La jolie Carthage de M. Moussorgsky

Les Amis de Flaubert – Année 1964 – Bulletin n° 25 – Page 29

 

La jolie Carthage de Monsieur Moussorgsky

Parmi les opéras du siècle dernier que leur affligeante pauvreté artistique destine à un juste oubli, l’un des moins regrettés sera sans doute celui que le glacial Reyer tira de Salammbô. Avec l’auteur de Sigurd disparaîtra le souvenir de la seule œuvre lyrique inspirée par Flaubert à un musicien de son temps ce qui, sous le seul aspect du renom littéraire, n’a rien de trop pénible quand on songe à tous ceux pour qui Faust est de Gounod et Othello de Verdi.

Pourtant, sans préjuger du sort qui lui serait advenu, sait-on que l’écrivain, de qui toute prose était musique, est passé bien près de cette relative consécration? Moins de caprice, ou davantage de persévérance et Moussorgsky enrichissait le répertoire d’un prestigieux opéra inspiré de Salammbô que pour notre plaisir, ou plutôt notre désappointement, il est encore possible d’évoquer à l’état de fantôme.

Mais avant de nous livrer à cette opération thaumaturgique, nous tenons à remercier ceux qui nous ont aidés dans nos recherches et en particulier les services culturels de l’Ambassade de l’U.R.S.S. à Paris, le professeur Vievolovitch qui, de Moscou, nous a transmis des renseignements inédits, et Monsieur Wladimir Fedorov, conservateur de la Bibliothèque du Conservatoire National de Paris.

C’est en 1863 par sa traduction dans une revue mensuelle (les Mémoires Patriotiques, N° 6 et 7) que Moussorgsky connut le roman de Flaubert paru en France quelques mois auparavant. L’intensité dramatique de l’œuvre, son originalité et plus encore la richesse de sa couleur orientale suscitèrent l’enthousiasme du jeune compositeur et sur les conseils de son ami, Serov, il se mit immédiatement à la rédaction du livret.

L’un des meilleurs biographes de Moussorgsky, Marcel Marnat, souligne à ce propos la parfaite maîtrise avec laquelle il réussit à remanier le scénario de Flaubert dans un sens indiscutablement favorable. Il resserra l’action, fit de Mâtho le personnage central, conserva une large place aux mouvements de foules, prétextes à de nombreux chœurs, et enrichit l’élément poétique en intercalant des poèmes de Henri Heine et de Joukovsky. Le musicien s’est-il involontairement rencontré ici avec l’écrivain ? On se souvient des critiques de Flaubert à l’égard de son œuvre, du reproche qu’il s’était fait d’avoir créé un piédestal trop grand pour la statue, de ne pas s’être aperçu avant de choisir un titre que c’était Mâtho et non Salammbô qui convenait le mieux… Moussorgsky semble bien avoir découvert tout cela au point de baptiser son drame lyrique  Le Lybien et non  Salammbô, mais n’y a-t-il pas là plus qu’une coïncidence? Tout ce travail, en effet, avait eu pour cadre une sorte de cénacle politico-littéraire que fréquentait Yvan Tourgueneff, dans une maison louée en commun selon la théorie d’équipe prônée par Tchernichevsky. Or Tourgueneff était un ami intime de Flaubert qui l’appelait familièrement « le Moscove ». Ils s étaient connus le 23 février 1863 au dîner Magny et Gérard-Gailly nous affirme que la sympathie entre les deux hommes fut immédiate et totale. Devons-nous en déduire que « le Moscove » aurait pu donner à son compatriote quelques directives inspirées des remarques entendues à Croisset ? Ce serait un peu hâtif que de l’affirmer sur d’aussi faibles indices, mais le rapprochement n’en est pas moins troublant.

En 1865, au début de l’hiver, Moussorgsky traversa une période tragique ; des crises d’épilepsie le secouèrent qu’il s’efforçait d’oublier dans l’illusion factice de l’alcool. Bien entendu cette pratique aboutit à un état presque démentiel et le frère du musicien dut le recueillir chez lui à la campagne, près de Moscou. Il lui fallut quitter la « Commune », nom donné à la maison de Saint-Pétersbourg partagée avec les amis, et vivre dans l’ennui sépulcral du milieu fraternel, loin du « puissant petit tas » suivant l’expression de Stassov pour désigner le fameux groupe des Cinq. Le Lybien ne progressa guère au milieu de tous ces avatars et un événement banal suffit pour que l’ouvrage fut totalement abandonné : Serov, son promoteur, donna un opéra, Regnéda, de style wagnérien. Il affichait par là son reniement à la doctrine des Cinq qu’il faisait suivre d’une rupture éclatante, bien douloureuse pour Moussorgsky. Trop de souvenirs de l’ami perdu s’encadraient dans Le Lybien pour que l’ombre écœurante du traître n’apparût pas entre les portées, et le compositeur n’ajouta plus une note à cette esquisse pourtant presque terminée. « La jolie Carthage que j’eusse fabriquée là ! » Telle fut toute l’oraison funèbre du Lybien.

En 1886 c’est la découverte de Pouchkine et de son Boris Godounov, suscitant chez Moussorgsky un nouvel enthousiasme bien propre à effacer jusqu’au moindre souvenir du livret de Salammbô. Mais la musique était toujours là d’autant plus obsédante qu’il aurait fallu n’y plus songer. La tentation était trop grande d’utiliser à nouveau Le Lybien en changeant seulement les paroles et Moussorgsky ne s’en priva pas. Le procédé n’est pas neuf, il est même assez rare qu’il soit aussi heureusement mené au profit d’œuvres du même style, et le Minuit, Chrétiens repiqué s’il faut en croire Vincent d’Indy sur une ignoble chanson à boire nous offre un édifiant exemple de ce qu’on peut faire dans ce genre-là.

