Nogent-sur-Seine et l’Éducation sentimentale

Les Amis de Flaubert – Année 1966 – Bulletin n° 28 – Page 3

 

Nogent-sur-Seine et l’Éducation sentimentale

Éditorial

1969 sera du point de vue littéraire l’année du centenaire de la publication de l’Éducation sentimentale. Nous aimerions organiser, en ce temps à venir, un colloque à son intention, ce que nous n’avons pu réaliser à ceux de Madame Bovary et de Salammbô. Nous pensons que des Flaubertistes venus de France ou de l’étranger ne se connaissant que par leurs écrits, seraient heureux de se rassembler et de connaître ou revoir les lieux où Flaubert a vécu, observé, médité. Pour cela, il nous faut le préparer, en incitant nos amis à reprendre l’Éducation sentimentale et à l’étudier sous ses divers aspects.

Certains la considèrent comme son meilleur roman, le mieux composé, le plus vivant, le plus léger pour son style : affaire de goût et toute personnelle. Les historiens sociaux, gens toujours difficiles et prudents lorsqu’il s’agit d’une création romanesque, sont désarmés devant lui. Ils pensent qu’aucun autre ne l’égale pour le rappel du climat et de l’atmosphère des journées révolutionnaires de 1848. Flaubert est venu, de Croisset, pour les vivre avec Maxime du Camp.

Ce roman est un témoignage humain de qualité. Trois villes y sont évoquées Nogent-sur-Seine, Paris, accessoirement Le Havre, toutes sur la Seine. Mais pourquoi Nogent ? C’est une petite ville bien calme et sans histoire, toujours sous-préfecture du département de l’Aube. Flaubert y est maintes fois venu. Il y avait des cousins jusqu’à ces dernières années et son oncle Parain compta toujours parmi ses grandes amitiés. Nogent était surtout le berceau familial de la famille de son père ; pour lui, c’était beaucoup.

Nogent-sur-Seine a donc une importance considérable dans sa vie comme dans son roman. Plusieurs chercheurs champenois s’y sont déjà intéressés et se sont efforcés de retrouver les éléments que Flaubert y a pris et si des Nogentais n’avaient pas servi de personnages à son roman, aucun, à notre avis, n’a autant approfondi cette question que M. Claude Chevreuil, aujourd’hui professeur de lettres au Lycée Technique de Troyes, la vieille capitale de l’ancienne Champagne qui offre tant d’analogies avec Rouen par le nombre de ses églises et celui des maisons à pans de bois, d’un type légèrement différent. Ce jeune professeur est Nogentais d’origine. Il y a commencé ses études et les a terminées en Sorbonne, à Paris. L’un de ses professeurs, M. Castex, bien connu pour ses travaux littéraires, le sachant nogentais, lui a proposé comme diplôme d’études supérieures le plus naturel des sujets : Flaubert et Nogent. Connaissant les lieux, y vivant encore en fin de semaine, personne ne pouvait mieux que lui, sous la conduite d’un tel maître, explorer le connu et l’inconnu de ce roman. Nous remercions M. Castex, qui lui avait suggéré notre bulletin de nous avoir autorisé à le publier sous cette forme. Nous tenons aussi à remercier M. Béneult, maire de Nogent, un Normand ancien élève du Lycée Corneille, celui de Flaubert, qui s’y est établi comme docteur en médecine, ainsi que les membres de son Conseil Municipal de s’être intéressés financièrement à sa publication. Elle ne peut que servir les intérêts touristiques de leur ville, située sur une route nationale très fréquentée, trop même à de certains mois de l’année pour la plupart des Nogentais, puisqu’elle est l’une des grandes voies vers Bâle et la Suisse.

Sans doute, nous aurions ignoré cet important travail si Mlle Bibolet, directrice de la Bibliothèque de Troyes, qui a la garde de l’imposant fonds de Clairvaux, également de famille nogentaise, membre de notre société, ne nous l’avait fait connaître et lire.

