édouard Gachot accomplit son service militaire au 39e Régiment d’Infanterie à Rouen. Il se fixa ensuite à Paris, où il connut quelques années vraiment difficiles. Il fut employé dans une librairie, puis secrétaire d’un député jusqu’en 1889. Autodidacte, il devint fort érudit. Il fut rédacteur à la Petite Presse et il collabora également à la Lanterne, au Petit Journal et à son supplément, à la Liberté, au Figaro, au Gaulois, à l’Illustration ; à des journaux régionaux comme le Courrier de l’Eure, le Journal des Andelys, l’Avenir de Bernay, le Petit Provençal, la République du Midi.

En 1891, il publia son roman « Sous-Off. cassé », étude de la vie d’un soldat, ce qui lui valut des attaques sérieuses dans la presse parisienne. Il donna ensuite un feuilleton historique à la Patrie, Pour être roi et publia en 1893 un autre roman L’Honorable Monsieur Duvallet. Il se tourna ensuite vers l’histoire militaire, s’intéressa beaucoup aux guerres de la Révolution et de l’Empire, à Masséna, à Marie-Louise. Son souci de la vérité historique l’incita à faire de nombreux voyages, pour consulter sur place les documents et parcourir les champs de bataille. Il donna aussi des conférences à l’Université des Annales. Vers 1914, malade, il se retira à Cocherel, puis en 1925, à Notre-Dame-du-Vaudreuil, où il mourut en janvier 1945. Il repose dans le cimetière, près de son ami Raoul Duval. Il fut donc l’un des familiers de Flaubert à la fin de sa vie et grâce à cet article nous avons des détails ignorés sur celui-ci, ce qui nous a incité à reproduire en entier son article.

Bibliographie d’Édouard Gaston Gachot : romans : La Cloche d’Argent ou  Les Mystères du Vieux-Bernay  (1880), Les Victimes de l’amour à la côte des Deux-Amants (1883), Sous-Off. cassé (1891), L’Honorable Monsieur Duvallet  (1893), Le vieux loup de mer, récit d’un marin (sans date).

Histoire militaire : La Campagne d’Helvétie (1904), Les campagnes de 1799 : Jourdan en Allemagne et Brune en Hollande (1906), Souvarov en Italie  (1903), La deuxième campagne d’Italie ; Masséna : la campagne d’Helvétie, Le siège de Gênes, La troisième campagne d’Italie ; Napoléon en Allemagne (1913), Marie-Louise intime 1912, papiers de Marès.

Divers : À travers les Alpes, Le Poussin à Rome, Voyage à la ferme (4e édition).

(Détails inédits sur Flaubert – Son existence par un familier – Procédés de travail – Une féerie – Les derniers moments).

N’est-il pas intéressant, au moment où on va élever à Rouen une statue à Flaubert, de mettre en lumière les faits les plus intimes de sa vie, faits ignorés du public et des écrivains qui ont tracé son portrait.

Comment vivait, pensait et écrivait ce grand réaliste, le précurseur de cette école où se sont illustrés les de Goncourt, Zola et tant d’autres ?

J’ai eu le très grand honneur de vivre près de Flaubert pendant les derniers mois de sa vie, un peu son ami, un peu son secrétaire, et ce grand garçon maniéré, cet incompris que seule la mort a pu rendre célèbre, comme tant d’autres d’ailleurs, voulut bien m’avouer toute une série de ce qu’il appelait « ses petits secrets » que n’ont connu ni ses amis, ni sa famille.

En dépouillant, dans le temps, hélas ! trop court, que j’ai vécu à Croisset, les notes de ses tiroirs, en me familiarisant avec ses habitudes, en le voyant exercer pour des débutants aujourd’hui lancés au théâtre et dans les feuilletons une charité prodigue, j’ai pu apprécier le grand cœur qui battait sous cette rude écorce d’homme.

Quelle influence ai-je exercée sur lui, qu’il m’a permis ce qu’il n’avait permis à personne auparavant : de m’enfermer avec lui dans son cabinet de travail quand, les rideaux clos le jour, les fenêtres ouvertes la nuit, il ciselait son œuvre.

