Vers le réalisme intégral

Les Amis de Flaubert – Année 1966 – Bulletin n° 29 – Page 8

 

Vers le réalisme intégral

ou quelques techniques de Flaubert

« Flaubert ne voit que la surface des objets » prétend Brunetière. Bel exemple de critique en surface ! Alain dans ses Propos de littérature semble plus équitable quand il écrit : « Rien n’est plus étranger au roman que la peinture des choses comme elles sont. Non point comme elles sont, maiscomme on les découvre, et toujours en partant de la première apparence ». Va-t-il en conclure à la supériorité de Flaubert, grâce à cette technique de la découverte progressive ? Point du tout. Il en déduit qu’Emma Bovary n’est qu’un « Pécuchet en jupons ». Comment de tels jugements de valeur sont-ils possibles ? Ils doivent provenir d’un malentendu au départ sur la notion de roman, sur la matière même de l’œuvre, et par suite sur la définition de l’objet.
Pour les critiques, il est admis que le roman depuis le 18e siècle s’éloigne de la fiction pour se rapprocher toujours davantage de la réalité : au lieu d’être la relation d’une intrigue inventée de toute pièce, insérée dans un univers fantaisiste, le roman deviendra une sorte de reportage supérieur, trouvant ses assises et sa justification dans la réalité. On opposera ainsi le roman résultant du jeu gratuit de l’imagination au roman peinture des mœurs et des caractères. À la limite, on aboutit ou roman naturaliste, écrit à coup de documentation et reposant sur la dissection du réel.
Mais le problème se trouve mal posé, parce qu’on ne l’envisage pas du seul point de vue possible : celui de l’objet. L’opposition véritable se trouve en fait entre le roman de type traditionnel et le roman à partir de Flaubert. Dans le roman de type traditionnel les objets, c’est-à-dire l’univers matériel, le décor, les personnages eux-mêmes, en tant que présentés dans leur individualité, ne sont que des reconstructions arbitraires : le romancier procède à un travail compliqué de mise en scène et de montage. Il nous livre une mécanique merveilleuse dont tous les rouages sont solidaires : à tout moment, il reste le maître de ses créations, nous présente l’objet comme il l’entend, et, tel un démiurge, le fait surgir ou l’anéantit au gré de sa bonne volonté. Dans cette perspective, les objets ne sont que des garants d’authenticité destinés à accréditer une histoire relevant de la création gratuite ; ils sont autant de laissez-passer vers le monde de l’imaginaire. Au contraire, à partir de Flaubert, l’objet dans le roman n’est pas reconstruit. Comme dit Alain « rien n’est plus étranger au roman que la peinture des choses comme elles sont » : le roman n’est pas une photographie, car la reproduction, même parfaite, est morte, alors que la vie est mouvement. Or dons le roman traditionnel, la reconstruction a pour fin dernière la reproduction la plus exacte possible de la réalité ; portraits en pied, paysages, décors, maisons sont présentés avec un souci d’inventaire. Grâce à de minutieuses observations et à une documentation précise, on veut « faire vrai ». En ce sens d’ailleurs, et relativement à cette conception, il n’y a pas de différence de nature entre le roman traditionnel et le roman naturaliste.
Mais la perception du monde extérieur n’est pas une reproduction intégrale ni surtout globale et dans l’immédiat de l’objet. Elle implique une relation entre le sujet qui perçoit et l’objet perçu. Le romancier devra donc exprimer cette relation, ce qui revient à restituer à l’objet le mouvement ; il le livrera en fonction de ceux qui le perçoivent, c’est-à-dire situé dans le temps et dans l’espace, et intégré dans une prise de conscience évolutive. Autrement dit, l’objet est, comme dirait Bergson, une réalité dynamique. Cette prise de conscience évolutive sera celle des personnages entrant en contact avec l’objet, dans la mesure où ils entrent en contact — et non plus celle de l’auteur, ce Dieu tout-puissant, créateur et ordonnateur d’un univers arbitraire et truqué selon des impératifs personnels.

