L’impartialité de Flaubert dans Salammbô

Les Amis de Flaubert – Année 1965 – Bulletin n° 26  – Page 4

 

L’impartialité de Flaubert dans Salammbô

Pour qui parcourt hâtivement Salammbô la responsabilité première de la guerre inexpiable et de ses horreurs incombe essentiellement à Carthage : c’est elle qui, en reniant les promesses faites aux Mercenaires provoque le conflit, c’est elle qui, en massacrant les frondeurs baléares restés dans ses murs, donne le signal des atrocités ; quant aux révoltés, leurs excès sont mis au compte de l’amertume et de la misère.

Il est indiscutable que les Mercenaires ont été frustrés du fruit de leurs services et de leur vaillance. Cette injustice qu’ils n’oublieront pas (1), Giscon (2), dépêché dans leur camp pour la réparer, Hamilcar (3), lui-même, devant le Sénat, la reconnaissent et la dénoncent spontanément. Il est non moins vrai que le ralliement de l’Afrique entière à la rébellion, d’où l’extension et la prolongation de la guerre, s’explique par l’oppression intolérable qui pesait sur tous les sujets de Carthage (4). Non moins vrai aussi qu’outre le massacre des Baléares on a, après la bataille du Macar, laissé la populace torturer et achever les prisonniers (5) et que Hannon, pour venger sa honteuse défaite a ravagé la campagne, sans épargner les enfants et les vieillards restés dans les ruines (6).

Cette déloyauté, cette tyrannie et cette cruauté ne sont pas imputables seulement à l’avarice et à la barbarie de tout un peuple, mais aussi à la situation dramatique où il se trouvait. Après avoir soutenu une guerre de vingt-quatre ans contre Rome et contrainte de lui payer un très lourd tribut, Carthage pouvait-elle tenir tous ses engagements (7) ?

Elle a exterminé jusqu’au dernier, inexorablement, ses anciens défenseurs, mais elle avait à faire face à une double menace : celle des vainqueurs pour qui la paix n’était qu’une trêve et celle d’un soulèvement général qui mettait en péril plus que sa prospérité économique et son hégémonie africaine, c’est-à-dire, son existence même (8).

Si, malgré tout on lui refuse le bénéfice des circonstances atténuantes, que sa responsabilité soit partagée : car il n’est aucun des griefs qui lui sont adressés qu’on ne puisse faire aux rebelles. Par leurs surenchères n’avaient-ils pas montré que le règlement de leur solde leur importait moins que l’humiliation et la ruine de la Métropole (9) ? N’avaient-ils pas eux aussi, désolé le pays (10), soumis leurs captifs, au premier rang desquels l’irréprochable Giscon, aux plus raffinés des supplices (11) et, surtout, en ébouillantant, le soir du banquet, les poissons consacrés à Tanit, n’avaient-ils pas commis le plus impardonnable sacrilège ?

Après avoir ainsi mieux mis en lumière les torts respectifs des deux adversaires, nous rechercherons dans chaque camp si, et dans quelle mesure, on peut faire retomber finalement cette responsabilité, jusqu’ici anonyme, sur un individu ou un groupe déterminé. Considérons Carthage ! Il semble que Hamilcar, ayant assumé la dictature, se soit, du même coup, chargé de la responsabilité entière de la politique de sa patrie. Mais ici, encore, il y a loin de l’apparence à la réalité, tant pour l’origine de la guerre que pour le tour inhumain qu’elle a pris. En faisant aux « Mercenaires » ces « promesses solennelles et réitérées » (12) qui devaient encourager leurs exigences, sa seule faute avait été de trop présumer de la libéralité du Sénat et des disponibilités véritables du Trésor public. D’autre part, bien qu’il ait décidé de mener jusqu’au bout une guerre « implacable », jamais, à la différence d’Hannon, il ne se déshonore par des tueries ou des ravages inutiles. Si, par deux fois, à la veille de sa victoire définitive, il fait preuve de perfidie envers les survivants des vaincus, c’est moins pour satisfaire sa propre vengeance que celle de ses troupes (13) et s’il assiste impassible à la mort de Mâtho, il ne l’a point exigée et aucun de ses soldats n’y participe.

Chez les Mercenaires ce n’est pas Mâtho, c’est Spendius qui pousse ses compagnons à rejeter les propositions apportées par Giscon à Sicca et ainsi à recourir aux armes pour obtenir satisfaction. S’il est vrai que Mâtho commande d’emmener Giscon, pieds et poings liés, une fois les pourparlers rompus (14), les traitements odieux subis par celui-ci ne peuvent lui être reprochés. Bien plus, il fronce les sourcils quand Autharite, par dérision, coiffe le malheureux captif d’une tiare grotesque (15). Les crimes qui souillent à la fois le triomphe de Carthage et la cause des Mercenaires, sont comme nos exemples l’ont rappelé, l’œuvre des subalternes, dont Hannon, et de la foule exaspérée par les souffrances d’une guerre sans merci. Il n’en reste pas moins qu’en fermant les yeux Hamilcar et Mâtho se sont rendus, tous deux, coupables de complicité. Peut-être estimera-t-on, cependant, que le second doit être jugé avec quelque indulgence, car il est plus difficile de se faire obéir de bandes innombrables et disparates que d’une armée nationale homogène et disciplinée.

Ce problème de la responsabilité collective dans la guerre des Mercenaires, l’accusation d’injustice échangée par les deux camps à maintes reprises, l’enchaînement des représailles, les remarques incidentes de l’auteur, les questions qu’il se pose parfois sur les mobiles des acteurs (16), les sous-entendus de certains détails (17) ou de simples mots qu’il emploie indiquent qu’il est resté présent à l’esprit de Flaubert pendant toute la composition de Salammbô. Ici comme dans ses autres œuvres, le talent du peintre, si grand soit-il, ne doit pas faire oublier la lucidité du moraliste.