Dix heures qu’il restait debout, acharné, et moi, plus jeune, terrassé par le sommeil, ayant fait un lit du divan, à l’aube réveillé, tiré aux oreilles comme un écolier paresseux, j’entendais la grosse voix :

— Voyons, que dites-vous de la scène sixième du deuxième acte ?

Comment écrivait Flaubert ?

L’heure lui importait peu.

Chez lui, pas d’imagination, ce qui n’est vivace qu’à certaines heures, puisque l’érudition seule produisait.

Le meuble qu’il estimait le plus était le grand tableau noir placé au fond de son cabinet de travail, face à sa table et qu’une tapisserie cachait aux profanes.

Une fois la porte close, le maître se promenait pendant quelques minutes, discutait les débuts d’un chapitre, puis traçait à la craie sur le tableau les lignes de son sujet avant de les confier au papier.

Ensuite il relisait de près, à cinq pas, à dix, corrigeait, cherchait parmi ses souvenirs — il était doué d’une mémoire prodigieuse — s’il ne s’était pas aventuré sur un portrait déjà fait, sur un paysage décrit.

Si oui, il effaçait à l’éponge, sortait de méchante humeur, tournait autour de sa maison, qu’il fît jour ou qu’il fît nuit, par tous les temps, rentrait avec des idées nettement définies, recommençait, effaçait quelquefois encore, ou biffait des mots qui, selon lui, s’éloignaient trop de la situation présentée. Il m’a souvent dit que ces imperfectibilités le mettaient hors de lui ; il s’insultait à faire trembler la maison.

Et mes braves voisins, ajoutait-il en souriant, les mains accrochées à mon mur, écoutaient, riaient, et s’en allaient fort tard, me plaignant d’avoir ainsi perdu la raison.

***

Flaubert vivait ses personnages.

Il appelait ça le coup du pardessus.

Sept ou huit de ses vêtements représentant les âges et les sociétés étaient jetés sur un divan pêle-mêle avec quelques manteaux de femmes.

Son dialogue tracé au tableau, il endossait celui qui convenait le mieux au personnage venu sous sa plume et il parlait en modifiant le son de sa voix, mimait les tailles. Je l’ai vu passer ainsi, sans s’y être préparé par un exercice quelconque, sans transition, du rire aux larmes, être violent, amoureux, canaille.

Tout Salammbô a été joué ainsi.

C’est de là, il me l’a répété vingt fois, que lui est venu son goût de se vêtir à l’antique. Et il conservait dans un placard des vêtements de prêtresse, de mercenaire, de soldat, et s’en habillait quelquefois pour les matins de flânerie. Ainsi affublé, il recevait des visiteurs ; il poussait si loin le mépris des détails dans la toilette, que souvent un lacet oublié en faisait un négligent, d’autres gens diraient un libertin.

Mlle J. D…, qui lui fit en 1877 une visite de quelques jours, se vêtissait en Romain et donnait le bras à « Gustave » introduit avec peine dans ses robes qui lui battaient aux genoux. Ils ne dépassèrent pas, il est vrai, la porte du jardin, dans cet accoutrement.

Un soir qu’au Théâtre-Français de Rouen on jouait L’Ami Fritz d’Erckmann et Chatrian, Flaubert, ayant reçu un coupon de loge, me demanda de l’accompagner. En route il jasa beaucoup sur les Rouennais. Il n’aimait guère, je crois, que Lapierre du Nouvelliste. Nous vîmes, sous la marquise, un grand garçon qui suivait, l’air anxieux, le défilé des fortunés qui vont s’échouer aux fauteuils d’orchestre ou de balcon.

Flaubert passa vivement le pouce et l’index de la main droite dans la poche de son gilet ; le grand jeune homme, l’air abattu, tendit la main pour une pression ; un louis passa d’une paume à l’autre.

Installé dans la loge, le maître tira un calepin crasseux de sa redingote et crayonna une ligne.

— Vous avez remarqué ce garçon, c’est un auteur dramatique qui ne dîne pas encore. Flaubert me tendit le calepin où il venait d’enregistrer sa largesse.

Ouvert en 1845, il chiffrait plus de dix-huit mille francs de secours donnés aux gens de lettres et aux artistes ; j’ai été autorisé à prendre la copie de la première page ; j’en cite quelques lignes :

13 mai. Des Navery, 30 francs (devant Notre-Dame) pour réintégrer l’hôtel d’où il venait d’être expulsé.

