La critique d’Amélie Bosquet sur l’Éducation sentimentale

Les Amis de Flaubert – Année 1965 – Bulletin n° 26  – Page 19

 

La critique d’Amélie Bosquet

sur l’Éducation sentimentale

Elle fut cause de sa brouille avec Flaubert. Elle a paru dans un hebdomadaire féministe : « Le Droit des Femmes » dont le directeur était Léon Richer. Amélie Bosquet envoya le journal à Flaubert qui ne lui répondit pas. Elle avait surtout été choquée par l’attitude de Flaubert à l’égard des femmes de 1848, qui réclamaient des droits égaux à ceux des hommes. Pour Amélie, c’était un outrage personnel et comme elle avait l’humeur courte, elle écrivit cet article qui pose le problème de leur séparation, qui sera exposé dans un prochain numéro.

A. D,

 

On a souvent accusé la femme de ne produire en littérature comme en art que des œuvres superficielles : « Allez au fond de tous ces produits de l’intelligence féminine, nous a-t-on bien des fois objecté, vous y trouverez la preuve d’une faiblesse et d’une impuissance incontestables »

On accorde aux femmes le brillant de la forme, l’élégance du style, mais la solidité du fond est contestée. Eh bien ! à compter d’aujourd’hui, en dehors de nos articles bibliographiques ordinaires, les rédactrices du Droit des femmes examineront à leur tour et disséqueront, si nous pouvons nous exprimer ainsi, les grandes œuvres des écrivains les plus en renom ; on verra par ces études si la supériorité intellectuelle de l’homme est aussi grande qu’on peut bien le soutenir.

Cet examen critique est inauguré aujourd’hui par Mme Bosquet, à l’occasion du nouvel ouvrage de M. Gustave Flaubert.

Léon Richer

 Directeur du Droit des Femme.

 

L’Éducation Sentimentale

L’apparition d’un livre de M. Gustave Flaubert est un événement dans la presse parisienne. On sait ce que chacun de ses ouvrages coûte à l’auteur, de temps et de soins : cinq à six années d’une vie littéraire. Le public lui sait gré de cette patience et de cette conscience ; le résultat de l’aveu de tous s’étant trouvé au moins une fois proportionné à l’effort.

En est-il de même pour l’Éducation Sentimentale ? L’opinion ne s’est pas encore définitivement prononcée sur ce point. Son arrêt ne peut tarder, cependant, à se produire ; car c’est dans ce nouveau livre que l’auteur de Madame Bovary a fait l’application la plus étendue et la plus complète de sa manière, de son procédé, de son système littéraire, ce qui rend plus facile d’en apprécier les avantages, les inconvénients, les effets artistiques et les résultats normaux.

On doutera peut-être qu’un observateur aussi sagace que Gustave Flaubert puisse avoir une autre rhétorique que celle qui lui est imposée par son contact avec la réalité, par sa science de la nature et son expérience des choses. Cependant, les partis-pris qui tiennent de la prévention plutôt que de l’observation sont évidents, remarquables dans ses œuvres. Dérivent-ils d’une combinaison préconçue à laquelle il assujettit ses facultés d’écrivain ? A-t-il, au contraire, pris la mesure de ses facultés intellectuelles et morales pour base de son système de composition ? Nous ne saurions le dire ; mais cela importe peu, puisque la théorie et l’application semblent marcher ici dans un accord parfait.

En quoi consiste ce système ? L’indiquer, c’est la meilleure manière qu’elle existe.

C’est d’abord dans l’importance considérable accordée à la description ; celle-ci domine tout, quelquefois intervient hors de propos, du moins au sentiment des lecteurs peu au courant des raffinements du métier littéraire. C’est dans le dédain des combinaisons dramatiques ; les faits n’ont qu’une participation secondaire à l’enchaînement du récit. Comme les faits, les pensées et les sentiments sont presque entièrement prohibés ; la tentation est seule exprimée et définie. C’est encore dans la suppression de l’analyse, comme méthode d’exposition des passions et des caractères ; ceux-ci doivent se révéler par des mots frappants, par des traits qui les illuminent. Enfin, la particularité la plus marquée de ce système, c’est la neutralité absolue que l’auteur prétend garder entre chacun de ses personnages ; ou, pour mieux dire, entre les idées et les opinions qu’il a incarnées en eux, neutralité qui consiste surtout à les précipiter tous dans l’avilissement le plus profond, comme s’il était avéré que le mal est la fin inévitable de l’homme et sa perversité, la seule manière dont il se complète au moyen de la pensée et de l’action.