Nous allons étudier, d’après Madame Bovary, cette nouvelle conception de l’objet et les problèmes particuliers qui se posent sur le plan de la technique romanesque. A ce niveau, le réalisme n’est plus dans le respect du « fait vécu » ou dans la documentation livresque. Les exégètes de Madame Bovary ont dépensé un effort de créateurs pour dépister les origines vives de l’œuvre ou les documents exploités par Flaubert. Mais ils ont oublié d’ausculter l’œuvre elle-même. L’invention n’est pas tout, et la disposition ici ne serait-elle pas l’essentiel ? La technique de présentation des personnages et la technique de la description sont en effet totalement neuves.
Les personnages ne sont pas livrés en une seule fois, dans des galeries de portraits strictement composés d’après les règles de la rhétorique classique. Flaubert utilise le procédé des éclairages successifs. Nous ne voyons pas Emma devant nous, comme nous la livrerait un portrait en pied. Charles Bovary a été mandé au domaine des Bertaux pour soigner le père Rouault, victime d’une fracture. Nous allons voir Emma comme Charles la voit, c’est-à-dire de l’extérieur, par l’intermédiaire d’un témoin, ou plutôt d’un acteur de la scène — et non pas comme Flaubert aurait pu la présenter dans une description synthétique, reconstruction artificielle de l’objet. Lors d’un premier contact, il ne saurait être question d’une vue d’ensemble, encore moins d’une description en règle du physique et du moral. Charles ne remarque que des détails : « Charles fut surpris de la blancheur de ses ongles » ; puis il remarqua leur forme : la taille en amande. Les défauts ne lui échappent pas : « Sa main pourtant n’était pas belle, pas assez pâle peutêtre, et un peu sèche aux phalanges ». Surtout il est fasciné par les yeux, par la qualité du regard : « Quoiqu’ils fussent bruns, ils semblaient noirs à cause des cils et son regard arrivait franchement à vous avec une hardiesse candide ». Des ongles, une main, des yeux ; tels sont les premiers liens qui enchaîneront Charles. Genèse réaliste du coup de foudre : il tient à quelques détails. Mais aussi supériorité de cette technique : le physique est révélateur du moral : ces mains sèches ne correspondraient-elles pas à une certaine sécheresse de l’âme, et ce regard variable n’est-il pas à l’image de cette âme incertaine ? Le flou intérieur se communique aux objets ; les yeux changeants sont l’équivalent tangible de cette fluctuation intérieure, et la hardiesse annonce les orages futurs. Le mouvement se trouve ainsi transcrit dans cette tonalité différente du regard, par cette palette vivante aux couleurs sujettes à la métamorphose. Les touches de ce portrait seront précisées peu à peu ; plus tard, le matin, au réveil, Charles contemple Emma, devenue sa femme. Toujours les yeux l’attirent : « Noirs à l’ombre et d’un bleu foncé au grand jour, ils avaient comme des couches de couleurs successives ».
Ainsi l’objet varie selon la manière dont il est abordé, ou plus exactement selon les conditions d’approche. Car Flaubert, fidèle à sa technique, ne décrit pas lui-même ; il fait décrire par un autre personnage. Avant le bal de la Vaubyessard, au cours de cette soirée qui doit tant marquer la destinée d’Emma, Charles « voyait sa femme par derrière, dans la glace, entre deux flambeaux. Les yeux noirs semblaient plus noirs ». Le sens de la vue conserve une place privilégiée, mais les yeux n’offrent qu’une apparence. Le lecteur assiste à la scène, comme Charles, dons l’ombre de Charles. Avec lui, il observe Emma : les bandeaux qui luisent d’un éclat bleu, la rose au chignon, la robe de safran pâle. Ainsi nous est-elle peu à peu rendue plus familière, dans la mesure où ceux qui l’approchent parviennent à découvrir un peu de cette âme secrète. Mais toutes ces descriptions ne sont pas des reconstructions. Elles nous présentent seulement des séries d’impressions, transcrites sans préoccupations de logique. Le portrait se fabrique peu à peu, au hasard des temps et des lieux, d’après les témoins des différentes scènes.