Il est dans la méthode et prudence de Flaubert, pour augmenter le sens réaliste, de donner de véritables noms de lieux, où ses personnages n’ont pas réellement vécu, ainsi Tôtes dans Madame Bovary. Mais, par contre, il se plaît à inventer des noms imaginaires, pour des lieux où il était possible, à sa connaissance, de retrouver des personnes ayant pu avoir des vies parallèles : Yonville-l’Abbaye, par exemple. Nogent est seulement un décor planté comme au théâtre, mais aucun personnage n’est nogentais, sans quoi Nogent ne serait pas apparu sous son nom, dans le roman. Peut-être qu’aujourd’hui les Nogentais le regrettent : il en est ainsi.

La ville calme de Nogent d’avant 1848 s’oppose au Paris tumultueux et vibrant de cette époque. Leur seul lien véritable, et il compte, c’est la Seine. Ce n’est pas non plus, simple hasard, qu’il a pris Le Havre comme domicile de l’oncle dont le jeune Nogentais fut l’héritier. Nogent, Paris et sa banlieue, (Rouen, volontairement absent, pour ne pas donner à son roman un caractère familial), Le Havre, constituent un ensemble, une sorte de même civilisation qu’il n’aurait plus, s’il avait pris Nantes ou Bordeaux, au lieu du Havre. Son roman est comme le fleuve qui va vers la mer pour y disparaître et il revient vers sa source, pour retrouver sa jeunesse disparue et sa morale, sa colonne dorsale en somme.

Tout Parisien, tout Normand qui va à Nogent pour la première fois, à la recherche de souvenirs sur Flaubert et de son roman, est agréablement surpris. La ville a peu changé : la place de l’Église, le double pont n’ont guère varié depuis que Flaubert y venait enfant ou jeune homme. La propriété des Parain­Bonenfant a été malheureusement scindée et il est à craindre aujourd’hui qu’elle ne conserve plus son caractère ancien. Nogent n’est plus une ville de rouliers, de diligences, de sonnailles, troublant le paisible silence de la nuit provinciale. La Seine la côtoie. Des femmes viennent encore battre leur linge au vieux lavoir, près du moulin, comme autrefois.

Quel contraste entre la Seine que nous connaissons mieux de Paris à Rouen et de Rouen au Havre et celle de Nogent dans l’innocence et la pureté de sa jeunesse. Débonnaire, musarde, avec ses eaux claires, transparentes, peu pro­fondes, fort poissonneuses, avec des roseaux sur ses bords ; par-ci par-là, de rares barques pour pêcheurs du dimanche, s’en allant confiante entre deux rives espacées d’une vingtaine de mètres, ne se doutant pas que les hommes, pour les besoins de leur civilisation, vont souiller et polluer ses eaux, en traversant leurs villes. Elle diffère tant de celle que nous connaissons après Paris et Rouen, malgré ses paysages chargés d’art et d’histoire, et aussi de chantiers et d’usines comme devant le Croisset de l’écrivain. Elle y passe avec ses eaux glauques et troubles, aux reflets irisés du mazout de ses automoteurs et de ses cargos, ses mousses de détergents, ses pécheurs disparus, portant discrètement à la mer les égouts des villes traversées. Révélation que la douce et claire Seine de Nogent et ce contraste est à l’image du roman de Flaubert : Nogent est sa source.

Nos lecteurs et amis goûteront certainement autant que nous les nombreuses précisions que nous apporte le long article de M. Claude Chevreuil sur ce que Nogent représente dans la vie et l’œuvre de Flaubert. Nogent serait littérairement une petite ville ignorée sans l’écrivain normand. Pour lui, c’était la ville où ses ancêtres avaient vécu durant des siècles, autant que Rouen où son père, venu de Champagne, avait connu une orpheline normande, nièce de Thouret, le grand avocat du Tiers-État, qui devint président de la Constituante. Flaubert est Rouennais certes, par de nombreux points tenant au sentiment familial, il est également Nogentais.

André DUBUC.