La première partie de l’Éducation sentimentale, celle où domine le roman — l’intérêt de la seconde étant particulièrement dans la politique — va nous montrer quel effet artistique produit ce système.

L’alternative qui se pose et se développe dans cette première partie formant un volume de plus de quatre cents pages, c’est de savoir si Frédéric Moreau se fera aimer de la vertueuse Mme Arnoux, ou s’il renoncera à cette passion pour des amours plus faciles.

Madame Arnoux est la femme d’un marchand de tableaux qui est aussi propriétaire de l’Art industriel, journal artistique. Le bureau du journal et le magasin sont situés boulevard Montmartre. Frédéric Moreau a dix-huit ans ; après avoir passé son examen de bachelier, il retournait à Nogent-sur-Seine sa patrie, quand il a rencontré, sur le bateau à vapeur la Ville de Montereau, Madame Arnoux, dont il s’est subitement épris ; cette passion le ramène à Paris, après les vacances, et la seule préoccupation du jeune étudiant est de se faire accepter par Madame Arnoux.

Malgré l’absence d’incidents dramatiques et d’une intrigue fortement nouée, il était possible certainement de nous intéresser à cet amour jeune, timide, discret de Frédéric pour Madame Arnoux. Il suffisait de faire partager au lecteur la passion du héros pour l’héroïne. Mais celle-ci nous demeure à peu près indifférente, parce que nous ne pénétrons pas dans le secret de ses sentiments.

Nous devinons bien, à quelques indices, qu’elle est jalouse ; qu’elle souffre des infidélités de son mari ; qu’elle se résigne pourtant et qu’elle trouve une consolation dans l’affection silencieuse de Frédéric. Cela suffit pour que nous la jugions favorablement ; mais ce n’est point assez pour que nous nous attachions à elle. Que Frédéric l’aime pour « ses rubans roses qui palpitaient au vent », pour « ses bandeaux noirs contournant la pointe de ses grands sourcils », et encore pour sa voix de contralto prenant « dans les cordes basses une intonation lugubre qui glaçait ». Nous le comprenons : il a la vie devant les yeux.

Mais pour nous qui ne pouvons apercevoir Madame Arnoux qu’avec le regard de l’esprit, la révélation des particularités caractéristiques de son être moral aurait plus d’importance que celle de sa beauté physique.

L’expansion de la vie intérieure par la conversation, n’est-ce pas là aussi un des grands charmes de la femme ? Pourquoi donc les femmes créées par M. Flaubert ne parlent-elles pas ? Elles laissent échapper quelques mots, quelques phrases, ce qu’on appelle la réplique en monosyllabes et c’est tout. On croirait que l’auteur craint, s’il pensait pour elles, de leur faire cadeau de son esprit, ou, s’il traduisait simplement celui de leurs modèles, de leur donner plus de bêtise qu’on en pourrait supporter. Mais les rares paroles qu’il met dans leur bouche, comme dans celle de tous ses personnages, sont suffisamment significatives pour nous les faire connaître, ce sont des traits de caractère, j’en conviens ! Cependant, jamais un mot si frappant qu’il soit ne remplacera l’analyse des pensées et des sentiments, pas plus que la lueur rapide de l’éclair ne peut remplacer la diffusion de la lumière du soleil. Le procédé de M. Flaubert et des romanciers de son école convient mieux au théâtre qu’au livre. Rien n’est plus triste d’ailleurs qu’un long roman sans conversations ou sans confidences de femmes ; c’est comme un printemps sans ramage d’oiseau.

