Henri Monnier modèle de Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1965 – Bulletin n° 27 – Page 15

 

Henri Monnier modèle de Flaubert

Ces lignes ne prétendent à rien d’autre qu’à rectifier, ou plutôt compléter sur un point mon article intitulé « Une scène de Molière dans Madame Bovary  (1).

Monsieur Jean Pommier, dans Flaubert et la Naissance de l’Acteur (2), a montré tout ce que le pharmacien Homais doit à Joseph Prud’homme, création d’Henri Monnier. Il n’est pas jusqu’au nom choisi par Flaubert qui ne s’apparente à celui du célèbre professeur d’écriture, élève de Brard et Saint-Omer, dont le parafe est à l’image de son illustre possesseur. Dans un article extrêmement documenté (3), M. Jacques Douchin nous montre un Flaubert obsédé par M. Prud’homme jusque dans sa correspondance, et la parenté de Prud’homme et d’Homais transparaît à travers les extraits de lettres datées de 1853 à 1856, que nous donne l’auteur de l’article.

Mais tous les Bourgeois d’Henri Monnier ne sont-ils pas affligés de « prud’hommisme » ? Il faut le penser, et admettre du même coup que Gustave Flaubert n’a pas borné ses lectures de Monnier aux ouvrages où paraît Joseph Prud’homme. J’aime à croire au contraire que toutes les Scènes Populaires ont fait les délices de notre romancier — comme elles ont certainement inspiré d’autres écrivains : qu’est-ce que Nonancourt, d’Un chapeau de paille d’Italie, qu’est-ce que Monsieur Perrichon ne doivent pas aux créations d’Henri Monnier ? Jean Bruneau (4) découvre dans la Garde-Malade un personnage nomme Péguchet. J’ai moi-même, dans l’Enterrement d’Henri Monnier (5), trouvé une scène où il est impossible de ne pas voir le modèle de la philippique d’Homais contre les Prêtres :

M. Mouin. — Avez-vous vu tout à l’heure ce grand prêtre qui vient de monter dans la première voiture ?

M. Vidal. — Je ne me le rappelle pas.

M. Têtard. — Le même, je crois, qui est venu pour les besoins du culte.

M. Mouin. —  Je ne les reconnais pas ces besoins-là… Eh bien ! est-ce qu’un gaillard comme ça, tout jeune, ne serait pas mieux dans un régiment de cuirassiers qu’avec une soutane sur le dos ?

M. Vidal. — Mais tout le monde ne peut pas être non plus dans un régiment de cuirassiers.

    1. Mouin. — Parce que le gouvernement est trop faible. Pas vrai, Monsieur Têtard ?

(pp. 40-41)

Homais, faisant aussi allusion à la force physique de l’abbé, s’écrie :

« Bravo ! Envoyez donc vos filles à confesse à des gaillards d’un tempérament pareil ! Moi, si j’étais le gouvernement, je voudrais qu’on saignât les prêtres une fois par mois ! Oui, madame Lefrançois, tous les mois, une large phlébotomie, dans l’intérêt de la police et des mœurs ! (Madame Bovary, pp. 91-92 (6).

Dans l’Enterrement encore paraît M. Lorrain, négociant en denrées coloniales, épices, vins et liqueurs, obséquieux et insistant, qui pourrait avoir servi de modèle au marchand Lheureux de Madame Bovary — les deux noms même présentent une similitude de sonorités. Le premier marche aux côtés de M. Vidal derrière le char funèbre, et après mille considérations sur le défunt, le temps qu’il fait, etc., propose ou plutôt impose ses services à son compagnon. Le second « se colle » pendant quelque temps à Rodolphe et à Emma pendant les comices agricoles, et Rodolphe a toutes les peines du monde à le « semer ». La réplique de M. Préparé, qui tient lieu d’oraison funèbre :

« Oui, monsieur, et ce qu’il y a de bien singulier, c’est que j’ai causé avec ce pauvre M. Périnet il n’y a pas de cela quinze jours ; il avait l’air de ne se douter de rien. Il était d’une confiance ! … ». (L’Enterrement, p. 50) a pu inspirer Flaubert qui fait parler Lheureux de même sorte au cimetière, après les funérailles d’Emma :

« Une si bonne personne ! Dire pourtant que je l’ai encore vue samedi dernier dans ma boutique » (p. 390.)

On objectera que ce genre de remarque est d’une effarante banalité, au point que Flaubert la consigne dans le Dictionnaire des Idées Reçues. Mais ce dernier ouvrage doit lui-même tellement à Monnier ! Et c’est au mot Enterrement qu’elle figure.

C’est pourtant de la Garde-Malade que je voudrais m’occuper plus spécialement. Le Docteur Chapellier, appelé au chevet d’un moribond et consulté accessoirement par une voisine qui croit ressentir dans l’estomac « comme une espèce de chose qui trifouille, qui se promène… », comme « un cricri » (7) (p. 363), s’y révèle comme un phraseur, dont le verbiage est à la fois gratuit et creux. Or, au terme d’un raisonnement délirant que je ne puis citer en entier ici, le Docteur déclare :

« Laissez, laissez-moi développer mon idée, mon opinion, qui, encore, n’est pas celle de bien des gens. Il arrive souvent qu’à cette époque de l’année où les chaleurs sont excessives, que le ciel et l’atmosphère faisant, dans leur intérêt propre, un emprunt à la terre, en attirant à eux, en pompant en quelque sorte, si j’ose m’exprimer ainsi, toute l’humidité que cette dernière peut encore recéler, l’humidité, dis-je, les molécules dont elle se trouve encore richement, abondamment répartie, il survienne plus tard des pluies à la suite desquelles ces emprunts se trouvent être remboursés.