Gaston Bosquet.

 

(1) A mesure qu’augmentait leur ivresse ils se rappelaient de plus en plus l’injustice de Carthage. (T. I, p. 7). Edition des Belles Lettres.

Rappelle-toi toutes les injustices de tes chefs ! (T. I, p. 21).

Tant d’injustice les exaspéra. (T. I, p. 45).

Il (Spendius) rappelait aux Mercenaires les promesses du Grand Conseil ; aux Africains, les cruautés des intendants ; à tous les Barbares, l’injustice de Carthage. (T. II. p. 61).

La douleur d’une injustice exorbitante les enrageait. (T. II, p. 148).

(2) Ils (les Mercenaires) ne devaient point supposer au peuple l’ineptie de vouloir irriter les braves, ni assez d’ingratitude pour méconnaître leurs services. (T. I, p. 66).

(3) Il (Hamilcar) exalta même leur bravoure. (T. I, p. 130).

Hamilcar au Sénat : « Vous êtes lâches, avares, ingrats, pusillanimes et fous ! » (T. I, p. 131).

(4) Carthage exténuait ces peuples. Elle en tirait des impôts exorbitants. (T. I, p. 95).

Des Libyens affluaient, des paysans ruinés par les impôts. (T. I, p. 36).

(5) Les deux mille Barbares furent attachés dans les Mappales, contre les stèles des tombeaux, et des marchands, des goujats de cuisine, des brodeurs et même des femmes, les veuves des morts avec leurs enfants, tous ceux qui voulaient, vinrent les tuer à coups de flèches. On les visait lentement, pour mieux prolonger leur supplice. (T. II, p. 3).

(6) Il (Hannon) se porta immédiatement vers les provinces occidentales, afin de se venger dans les lieux mêmes qui avaient vu sa honte. Les habitants et les Barbares étaient morts, cachés ou enfouis. Sa colère se déchargea sur la campagne. Il brûla les ruines. Des ruines, il ne laissa pas un seul arbre, pas un brin d’herbe ; les enfants et les infirmes que l’on rencontrait, on les suppliciait, il donnait à ses soldats les femmes à violer avant leur égorgement. (T. II, p. 139).

(7) La République, épuisée par la guerre, avait laissé s’accumuler dans la ville toutes les bandes qui revenaient. (T. I, p. 7).

Il (Hannon) exposait aux capitaines les charges infinies de la République. Son trésor était vide, le tribut des Romains l’accablait. (T. I, p. 39).

Le trésor se trouvait épuisé par la Guerre Romaine. (T. I, p. 98).

(8) Les Numides, les Libyens, l’Afrique entière s’allait jeter sur Carthage. La mer seule était libre. Elle y rencontrait les Romains ; et, comme un homme assailli par des meurtriers, elle sentait la mort tout autour d’elle. (T. I, p. 65).

(9) Puis ils demandèrent qu’on les payât en argent… tout le blé qu’on leur devait et au plus haut prix où il s’était vendu pendant la guerre, si bien qu’ils exigeaient pour une mesure de farine « quatre cents fois plus » qu’ils n’avaient donné pour un sac de froment. Cette injustice exaspéra. (T. I, p. 64).

(10) Abdalonim à Hamilcar :

« Ah ! Maître ! ils ont tout pillé, tout saccagé, tout détruit ! » (T. I, p. 141).

(11) Ils (les Barbares) se précipitèrent en tumulte sur les prisonniers carthaginois. On les rangea par terre, dans un endroit aplati. Des sentinelles firent un cercle autour d’eux ; et on laissa les femmes entrer, par trente ou quarante successivement. Voulant profiter du peu de temps qu’on leur donnait, elles couraient de l’un à l’autre, incertaines, palpitantes ; puis, inclinées sur ces pauvres corps, elles frappaient à tour de bras comme des lavandières qui battent du linge ; en hurlant le nom de leurs époux, elles les déchiraient sous leurs ongles ; elles leur crevèrent les yeux avec les aiguilles de leurs chevelures. Les hommes y vinrent ensuite, et ils les suppliciaient depuis les pieds qu’ils coupaient aux chevilles, jusqu’au front dont ils levaient des couronnes de peau pour se mettre sur la tête. Les Mangeurs-de-choses-immondes furent atroces dans leurs imaginations. Ils envenimaient les blessures, y versaient de la poussière du vinaigre, des éclats de poterie. (T. II, p. 59).

(12) T. I, p. 65.

(13) Pendant qu’ils (les Barbares) buvaient, la figure enfoncée dans les vases, soixante Carthaginois, sautant sur eux, les tuèrent avec des stylets, dans le dos.

Hamilcar avait fait cela pour complaire aux instincts de son armée, et, par cette trahison, l’attacher à sa personne. (T. II, p. 136).

(14) T. I. p. 71.

(15) T. II, p. 12.

(16) Les Barbares y coururent et passèrent la nuit à manger. Alors les Carthaginois éclatèrent en rumeurs contre la partialité du suffète pour les Mercenaires.

Céda-t-il à ces expansions d’une haine irrassasiable ou bien était-ce un raffinement de perfidie ? (T. II, p. 134).

(17) Ils (les Mercenaires) retirèrent leurs cuirasses pour que la pointe des glaives s’enfonçât plus vite. Alors parurent les marques des grands coups qu’ils avaient reçus pour Carthage ; on aurait dit des inscriptions sur des colonnes. (T. II, p. 135).