Flaubert et le Médecin de Campagne de Balzac

Les Amis de Flaubert – Année 1965 – Bulletin n° 26  – Page 7

 

Flaubert et le Médecin de Campagne

de Balzac

Dans un article publié voici un an au n° 22 de notre Bulletin (1), je transcrivais un fragment d’une lettre écrite le 27 décembre 1852 par Gustave Flaubert à Louise Colet, où l’on peut lire : « Ma mère m’a montré — elle l’a découvert hier — dans le Médecin de Campagne une même scène de Bovary : une visite chez une nourrice (je ne l’ai pas lu ce livre, pas plus que Louis Lambert) ; ce sont mêmes détails, mêmes effets, même intention, à croire que j’ai copié, si ma page n’était infiniment mieux écrite, sans me vanter… ». Cette lettre me conduisait à admettre la possibilité de rencontres fortuites entre les deux écrivains. C’est déjà à cette hypothèse que s’en tient André Vial, dans son article « Flaubert, émule et disciple émancipé de Balzac » (2). Citant lui aussi la même phrase, il souligne qu’« il convenait de dresser au début de cette étude, comme une menace et un conseil de prudence, cette surprise du maître. » Flaubert, dans la même lettre, signalait avec le même étonnement à sa correspondante que « Louis Lambert, comme Bovary, commence par une entrée au Collège, et il y a une phrase qui est la même. »

André Vial analyse avec beaucoup de minutie les deux passages incriminés, ne découvre pas dans Louis Lambert cette « phrase qui est la même », et démontre d’une manière convaincante que ni les détails, ni les effets, ni surtout les intentions ne sont les mêmes dans Madame Bovary et dans le Médecin de Campagne. Il incline donc à penser qu’il y a là une simple rencontre, amenée par la similitude partielle des situations. Bien mieux : lorsque plus tard, dans l’Éducation Sentimentale, l’écrivain sera amené à peindre une nouvelle fois une visite chez une nourrice, « la nourrice à qui Rosanette a confié le fils qu’elle a eu de Frédéric », il ne pourra pas ne pas se souvenir et du Médecin de Campagne et de Madame Bovary. Mais cette fois, conscient de l’écueil, il s’attachera surtout à prouver que « sur un motif créé par Balzac, il peut fournir une variation dont aucune note n’éveille le moindre écho ». Je pense avoir ainsi fidèlement résumé la pensée d’André Vial.

De son côté, dans sa thèse soutenue en 1962 sur les Débuts Littéraires de Gustave Flaubert (3), M. Jean Bruneau, se référant lui aussi au même passage de la même lettre, admet que la rencontre de Flaubert et du Médecin de Campagne est postérieure au 28 décembre 1852 (4). Néanmoins, M. Jean Pommier, auquel j’avais soumis cet article à l’état de projet, m’avait mis en garde contre une excessive crédulité envers les dires de Flaubert, allant jusqu’à m’écrire : « Mais je suis convaincu qu’il avait lu et le Médecin et Louis Lambert. » Cette circonstance m’avait alors conduit à nuancer mon propos et à envisager la possibilité que Flaubert ait voulu naïvement se vanter auprès de Louise, en s’attribuant le mérite de trouvailles qu’il doit à Balzac.

Ce que je suggérais alors comme une hypothèse est devenu une haute probabilité, pour ne pas dire une certitude, et je suis heureux de venir sur ce point confirmer le bien-fondé de la circonspection de M. Pommier devant les assertions de Flaubert. Il est peu douteux désormais que Flaubert connaissait le Médecin de Campagne à l’époque où il mit en chantier Madame Bovary, et que sa lecture a suivi de près la publication, du Roman de Balzac, à Paris, en février 1833 (5). En effet, une nouvelle de Flaubert, Rage et Impuissance, Conte malsain pour les Nerfs Sensibles et les Ames Dévotes, demeurée inédite jusqu’en 1910, et datée sur le manuscrit du 15 décembre 1836, atteste que la lecture du Médecin de Campagne a profondément impressionné l’écrivain-écolier. M. Jean Bruneau y note très justement l’influence de Rabelais et de Montaigne sur la « philosophie » de ce conte bouffon et macabre. Il n’a pas relevé que les quelques pages décrivant la fausse mort du Docteur Ohmlin, la consternation du village Lucernois dont il était la providence, les funérailles du Médecin, et plusieurs autres détails très caractérisés viennent en droite ligne du Roman de Balzac.