17 juillet. Fréty, 25 francs, pour acheter un cadre à son tableau : Hermione. Et en regard : mort inconnu.

29 août. V…, 110 francs. Versés au tailleur qui lui fournissait un habit, afin de pouvoir être présenté au public si sa pièce réussissait : a été sifflé.

11 septembre. Carle, 100 francs (chez moi), sous prétexte de se liquider avec une maîtresse qui le menaçait d’un couteau.

12 septembre. Déjazet, 50 francs. Voyage à Versailles qu’elle voulait offrir à la petite Zette.

  ***

Un jour d’avril, le premier jour de vrai beau soleil qu’il fit, son dernier avril à lui, après un plantureux déjeuner son verre de rhum humé, Flaubert, vêtu ce jour-là en Grec, m’entraîna vers ce qu’il appelait son rocher de « Monte-Christo » : une terrasse ombragée d’arbres séculaires qui dominait son jardin, sa maison de style vieillot, la route qui descend vers Dieppedalle, la Seine au cours sinueux, argentée sous le soleil et lamant sous le vent qui soufflait de Grand-Couronne.

À ses visiteurs, l’écrivain nommait les clochers qui chargeaient l’horizon de dômes, les groupes de peupliers qui avaient leur histoire, les coteaux lointains et boisés À quoi bon cela, à moi ? Il répondit à une question que je venais de lui poser :

— Mon cher ami, j’ai tracé la Tentation de Saint-Antoine non pas à Paris dans ma garçonnière du Faubourg Saint-Honoré, comme l’a écrit de Villemessant, mais à quelques lieues d’ici… Vous connaissez l’endroit, vous. Une roche à quelque cent mètres de l’ancien prieuré des Deux-Amants. Elle a servi de réduit à des ermites au Moyen Âge. Elle s’appelle La Roche à Coullery. Ce nom lui vient d’un misérable qui s’y est pendu il y a vingt-cinq ans.

Je l’avais visitée, bien par hasard et, au retour de cette excursion, je fis boucler ma valise, ici, j’achetai à Rouen une culotte et une veste en peau de bique, des sandales de moine, quelques objets de sparterie, un knout, une amphore. Ainsi chargé, je pus m’installer de suite à La Roche à Coullery, située à mi-côte d’une colline abrupte, peu fréquentée, avec un terrain dénudé au-dessus de ma tête, en bas la Seine — le Nil de mon livre — j’ai vécu là deux semaines, m’infligeant du knout et des privations, restant des heures les bras en croix, écoutant les voix, descendant, la nuit venue, emplir mon amphore au fleuve, au gué du Valpitan. Le bruit se répandit aux alentours qu’un saint, d’autres disaient un revenant, habitait La Roche. J’étais venu de nuit, je suis parti de nuit, le bourdonnement du désert dans la tête, le cœur pénétré de passions ascétiques.

 ***

La bibliothèque était remplie des œuvres de ses amis. Chose étonnante, le prosateur avait placé les œuvres en vers au premier rang. J’y fouillais fréquemment. Il me guidait de ses conseils pour le choix des livres. Comme je lui demandais pourquoi il n’écrivait pas en vers, il sourit et me présenta un manuscrit aux feuilles froissées qui portait une date en-tête, à gauche : 1867.

C’était un poème intitulé : Deux bêtes intelligentes.

Les alexandrins étaient ciselés. Point de ces envolées d’où on ne descend pas facilement. Une phrase solide. Et quel paysage pour broder autour du sujet.

Ce sujet, une trouvaille à lui, avait, m’expliqua-t-il, été découvert un chaud matin d’août. Il le devait au hasard : un cheval de fiacre fatigué, obligé de respirer à la bifurcation des routes de Maromme et de Croisset. Flaubert, de sa banquette, voyait au-delà d’une haie, en une cour verte, un âne jeune de petite taille, au pelage roux qui maraudait les bouts de branche d’un arbuste. Dans le croisement du tronc d’un arbre voisin, les abeilles avaient essaimé. Troublées par le souffle de l’âne, un grand nombre se jetèrent aux oreilles de l’Aliboron qui, piqué à vif, gagna au galop l’extrémité de la cour. Mais il eut beau ruer, se secouer, raser la haie épineuse, les abeilles ne le lâchèrent point.

