Le roman et la science

Les Amis de Flaubert – Année 1966 – Bulletin n° 29 – Page 42

 

Le roman et la science

Flaubert — Les Goncourt

[…] Le cas de Flaubert est plus complexe.

Fils de médecin, physiologiste tenant la psychologie pour un chapitre de la physiologie, il a recherché l’impersonnalité du savant, il a voulu donner à son œuvre la « majesté de la loi » et la « précision de la science ». Il a admiré la puissance et la méthode du scientifique. Il en a subi la beauté, aimant ce qu’il y a en elle de beauté classique, régulière, symétrique, eurythmique. « Je crois que le grand art doit être scientifique » ; écrivait-il à Sand et à Louise Colet : « La littérature prendra de plus en plus les allures de la science ; elle sera surtout exposante, ce qui ne veut pas dire didactique ». Mais il semble qu’il ait méconnu la valeur métaphysique de la science et dans la phrase citée il indique déjà qu’il lui défendait toute prétention à régir la vie.

Nostalgique du passé jusqu’à la morbidesse, il a été trop enfantinement froissé des laideurs de l’industrialisme contemporain, il n’en a aperçu aucune beauté, il n’a pas senti qu’il existait une période nécessaire de transition et qu’une esthétique supérieure se dégagerait lentement du désordre et de la barbarie des « temps bourgeois ». De là son antipositivisme un peu brut. Bouvard et Pécuchet est une œuvre un peu amère, proclamant la banqueroute, sinon de la science, de l’engouement scientifique. Sans doute, M. Homais n’est la caricature que du petit bourgeois gonflé de sa demi-érudition, et on ne saurait reprocher à Flaubert d’avoir en lui atteint le prestige de la vraie science ; mais il aurait dû faire percevoir dans un tableau exact de la vie contemporaine, la supériorité relative des Homais sur les Bournisiens.

Son dédain des applications pratiques de la science a été tel que le plus pénétrant de nos essayistes, Camille Mauclair (dans son livre l’Âme en silence), trop influencé par lui, a pu écrire : « La tentation des Antoines modernes, c’est la science, la stérile science matérialiste, non celle qui tend à révérer la divinité pour l’avoir mieux approfondie comme le concevait la grande âme chrétienne de Pasteur, mais celle qui oublie sa mission véritable et ne recherche que des applications et des procédés. » Le malheur est que Pasteur, à la vérité très peu chrétien au sens catholique du mot, s’est plusieurs fois arrêté dans ses travaux de science pure pour effectuer des recherches d’utilité immédiate.

A la suite de Flaubert les littérateurs ont trop méconnu, parce qu’ils dédaignaient la démocratie, l’importance publique de la science appliquée. En ce sens, on doit se refuser à reconnaître en lui le père du naturalisme. Flaubert, qui reprochait avant tout à l’esprit contemporain d’avoir « d’avance un parti pris », fut l’homme le moins expérimenteur. Il exposait, ¡l ne recherchait pas ; il subissait, il ne décidait pas des investigations. Flaubert, constamment tourné vers le passé, ne pouvait être un expérimenteur, lequel se tourne toujours vers l’avenir. Il n’a donc pas compris que le doute scientifique était une magnifique arme d’investigation, il en a fait un sujet de pessimisme. Et peut-être plus que quiconque il contribua à provoquer le désenchantement néo-chrétien, la réaction antipositiviste dont ont tant souffert les dernières générations.

Les Goncourt, malgré leur origine aristocratique, ont éprouvé bien plus que Flaubert le frisson moderne et scientifique et connu sa valeur artistique. Ils ont pressenti et compris l’avenir en intuition fine et diverse, s’il est vrai que leur compréhension s’est aiguillonnée de quelque frayeur naïve. Par leur documentation précise et même spécialiste, leur goût de l’enquête sociale scrupuleuse et multiple, ils ont bien été des Scientifiques, attestant même dans leur incomparable Journal le flair des œuvres plus spécialisées de leurs successeurs. Surtout ils ont transporté dans l’art la façon de regarder du savant, ils ont acquis la sensibilité et la rapidité de son œil.

Il reste que la passion des sujets curieux anormaux a été trop exclusive chez eux ; leur préoccupation scientifique fut celle de collectionneurs, de conservateurs de musée et de muséums plutôt que de contemplateurs de la vie ; et tourmentés d’excessive nervosité, analysant en eux-mêmes la neurasthénie moderne, ils ont été les internes de la société contemporaine ; ils ont aimé la description des hôpitaux (Germinie Lacerteux, Charles Demailly, Sœur Philomène) et multiplié les types de médecins et d’internes. À tout cela sans doute faut-il attribuer que leur œuvre ait manqué de sérénité ; ils sont les types d’êtres laborieux, délicats et bien doués à qui la finesse du génie a permis d’apprécier la valeur d’art des sciences nouvelles, mais que leur connaissance incomplète, dégageant un matérialisme amer, a conduits au pessimisme.

Marius Ary LEBLOND

Extrait de Le roman et la science

(Revue universelle, année 1902, p. 425)