Autre manière de restituer le mouvement : l’auteur multipliera les prises de vues, mais effectuées par différents personnages. Ainsi Emma représente pour Charles la femme idéale, l’incarnation de son rêve de beauté ; pour Rodolphe, elle n’est que la petite provinciale peu évoluée, qu’il faut forcer à tout prix ; pour Léon, elle symbolise longtemps la grande passion de type romantique. Cette technique des éclairages successifs est utilisée pour d’autres personnages : Charles Bovary lui-même nous est d’abord présenté comme le voient les élèves d’un collège. Puis nous le voyons par les yeux de son père et de sa mère (1ère partie, ch. I). Il n’est pas alors le même que celui dont la médiocrité est percée à jour par Emma : « Il n’enseignait rien, celui-là », constate-t-elle. Léon Dupuis, le clerc de notaire, et Binet le percepteur sont d’abord annoncés par Madame Lefrançois, l’aubergiste du Lion d’Or ; nous ne ferons connaissance avec les intéressés qu’ultérieurement. Cette multiplication des prises de vue sur les personnages rend inutile les portraits en pied, mais correspond à une plus grande approche de la réalité.

Flaubert renouvelle également la description en appliquant aux paysages et aux différents lieux la technique de la découverte progressive. Il nous montre ce qu’un personnage voit, sent, touche. Ainsi le château de la Vaubyessard ne nous est pas présenté d’un seul coup ; nous en découvrons progressivement les différents aspects, en même temps qu’Emma les distingue. Quand elle traverse la galerie des ancêtres, c’est elle qui lit les noms les uns après les autres, et non pas l’auteur. Le paysage, le lieu deviennent prise de conscience progressive de la réalité extérieure. À la limite, il est création de cette conscience car la conscience recrée sans cesse le monde environnant. L’objet subit alors une véritable distorsion. Par exemple Léon attend Emma dans la cathédrale de Rouen. Obsédé par l’idée de la possession charnelle, donc de tout ce qui peut la favoriser, il déforme le lieu jusqu’à y voir un cadre d’intimité : « L’église, comme un boudoir gigantesque, se disposait tout autour d’elle, les voûtes s’inclinaient « pour recueillir dans l’ombre la confession de son amour ; les vitrauxresplendissaient pour illuminer son visage ». Ou bien le paysage devient hostile ; Rodolphe vient de refuser à Emma l’argent qui la sauverait : « II lui sembla tout à coup que des globules couleur de feu éclataient dans l’air comme des balles fulminantes ». Dans cette perspective, la délimitation entre l’objet extérieur et le sujet qui appréhende cet objet est imprécise, et toute tentative romanesque devra s’efforcer de marquer cette imprécision. Il faut noter à ce propos l’abondance chez Flaubert des images se rapportant au domaine de l’eau.

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Mais la transcription réaliste de l’objet ne sera effective que si elle tient compte aussi de la distorsion temporelle. Avant le narrateur de Proust, les héros de Flaubert voyagent dans le temps. Toutefois le résultat n’est pas le même. Le plus souvent, le personnage de Flaubert ne récupère pas totalement son passé. Ainsi Emma, lors de la fête de la Vaubyessard, aperçoit dans le jardin « contre les carreaux des faces de paysans qui regardaient. Alors le souvenir des Bertaux lui arriva ». À la durée soulignée par l’imparfait s’oppose la brutale intrusion du passé, marquée par le passé simple. Emma revit de façon éphémère cette existence passée. Cet instant exceptionnel n’a guère de durée, car la distance temporelle s’abolit : « Aux fulgurations de l’heure présente, savie passée, si nette jusqu’alors s’évanouissait tout entière, et elle doutait presque de l’avoir vécue ». Ici le passé est un intrus, qui s’insère à la faveur d’un élément actuel : les faces des paysans.