Frédéric se fait plus connaître que M. Arnoux ; ses impressions — nous ne disons pas ses sentiments — ont été plus complaisamment développées. Cependant, il n’excite pas un intérêt beaucoup plus vif. Dans les Contes moraux de Marmontel — qui étaient les feuilletons du XVIIIe siècle — il est question d’un personnage dont l’esprit est comme ces éternuements qui sont toujours près de finir, mais qui ne viennent point. La passion de Frédéric est du même tempérament que cet esprit-là ; on croit toujours qu’elle va éclater et elle se refoule sans cesse. Si son respect pour Madame Arnoux, l’une des causes de sa timidité et de son indécision lui inspire une résolution vertueuse, à la bonne heure !

Mais il ne commet pas le mal, il le prémédite, il en a la constante préoccupation. Nous ne lui devons donc ni estime, ni sympathie.

Mais quel genre d’intérêt présente cette première partie de l’Éducation sentimentale, nous demande-t-on ? Celui qui résulte d’une succession de tableaux et de scènes de mœurs retracées avec un art parfait par un maître qui est aussi savant observateur qu’excellent écrivain.

A la suite de Frédéric, nous pénétrons dans les différentes sociétés dont le monde parisien se compose. Mais qu’il décrive le bal interlope chez la Rosanette, la soirée aristocratique chez Mme Dambreuse, le déjeuner d’étudiants chez Frédéric, la soirée politique chez le brave républicain Dussardier, ou les vues de Paris et les paysages d’alentour, M. Gustave Flaubert trouve toujours, pour rendre chaque détail, une expression qui n’a rien de vulgaire, de tourmenté, d’excessif, qui est ce mot rare, cette épithète unique où la poésie se combine avec la vérité. Cependant, malgré cette prodigieuse dépense de talent, l’abus du style descriptif se fait sentir. Chacune de ses scènes ou de ses tableaux est un chef-d’œuvre, mais leur assemblage dans le livre forme un amoncellement de superfluités. Leur diversité même n’exclut pas la monotonie. Ils produisent sur le lecteur une sorte d’engourdissement agréable, mais ce n’est pas précisément le genre d’attrait que l’on cherche dans un roman. C’est l’effet que l’on éprouve quand on s’absorbe dans une trop longue contemplation ; les premiers moments d’admiration passés, on perd peu à peu la conscience de soi-même et de l’objet auquel on attachait ses regards.

II

Les aventures galantes de Frédéric avec la Rosanette et avec Mme Dambreuse, la scène de l’aveu, naturelle et touchante entre Frédéric et Mme Arnoux, leurs entrevues à Auteuil et la description si originale des promenades à Fontainebleau ne suffiraient pas à remplir le deuxième volume de l’Éducation sentimentale, si la mise en scène des événements politiques de 1848 ne venait le compléter. Grâce à ce hors-d’œuvre considérable, on trouve dans cette seconde partie plus de mouvements de faits que dans la première. Les passions romanesques y sont aussi plus décidées et plus actives.

Nous aimons à donner la main à la Révolution de février par-dessus les vingt années de l’Empire. Ainsi tous les épisodes retracés scrupuleusement d’ailleurs qui s’y rapportent nous auraient intéressés vivement dans le livre de M. Flaubert si l’impression ne nous en était pas transmise à travers le cœur froid et l’esprit insouciant de Frédéric, et si, par l’interprétation que l’auteur leur donne, les hommes et les choses n’étaient pas amoindris, ravalés et déshonorés.

D’ordinaire, quand un romancier ou un dramaturge veut personnifier un parti politique, il se sert de deux types dont l’un en représente les tendances nobles et sages, l’enthousiasme dévoué, et l’autre les errements excessifs et déréglés et les calculs égoïstes. Quelquefois aussi, il crée un personnage où viennent se réunir et se fondre les qualités et les défauts des deux extrêmes. La dédaigneuse impartialité de M. Gustave Flaubert adopte une autre méthode, ne mettant en relief que le ridicule et l’ignoble, elle établit, entre les représentants de toutes les opinions l’égalité dans la sottise, la bassesse et le crime. Chacun d’eux vient réciter à tour de rôle tout ce que la théorie du parti qu’il personnifie peut inspirer de plus inepte et de plus extravagant.