La lecture simultanée des deux passages atteste que les événements s’y succèdent dans le même ordre, selon le même rythme, et Flaubert reproduit textuellement certaines des notations de Balzac. Notons en plus que, si le Dr Ohmlin ne ressemble pas physiquement au Dr Benassis, le procédé du portrait chez Flaubert est le même que chez Balzac : obsession de la forme du crâne, insistance sur la complexion, les rides du visage etc… Rien de plus balzacien que ce portrait du Dr Ohmlin :

« M. Ohmlin retira son manteau, qui laissa voir un homme de taille ordinaire, maigre, mais fort de complexion. Ses joues étaient creuses et pâles, et quand il eut ôté son chapeau, on vit un crâne large et blanc couvert de peu de cheveux noirs. Il avait l’aspect sérieux et réservé, sa barbe noire lui donnait un aspect triste et sombre, tempéré par un sourire bienveillant qui régnait sur ses lèvres. » (Œuvres de Jeunesse Inédites. Conard 1910, tome I, p. 150). Balzac n’est pas moins précis dans le portrait du médecin au début de son roman.

Les circonstances de la mort se ressemblent, et il y a des tournures qui sont les mêmes :

« Il fait un froid de loup, je suis mal à mon aise ». (Méd. Camp. Garnier, p. 267).

« Du feu, Berthe, dit-il, en entrant, du feu ! Je me meurs de froid. » (Rage et Imp. Op. cit. p. 149).

« Tout à coup il tombe la tête la première en avant… depuis ce moment il a bien ouvert les yeux, mais il n’a plus rien vu. » (Méd. Camp. p. 268).

« Sa tête était penchée hors de son lit… pas un regard ! il ne vit que cet œil terne et à demi-fermé qu’ont les morts dans leur sommeil. » (Rage et Imp. p. 151/152).

« Nicolle, en partant à cheval pour aller chercher M. Bordier, le chirurgien, a semé l’alarme dans le bourg. Alors en un moment, tout le bourg a été sur pied. M. Janvier, M. Dufau, tous ceux que vous connaissez, sont venus les premiers. M. Bordier lui a brûlé la plante des pieds, sans pouvoir en obtenir signe de vie. » (Méd. Camp. p. 268).

« Bernardo sortit de la chambre du médecin en courant… quelques heures après, une douzaine de médecins, tous tristes et calmes, entouraient le lit de leur confrère, et un seul mot errait sur leurs lèvres : il est mort ! Chacun s’approchait du corps inanimé, le retournait dans tous les sens, puis s’écartait avec horreur et dégoût, en disant : il est mort ! » (Rage et Imp. p. 152).

Voici maintenant la consternation du bourg :

« Quand le lendemain matin sa mort a été sue dans le bourg, ç’a été un spectacle incroyable. La cour, le jardin, ont été remplis de monde. C’étaient des pleurs, des cris ! Enfin personne n’a travaillé… les moins attendris parlaient pour les autres, et chacun voulait le voir. » (Méd. Camp. p. 269).

« C’était un de ces jours d’hiver tristes et pluvieux… ce jour-là, il était triste aussi, le village ! son père, son bienfaiteur, était mort ! les maisons étaient fermées, on ne se parlait pas, les enfants ne riaient plus sur la place, les hommes étaient attendris, et l’on pleurait. » (Rage et Imp. p. 152).

Et les funérailles ?

« Lorsque le convoi s’est fait, le cercueil a été porté dans l’église par les quatre plus anciens de la commune… M. Janvier disait les prières en pleurant. » (Méd. Camp, p. 269).

« Le modeste convoi s’avançait vers le cimetière… quelques hommes vêtus de noir portaient le cercueil… les prêtres chantaient tout bas, car les larmes couvraient leurs voix. » (Rage et Imp. p. 152/153).

« Il s’est fait, malgré les pleurs, un si grand silence, qu’on entendait la clochette et les chants. » (Méd. Camp. p. 269).