Tout à coup, après réflexion — un âne qui réfléchit — il se mit à braire et gambada vers un jeune porc qui, étonné par cette gaieté inusitée, lève curieusement la tête vers son compagnon de pré.

L’âne s’agenouille, sans méfiance, le porc s’approche et, pour obéir à une ancienne habitude, ils se frottent l’échine l’un contre l’autre ; doucement d’abord, puis, peu à peu, échauffés, avec force.

Il advint ceci — ce qu’avait calculé l’âne — les abeilles trouvant la peau du porc plus abordable que celle d’Aliboron, en raison des rares soies qui la couvraient, tournèrent vers lui leurs aiguillons. Des grappes s’attachèrent à son dos, à ses oreilles pendantes. Alors, fou de douleur, il galopa, se roula, se secoua. Rien n’y fit. Le porc resta dix secondes immobile, le nez au vent. Et il eut un grognement. Il avait trouvé ! Il se précipita dans la mare et ne laissa percer que l’extrémité du museau.

Surprises et mouillées, les abeilles bourdonnèrent et prirent le vent. L’âne s’était dérobé. N’importe, le porc lui garda rancune de ce mauvais tour.

Ce petit poème était un chef-d’œuvre.

Il préparait dans le secret une féerie. Il avait tâté le directeur d’un théâtre et obtenu la promesse d’être joué.

Quoique quelques-uns de ceux qui se sont présentés comme ses disciples aient fait courir le bruit qu’il travailla ses derniers jours à son roman Bouvard, et Pécuchet et à la réfection de sa pièce non encore jouée Le Candidat, j’affirme qu’il avait d’autres vues.

Est-ce un courage inhérent à l’approche de la mort qui le poussait qu’il bûcha, ces printemps derniers, comme un collégien ? La sève de l’ambition poussait-elle encore dans ce colosse qu’il s’acharnait à sa pièce, qu’il négligeait les fleurs de son jardin, ses visites aux voisins, jusqu’à la contemplation du fleuve à ses heures de furie ?…

Sa pièce était tirée d’une légende arménienne. Flaubert avait foulé le biblique Mont Ararat (1) de ses souliers énormes, mais sa pièce, hélas ! ne devait pas voir s’allumer, devant lui du moins, le feu de la rampe.

Il fut surpris par un frisson à son tableau noir. L’homme sanguin fut terrassé en quelques heures. Une laconique dépêche m’apporta à Elbeuf la nouvelle de sa maladie. J’accourus. On entrebâilla la grande porte de la rue. La famille, qui ne me connaissait pas, voulait me refuser l’entrée de la maison. Enfin, après un quart d’heure de pourparlers, je fus introduit dans la chambre où Flaubert reposait du dernier sommeil.

Inoubliable spectacle.

Le maître, calme, les yeux bien clos, les bras en croix, du buis couvrant ses grosses mains velues, des couronnes de violettes sur le drap, d’autres fleurs aux pieds, gardait la sérénité d’un vivant entre les cierges allumés.

Les neveux se tenaient au pied de la couche et dans la pièce voisine la vieille gouvernante sanglotait.

Le sculpteur Bonnet moulait la tête. Il a fait une tête sublime.

Ému jusqu’aux larmes, défaillant, je me suis retiré.

Le surlendemain on l’a emporté vers la petite église de Canteleu. Les fronts découverts et courbés disaient le respect et la douleur de ceux qui suivaient le convoi.

Que reste-t-il aujourd’hui du cher grand homme ?

Quelques volumes, une tombe modeste au cimetière Monumental et à Rouen une rue étroite, sans pavés.

La pioche des démolisseurs a jeté bas sa maison. Une usine s’élève à la place qu’elle occupait. La famille du réaliste n’a pas voulu d’une maison historique qui ne rapportait rien.

Ah siècle d’argent !

Édouard Gachot.

 

(1) Flaubert n’est pas allé au Mont Ararat. E. Gachot a dû commettre une erreur de lieu.