Ce procédé ironique surprend d’abord le lecteur et l’amuse peut-être, mais comme il se prolonge indéfiniment, qu’il n’admet pas d’exception, il fatigue bien vite et ne persuade plus.

Une circonstance imprévue est encore venue émousser le piquant de cette sourde raillerie, avec moins d’art et de soin, mais en copiant sur le vif ; les journalistes ont adopté la méthode de M. Flaubert, lorsqu’ils nous ont donné les compte-rendus des réunions publiques. Ils ont défloré par avance l’effet du livre qui ne nous apprend rien de nouveau et résume seulement avec plus de lucidité ce qu’on nous avait déjà fait connaître. Il eût été plus neuf et plus instructif, s’il nous avait aidé à extraire la vérité de son alliage, à démêler ce qu’il y avait de juste et de raisonnable sous les plus violentes hyperboles, et surtout s’il nous avait montré la fleur de l’avenir contenue dans le germe encore trouble et imparfait du présent.

Des paroles, passons aux actions ; la dégradation est complète pour tous. M Dambreuse, le représentant de l’aristocratie est un filou de haute volée. Mme Dambreuse est avare, coquette, hypocrite. Elle soigne son mari malade avec un dévouement exemplaire ; quand il a rendu le dernier soupir, elle s’écrie : quel débarras ! Cette parole horrible, elle ne l’étouffe pas honteusement entre ses lèvres, elle la dit tout haut, à Frédéric, alors son amant. Le père Roque, qui personnifie la bourgeoisie de province, accourue aux combats dans les journées de juin est placé en sentinelle aux Tuileries, devant la terrasse, au bord de l’eau, tire à travers la grille un coup de fusil sur un prisonnier adolescent qui demande du pain. Sénécal, républicain à théories, devient agent de police ; Deslauriers, l’ami pauvre de Frédéric, l’abandonne, le trahit, lui enlève sa fiancée, Louise Roque, qui, peut-être, après Mme Arnoux, est le personnage le moins répulsif du roman. L’organe de la revendication des droits de la femme, c’est Mlle Vatnaz, entremetteuse et voleuse. Nous ne la citons que pour mémoire, l’honorabilité bien connue de celle de nos devancières dont le nom est resté, nous dispensant de repousser cette injure faite à notre cause.

Mais Dussardier, tiré par l’épée de Sénécal, meurt comme un héros en combattant pour la République. Est-il placé là pour réhabiliter la nature humaine ? Hélas ! insignifiant et nul, il semble avoir été créé exprès pour prouver que le dévouement n’appartient qu’aux pauvres d’esprit.

Et Mme Arnoux, cette chaste femme, cette digne mère, à laquelle on ne peut reprocher qu’une soumission trop niaise à son époux, être répugnant par son libertinage, et son improbité, reste-t-elle au moins intacte et pure ? Non, elle reçoit aussi une éclaboussure aux dernières pages de son livre. Séparée depuis quelques années de Frédéric, elle vient le voir un jour, avec l’intention indiquée, sinon exprimée, de récompenser la persévérance de son amour. Le caractère de Mme Arnoux étant donné, nous croyons cependant que sa vertu, se fût réveillée avant la chute, et eût triomphé encore une fois. Mais Frédéric ne la met pas en péril et la pauvre femme, entre la victoire et la défaite reste diminuée aux yeux du lecteur.

Quant à Frédéric, qui traverse tous ces événements, s’associe à ces différents personnages, insensible d’ailleurs à tout ce qui n’atteint pas directement sa personnalité, il pourrait s’élever par une certaine noblesse d’âme à la hauteur de son dédain philosophique, garder l’intégrité que sa fortune, son intelligence et le peu d’élan de ses passions devraient lui rendre si facile. Pas du tout, il se déshonore aussi, comme à plaisir. Tout simplement pour donner une défaite à Mme Dambreuse, il imagine d’accuser son ami Dussardier d’avoir soustrait une somme de douze mille francs dans la caisse de son patron. Cette calomnie, dont il souille le seul homme qu’il estime, ne pèse pas plus qu’une espièglerie sur sa conscience.