« On n’entendait que le pas des hommes et des prêtres, puis le chant des morts. » (Rage et Imp. p. 153).

« Enfin il a été enterré. Le soir la foule était dissipée, et chacun s’en est allé chez soi, semant le deuil et les pleurs dans le pays. » (Méd. Camp. p. 269).

« Enfin on creusa la terre… on se sépara… Fox, couché sur la terre, et regardant avec tristesse… ces longs vêtements noirs qui s’abaissaient lentement comme des ombres, dans la vallée brumeuse. » (Rage et Imp. p. 153).

Dans le Médecin de Campagne, le temps est aussi maussade : « … une de ces matinées de décembre où le vent n’est pas assez fort pour chasser le brouillard… Le brouillard en s’attachant aux arbres s’y condensant en gouttes, qui tombaient lentement sur les feuilles, comme des pleurs… etc. » (Méd. Camp. p. 270/271) et chez Flaubert : « … une pluie fine battait dans l’air… regardant les bougies vacillantes qui s’éloignaient dans le brouillard. » (Rage et Imp. p. 152/153).

L’expression de père, que nous avons relevée dans le récit de Flaubert pour désigner le Dr Ohmlin, se trouve déjà chez Balzac. Sur la croix tombale du docteur, on lit en effet :

« Ci-gît le bon Monsieur Benassis, notre père à tous. » (Méd. Camp. p. 275).

II a laissé d’unanimes regrets, mais la Fosseuse est la plus éprouvée. Voici ce qu’en écrit Balzac :

« Oh bien ! elle est à la messe ou au cimetière. Elle y va tous les jours. Elle est son héritière de cinq cents livres de viager et de sa maison pour sa vie durant ; mais elle est quasi folle de sa mort… » (Méd. Camp. p. 272) ; et plus loin : « La Fosseuse fondait en larmes, la tête entre ses mains et assise sur les pierres qui maintenaient le scellement d’une immense croix. » (Méd. Camp. p. 274). Dans Rage et Impuissance, le comportement de la vieille Berthe, la nourrice du médecin devenue sa servante, est rigoureusement identique :

« Pour Berthe, elle quitta le coin de son feu, et fut désignée par les enfants du village sous le nom de Berthe-la-folle. Les soirs, quand la lune était belle… on voyait une vieille femme qui parcourait le chemin du cimetière en pleurant. » (Rage et Imp. p. 160).

De tels rapprochements ne me semblent pas devoir laisser de place au doute. Va-t-on crier au plagiat ? Mais comment parler de plagiat lorsqu’il s’agit d’un essai d’enfant, non destiné à la publication, et où l’écolier a nécessairement tendance à utiliser ses lectures ? A 12 ans Flaubert remettait à son professeur une variation sur Matteo Falcone. Peut-on dès lors reprocher à l’enfant de se livrer pour son compte à un exercice recommandé par son maître lui-même ?

Du moins est-il établi que Flaubert avait lu le Médecin de Campagne peu après sa publication, et qu’en écrivant en décembre 1852 qu’il ignorait l’ouvrage, il taisait la vérité et la taisait sciemment (on n’oublie pas de telles lectures, surtout si elles inspirent un conte.).

Peut-être est-il permis de reconstituer la possible vérité, laquelle, hâtons-nous de le dire, ne saurait nuire à la mémoire de l’écrivain, même si elle postule cet innocent mensonge, qu’explique et qu’excuse le désir du jeune Flaubert — il a 31 ans en 1852 — de se mettre en valeur aux yeux de sa Muse. Les réminiscences du Médecin de Campagne ont dû jouer pendant que Flaubert rédigeait Madame Bovary. On lui a montré ensuite (Qui ? Madame Flaubert mère, comme il l’a affirmé ? Il n’y a pas de raison sérieuse d’en douter : mais cette circonstance renforce encore la thèse du mensonge. Car comment admettre que la bonne dame connaissait le roman de Balzac, et le connaissait au point d’y identifier tout de suite un passage semblable à celui de Madame Bovary, et admettre en même temps que le Romancier, qui vivait sous le même toit que sa mère, n’aurait jamais eu ce livre entre les mains ?), on lui a montré ensuite ces similitudes, dont il aurait pu ne pas avoir eu immédiatement conscience. Il a pu alors préférer prendre les devants en signalant de lui-même à Louise Colet des ressemblances que d’autres n’auraient pas manqué de dénoncer plus tard avec quelque malignité. C’était du même coup, en se donnant un parrainage aussi flatteur, tout en soulignant que ce parrainage était fortuit, tout en insistant aussi sur sa propre supériorité de style, se poser discrètement aux yeux de Louise, et par-delà Louise, aux yeux de l’opinion littéraire, comme le successeur du Titan foudroyé. Victor Hugo voulait être Chateaubriand ou rien, Balzac Napoléon. Pourquoi Flaubert n’aurait-il pas ambitionné de surpasser Balzac ?

