Le dernier habitant de Croisset qui avait connu Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1965 – Bulletin n° 27 – Page 39

 

Le dernier habitant de Croisset qui avait connu Flaubert
est mort cette année

 

Albert Vauquelin, né à Croisset, et y ayant toujours vécu, est décédé au début du mois de mai. Il avait 93 ans, et, ayant conservé toute sa lucidité, racontait au début de mars (Paris-Normandie, 18 mars 1965), ses souvenirs personnels sur Gustave Flaubert. Il avait neuf ans au moment de la mort du romancier.

« Ah non, je n’ai pas oublié les obsèques de M. Flaubert. Deux ou trois jours plus tôt, en revenant de l’école, ma mère me dit : « Il y a du nouveau, du triste : c’est M. Flaubert qui est mort ! » Alors, ce jour-là, en sortant encore de l’école, j’ai vu tout le cortège sur la place, là, devant l’église Saint-Martin de Canteleu. Les femmes portaient la coiffure tuyautée à fins plis. Et bien repassée : c’était ma mère qui faisait ce travail-là, dans tout le pays ; on la connaissait comme fine repasseuse. Naturellement, pour l’enterrement, elle était dans une voiture du cortège. Je la vois, je cours pour l’embrasser, et crac ! voilà le défilé qui démarre juste sous mon nez, et moi qui reste comme un nigaud, tout seul, sur la place ! c’est sans doute pour cela que je n’ai jamais oublié les obsèques de M. Flaubert… ». Sa mère, Mme Élisabeth Vauquelin, était blanchisseuse de la famille Flaubert. Souvent, le petit Albert accompagnait sa mère au « château », là où s’élève maintenant la fabrique de papier (usine Aubry). Pendant que sa mère travaillait, l’enfant recevait une « collation » : du lait, du pain et des confitures. Il se souvenait des servantes : « Julie était la plus vieille et complètement aveugle. On disait que c’était elle qui avait élevé M. Flaubert. Mais, je n’ai jamais pu savoir si c’était réellement exact. Il y avait aussi Désirée, la femme de chambre, et puis Suzanne, la cuisinière qui était une bien belle fille ».

Il n’aimait pas « Juliot », un lévrier dédaigneux : « Il ne faisait cas de personne, alors on ne s’occupait pas de lui. Pourtant, l’hiver, Juliot nous étonnait bien : il apparaissait habillé d’un gilet de laine grise ! »

Il avait vu Flaubert nager en Seine :

« Souvent, au beau temps, j’ai vu M. Flaubert se baigner en Seine. Il n’avait que la route à traverser. Ces jours-là, il était en pantalon et torse nu, on n’avait jamais vu cela ! Il gagnait la cale où était amarrée une barque. Il s’y embarquait avec un ami, le docteur Fortin. Il se nouait une corde autour de la taille. Le docteur restait dans la barque, tenant l’autre bout. Et hop ! M. Flaubert plongeait tout droit, la tête la première. Il remontait aussi vite, si vite qu’il sortait de l’eau jusqu’à la ceinture ! ce n’est plus aujourd’hui qu’on se baignerait à Croisset ! »

Ce témoignage, qui remonte à plus de quatre-vingt-cinq ans, confirme ce que nous savions sur la vie de Flaubert à Croisset.