Son amour ne fait pas une meilleure fin que son amitié. Savez-vous pourquoi, dans sa dernière entrevue avec Mme Arnoux, Frédéric ne répond pas aux avances plus ou moins inconscientes de la pauvre femme ? S’il nous avait dit seulement que ses cheveux blancs lui ont donné « un heurt en pleine poitrine », qu’il craint de compromettre son idéal avec une réalité dépouillée du prestige de la jeunesse, nous excuserions ce désenchantement subit. Mais il est arrêté surtout par une réflexion d’un égoïsme glacial : « D’ailleurs, se dit-il, quel embarras ce serait ! » On croirait entendre parler Mme Dambreuse. Au reste, les embarras et les débarras, n’est-ce pas la grande affaire des gens qui n’ont que la préoccupation d’eux-mêmes ?

En faisant la critique de tous ces personnages, accusons-nous M. Gustave Flaubert ? Non, puisque chaque scène de son roman où il les fait agir est supérieurement juste et réussie. Faisons-nous le procès de ses opinions ? Nullement, puisqu’il en adopte et n’en épargne aucune. Il prétend planer au-dessus de son œuvre comme le dieu des spiritualistes au-dessus de la création. Mais ce Dieu aperçoit au moins le bien comme le mal jusque dans leurs profondeurs. Pour M Flaubert et les romanciers de son école, le bien n’existe pas, le vrai, c’est le spectacle de l’homme et de la société saturés par le mal. Périsse l’art, alors ! Et rendez-nous les heureux rêves que nous dispensaient ceux qui nous falsifiaient la nature humaine pour nous la faire aimer.

Mais non ! ce n’est pas l’art, ce procédé sans sympathie et sans chaleur qui affaisse l’âme, qui tarit l’émotion, qui pétrifie à mesure qu’il crée, qui ne connaît ni l’enthousiasme ni la gaieté, qui ne sait pas renouveler la vie par un atome de vertu ou de bonheur, qui ne semble avoir d’autre but que d’exciter en nous un dégoût universel.

Ce n’est pas la vérité non plus. En philosophie, le pessimisme et l’optimisme absolus sont des systèmes également faux et incomplets. Encore le second vaut-il mieux que le premier, parce qu’il nous rapproche de nos semblables. Aussi les conclusions où tend à nous amener l’Éducation sentimentale provoquent-elles plutôt notre incrédulité que notre découragement. Nous sentons que le monde du dehors, malgré ses fautes et ses faiblesses est meilleur que celui dont l’auteur nous a entourés. Nous y cherchons ce que le livre ne nous donne pas, le souffle qui relève et nous l’y trouvons quelquefois.

On veut être grand, on veut être fort, on craindrait de s’efféminer peut-être si l’on demandait une inspiration à ces sentiments qui rapprochent les hommes les uns aux autres par le lien de la fraternité et remontent jusqu’à l’idéal divin, mais comment un auteur peut-il espérer agrandir son œuvre, s’il ne se représente que sous une forme abjecte et mutilée l’humanité qui lui sert de modèle ? Comment aussi dominer et entraîner le lecteur si l’on s’isole entièrement de lui, si l’on méconnaît les meilleures tendances de son être ? Sur quoi comptera-t-on pour rallier ses sympathies ? Serait-ce sur cet instinct jaloux, caché dans les plus secrets replis du cœur qui nous fait applaudir celui qui outrage notre ennemi, nous eût-il insulté nous-même ?

Mais le procédé littéraire de M. Flaubert n’est-il pas justifié par le succès, puisqu’il lui a permis de se placer au premier rang parmi ses émules ? Cette objection qu’on pourrait nous faire ne nous persuaderait pas que notre critique est mal fondée. Nous jugeons l’auteur de l’Éducation sentimentale, non en le comparant à autrui, mais à lui-même, à l’idée qu’il nous donne, parce qu’il fait de ce qu’il pourrait faire, et c’est de là que nous vient la conviction qu’il stérilise son talent par l’orgueil d’un faux système, qui n’est peut-être au fond que le système de l’orgueil.

Amélie Bosquet (Émile Bosquet).

(11 et 18 décembre 1869).

(Le Droit des Femmes).