« Or quelquefois, à la suite de ces mêmes pluies, survient une apparition subite de petits têtards, de jeunes crapauds, quelquefois encore de jeunes grenouilles, à la surface de la terre, du globe, et cela, souvent même à l’endroit seulement où vous vous trouvez, et dans les lieux où il ne semblait pas en exister auparavant. Ce qui a fait croire que ces insectes, que ces animaux, tombaient du ciel.

« On trouve, en effet, dans quelques passages d’Elien, et de l’Athénée, des traces de cette croyance, puis dans Aristote… » (p. 366).

On aura reconnu dans le premier paragraphe une partie de la tirade d’Homais :

« …et cette chaleur cependant qui, à cause de la vapeur dégagée par la rivière et la présence considérable de bestiaux dans les prairies… et qui, pompant à elle l’humus de la terre, confondant toutes ces émanations différentes, les réunissant en un faisceau, pour ainsi dire, et se combinant de soi-même avec l’électricité répandue dans l’atmosphère, lorsqu’il y en a, pourrait à la longue, comme dans les pays tropicaux, engendrer des miasmes insalubres, cette chaleur, dis-je, etc… » (p. 96).

Dans mon article cité plus haut, je voyais là une transposition des raisonnements de Sganarelle dans Le Médecin malgré lui. Cette transposition me paraît toujours indubitable. Mais l’emprunt à Henri Monnier l’est tout autant.

Si l’on observe que le Docteur Chapellier, à la fin de son monologue, fait comme Sganarelle, allusion à Aristote, si l’on remarque au surplus que l’absurdité du raisonnement n’est pas sans évoquer les élucubrations de Sganarelle, et que Madame Bergeret, après son départ, en déclarant :

« Comme il parle, c’t’ homme-là, n’y a pas à dire, c’est comme un livre. Il n’a c’pendant pas la tête ben grosse, eh ben, que d’esprit là-dedans ! » (p. 369)

fait comme Lucas et Jacqueline, qui, dans Le Médecin dialoguent ainsi :

« Ah, que cela est bian dit, not’ homme ! — Oui, cela est si biau que je n’y entends goutte ».

on trouvera peut-être un moyen de résoudre la difficulté. Monnier ici a lui aussi emprunté à Molière, et Flaubert, dont l’emprunt semble venir plus formellement de Monnier, a pu ensuite se ressouvenir du Médecin malgré lui. Servant pour ainsi dire d’inducteur, Monnier, comme le Simoïs menteur de Baudelaire.

A fécondé soudain [sa] mémoire fertile.

Car il y a dans le discours d’Homais des choses qui viennent de Molière et qui ne sont pas dans Monnier, et notamment les parenthèses savantes ou pseudo-savantes sur les températures et l’ammoniaque, qui reprennent celles de Sganarelle sur le cerveau, le poumon et la veine-cave.

Plus grinçant que Sganarelle, qui a somme toute, notre sympathie, incomparablement plus vivant que le morne et dodelinant médecin de Monnier, Homais nous apparaît donc comme un personnage que Flaubert a composé — au sens étymologique du terme — par approximation et par touches successives. Peut-être cet exemple privilégié nous a-t-il permis de saisir l’étrange travail de contamination qui préside à la création littéraire : mémoire, association des idées, jugement, pouvoir d’imaginer, choix, tri, découpage, il faut tout cela pour créer un personnage et lui donner la vie. Et certes cette création ne pouvait être spontanée, chez un écrivain comme Flaubert, qui a décrit lui-même ses laborieux enfantements. Encore moins était-elle inconsciente. Un homme que sa correspondance révèle obstiné à soigner tous les plans d’une scène, à ménager des dégradés de tons et de lumière, des flous, des « fondus », au point que les théoriciens du nouveau Roman ont reconnu chez lui comme un art cinématographique, pouvait-il créer ses personnages, et Homais en particulier, autrement qu’en assemblant patiemment, telles les pièces d’un mécanisme de précision, des éléments venus d’horizons variés, littéraires ou biographiques ?

Roger BISMUT.

Mars 1965.

(1) Amis de Flaubert, Bulletin n° 23, décembre 1963, p. 14-17.

(2) Journal de psychologie normale et pathologique, avril-juin 1947, p. 187-188

(3) La satire du style « Prud’hommesque » dans la correspondance de Flaubert (Amis de Flaubert, Bulletin n° 25, décembre 1964).

(4) Les débuts littéraires de Gustave Flaubert, Colin, édit., 1962.

(5) Scènes Populaires dessinées à la plume, nouvelle édition, 2e série, É. Dentu, éditeur, 1879. La première édition est de 1835-1839.

(6) Collection Astrée, Club du Meilleur Livre.

(7) Scènes Populaires dessinées à la plume, É. Dentu, édit. 1864. 1e édition : 1835-1839.