La preuve n’existe pas que ce qui s’est passé pour le Médecin de Campagne se soit passé pour Louis Lambert. Dans la même lettre à Louise Colet, Flaubert fait part de son émoi à la lecture de ce roman, qui le « foudroie ». Sa stupeur en y retrouvant des sensations éprouvées, des pensées formulées, des projets enfantés par lui ou par « son pauvre Alfred », est trop spontanée pour qu’on ne la croie pas sincère. De plus il n’est pas obligatoire de supposer un emprunt à Louis Lambert pour reconnaître la ressemblance entre le début de ce Roman et celui de Madame Bovary : les exigences du sujet suffisent à l’expliquer. André Vial, malgré de minutieuses recherches, n’a pas retrouvé dans Madame Bovary cette phrase qui est la même. Mais il l’a recherchée dans l’édition définitive de Madame Bovary, d’où il est vraisemblable que Flaubert l’a fait disparaître, soit spontanément, soit sur les conseils de Louise elle-même. Rien ne prouve que cette phrase ne figurait pas dans un des brouillons de 1852, qui a pu être détruit ou raturé jusqu’à devenir illisible. Mais rien ne prouve non plus que cette similitude ait résulté d’un plagiat. Jusqu’à plus ample informé, il faut croire sincère l’étonnement de Flaubert de 1852, découvrant Louis Lambert. Jusqu’à plus ample informé… en ce domaine le dernier mot n’est jamais dit.

Quant au Médecin de Campagne, dont l’influence ne peut être mise en doute, pourquoi s’étonner, pourquoi s’indigner qu’il en ait, mi-consciemment, mi-machinalement, fait passer une scène dans Madame Bovary ? D’autres emprunts, également inavoués, à Rabelais, à Molière, à Boileau, à La Bruyère, à Racine, à Montesquieu, à Chateaubriand, à Balzac même, et aux Goncourt (6), ont-ils diminué la valeur de ses Romans ou de ses Contes ? L’imitation est toujours féconde quand elle permet d’écrire Madame Bovary. Car après tout, qui se souvient de la scène de classe de Louis Lambert, de la visite chez une nourrice dans le Médecin ? Et qui oubliera jamais les scènes homologues du roman de Flaubert ?

Roger Bismut, Janvier 1964.

(1) « Rodolphe émule de D. Juan : une nouvelle source de Madame Bovary. »

(2) Revue d’Histoire Littéraire de la France, juillet-septembre 1948.

(3) Editée en 1962 chez Armand Colin.

(4) « Si cette lettre manquait à la correspondance, le critique ne se croirait-il pas fondé à déduire des trois œuvres une influence des deux premières sur la dernière ? (op. cit. p. 18).

« La première mention de Balzac se trouve dans Quidquid volueris, 8 octobre 1837 (Œuvres Inédites de Jeunesse, Conard t. 1. p. 214) » (op. cit. p. 119).

« En tout cas, ce n’est qu’en 1852 qu’il découvre Louis Lambert et le Médecin de Campagne » (op. cit. p. 120).

(5) Cette date figure sur la page de titre de l’Edition Originale. Cependant, après 1834, Balzac fait suivre la dernière ligne de son Roman dans les éditions ultérieures de la mention : octobre 1832- juillet 1833.

(6) Je ne suis pas assuré que certains détails de la visite de Frédéric et Rosanette à la nourrice dans l’Education Sentimentale ne doivent pas quelque chose à une scène analogue de Germinie Lacerteux, roman des Goncourt, paru en 1864