Mais dans d’autres circonstances, ce passé devient la Terre promise qu’il faut retrouver ; quand Emma quitte le domaine merveilleux, elle s’empare d’un porte-cigares que Charles avait trouvé ; elle le reprend au cours des jours monotones qui suivent la soirée de la fête, et grâce à ce talisman, véritable signe mémoratif, elle accède à nouveau à cette vie brillante qui la fascine. Il ne s’agit donc pas précisément de mémoire affective au sens de résurrection des sentiments sous forme de souvenirs. On pourrait parler d’une dimension extratemporelle, dans laquelle plongent les objets, d’un univers parallèle auquel il faut accéder par tous les moyens. Le mouvement de la conscience entre le présent et le passé est une tentative pour restituer aux objets leur véritable coloration psychologique. Pour Flaubert, il importe peu que l’émotion éprouvée soit la même que celle ressentie jadis. L’essentiel réside dans l’existence de cette émotion.
Mais ce retour dans le passé peut aussi s’opérer grâce à ce que Schopenhauer appelle le sens de la mémoire, c’est-à-dire l’odorat. Emma qui assiste à la fête des Comices agricoles avec Rodolphe sent : « le parfum de la pommade qui luisait sa chevelure ». Elle se souvient alors du Vicomte qui l’avait fait danser lors de la fameuse soirée, et dont la barbe exhalait cette même odeur de citron et de vanille. Une impression visuelle vient ajouter à la confusion : elle aperçoit la diligence qu’empruntait Léon pour revenir vers elle. Cette « valse temporelle » la conduit au vertige : « tout se confondit ». L’espace et le temps ont alors fait leur jonction dans ce vertige. La différence entre objet et sujet s’abolit. Mais le réalisme intégral est atteint, dans cette transcription de la démarche psychique.
Il l’est d’autant mieux qu’Emma n’a pas à elle seule ce privilège de voyager dans le passé. Le père Rouault, après le mariage de sa fille, accompagne les nouveaux époux lors de leur départ. Après la séparation, il se souvient de son propre mariage, lorsqu’il avait emmené lui aussi sa femme. Après la mort d’Emma, Homais pour se donner une contenance, arrose des pots de géraniums, dans la maison des Bovary. Charles commence par le remercier : « Il n’acheva pas, suffoquant sous une abondance de souvenirs que ce geste du pharmacien lui rappelait ». Jadis, en effet, quand il partait le matin, Emma se mettait ainsi à la fenêtre pour arroser ses fleurs. Enfin, pour retrouver le souvenir d’Emma, après la mort de la jeune femme, Charles se sert d’une boucle de cheveux noirs qu’il a conservée.
Avant Proust, Flaubert a donc utilisé de façon constante cette technique de présentation qui permet l’insertion de l’objet dans la durée psychologique. Parfois même Flaubert tente la projection dans le futur, mais souvent teinté d’hypothétique : Emma rêve d’un Paris fabuleux qu’elle construit à sa guise d’après les on-dit et ses lectures… et qu’elle connaîtra peut-être un jour. Ou elle se fabrique des voyages de « compensation », en compagnie d’un prince charmant illusoire, à la poursuite duquel elle usera sa vie.

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Cette découverte progressive des êtres, des paysages, des choses constituerait donc le véritable réalisme. Celui-ci ne réside pas dans la copie certifiée conforme du monde extérieur, où s’agiteraient quelques fantoches maniés par l’écrivain. Il est dans la transcription du mouvement, à la fois dans le temps et dans l’espace. L’objet, intégré dans une prise de conscience évolutive par le sujet, trouve sa juste place dans un univers auquel seront restituées ses dimensions véritables. Le temps psychologique permettra le voyage dans le passé ou même dans un avenir problématique, mais tous deux réels pour la conscience pensante. L’objet n’est plus un bloc monolithique inséré dans un intemporel qui lui donnerait une vérité éternelle. Il est atteint au plus profond de lui-même : « Je sais voir… jusque dans les pores des choses » (Corr. Il, p. 343) dit Flaubert lui-même. Cette vision sera transcrite grâce à l’ensemble de procédés techniques pénétrant la substance de l’objet. Mais cette substance est le résultat d’une collaboration entre le sujet et lui-même. Ainsi s’instaure le dialogue entre le créateur et le lecteur. Car nous mettons derrière chaque objet les virtualités de notre être. L’œuvre d’art renaîtra en chacun de nous en y éveillant des échos préparés ; elle devient elle-même à la limite une virtualité.

Paul JOLAS, Agrégé de l’Université.