Grâce au travail exhaustif de Stassov en 1881, et aux recherches du critique soviétique Paul Lamme en 1939, il est maintenant possible de savoir en combien de morceaux (de musique) Mâtho fut dépecé. Nous verrons que sous le rapport de la qualité comme de la quantité c’est Boris Godounov qui en a la plus large part, au point qu’il n’est pas exagéré de prétendre qu’à travers cet opéra typiquement russe, notre émotion naît d’une vision de Carthage imaginée sur les bords de la Seine par un Normand.

Voici les emprunts de Boris Godounov au Lybien :

— La mort de Boris: invocation du Grand Prêtre à Tanit (scène finale de l’acte II).

— Le chant du peuple suppliant Boris de prendre le pouvoir : chœur des Carthaginois invoquant Moloch après le vol du Zaïmph par Mâtho (acte III).

— Le salut au faux tsar : chœur d’acclamation à Moloch (acte III).

— La scène des Boyards : chant de Mâtho (1er tableau, acte IV).

— Anathème lancé au faux Tsar par les Boyards : condamnation de Mâtho (acte V).

Tout ceci ne concerne que les fragments qui constituent chacun une entité musicale, mais d’après Kelditch le reste du Lybien a été presque totalement réemployé dans Boris Godounov et la Foire de Sorotchintsy. Il faut aussi mentionner l’utilisation d’un « Chœur des Guerriers Lybiens » dans Josué Navine, cantate biblique écrite en 1877 pour baryton, chœur et orchestre.

Pour compléter cet inventaire, nous citerons encore deux extraits de Salammbô qui ont fait l’objet d’une publication spéciale.

Le premier est la Chanson du Baléare, dont le poème est de Moussorgsky lui-même et qui devait trouver place au cours du festin des Mercenaires (à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar, pour ceux qui l’ignoreraient).

Le second, sur lequel nous avons davantage de renseignements puisque Monsieur Fedorov nous en a aimablement communiqué un exemplaire, est un chœur des Prêtresses de Tanit (acte II), dont Rimsky Korsakoff publia en 1884 un arrangement pour deux soprani et deux alti avec accompagnement de piano. En 1909, ce même fragment fut traduit en français par Raoul d’Harcourt et, chose singulière, orchestré par W. Semiloff en 1915. Devons-nous en conclure que Moussorgsky s’était borné à une simple ébauche ? Ni Stasoff, ni Paul Lamme ne nous renseignent là-dessus.

Voici à titre de curiosité le texte de ce chœur : (les Prêtresses entourent Salammbô et la revêtent d’habits nuptiaux)

Dis-nous ta peine, d’où vient ta douleur Salammbô ? Pourquoi baisser ton front si pur ? Pourquoi pleurer ? Bannis les pleurs et la tristesse, Rends à tes sœurs ton clair regard,

Que sur tes jours, Tanit, blanche déesse, répande ses faveurs. Du voile nuptial, du voile souple et clair, Ô toi, fleur parfumée, revêts ton corps de vierge, Et d’un céleste éclat, d’une beauté suprême, royale, Resplendis!

Pourquoi rester silencieuse ainsi, Salammbô ?

Pourquoi baisser ton front si pur ? Pourquoi pleurer ?

N’entends-tu pas nos voix amies ?

Que la douleur qui t’étreint devienne nôtre,

Et par nos larmes qui se mêlent à tes larmes,

Puisse ta peine s’apaiser.

Tout ce qui précède ne nous montre-t-il pas que le Lybien était une œuvre très importante presque terminée lorsque Moussorgsky l’abandonna? Sa réincarnation dans Boris Godounov nous interdit d’espérer que grâce aux manuscrits conservés à la Saltinova Tchedrina de Léningrad, l’ouvrage tiré du roman de Flaubert soit un jour représenté. Pourtant, en novembre 1939, lors des cérémonies qui commémorèrent le centenaire de la naissance de Moussorgsky, l’Opéra de Moscou donna le quatrième acte du Lybien dont le premier tableau met en scène Mâtho et Spendius s’introduisant dans Carthage par l’aqueduc.

L’hiver de 1939 !

C’était la drôle de guerre, mais bientôt, comme dans Salammbô, des guerriers allaient s’étriper sur les rivages de Lybie là où s’égorgeaient les Mercenaires ; on allait revoir des héros comme Mâtho, des généraux habiles comme Hamilcar, des traîtres comme Spendius et d’étranges mécaniques telle cette sinistre statue de Baal qui servait à griller des enfants tout vivants. Et quelqu’un crierait aussi : « Delenda Carthago ! »

Nous voulons croire que parmi les spectateurs de la mémorable soirée de Moscou, il y en eut qui laissèrent aller leurs pensées vers l’écrivain de chez nous associé de façon éphémère à celui qu’ils célébraient ce jour-là. Ils rendaient ainsi à Flaubert le plus bel hommage qu’il eût jamais souhaité lorsque penché sur Salammbô il rêvait aux inconnus qui, dans les siècles à venir, s’attendriraient sur les mêmes choses que lui. « Un livre — disait-il — cela vous crée une famille éternelle dans l’humanité ; tous ceux qui vivront de votre pensée, ce sont comme des enfants attablés à votre foyer. Aussi, quelle reconnaissance j’ai, moi, pour tous ces vieux braves dont on se bourre à si large gueule qu’il semble qu’on les ait connus, et auxquels on rêve comme à des amis morts ! »

Pour nous, musiciens et amis de Flaubert, Moussorgsky est l’un des plus grands parmi ceux-là.

Dr Galérand.

(Rouen)