Flaubert et la Princesse Mathilde

Les Amis de Flaubert – Année 1966 – Bulletin n° 29 – Page 46

 

Flaubert et la Princesse Mathilde

Le bon géant Flaubert y arrivait toujours un peu ébloui, gêné par la livrée et le décor. Aussi, ne sachant comment se comporter pour avoir un maximum de correction, et désespéré de ses mains dont l’une serrait fébrilement le chapeau claque, il fourrait, au dernier moment, l’autre dans la poche de son pantalon, puis, marchant rapidement vers la maîtresse de maison, il se précipitait sur ses mains, dévot et embarrassé. Un jour, son gros pince-nez, cerné d’écaillé, se prit dans une dentelle de la Princesse. Ce fut pour lui un drame. Mais elle eut vite fait de le mettre à l’aise avec sa royale bonhomie. Alors il se redressait, heureux d’avoir échappé à tous ces dangers, puis il passait ses mains nerveuses dans ses longs cheveux qui, n’étant déjà plus qu’un ornement des tempes, tombaient mollement sur sa nuque.

« Avec ces cheveux » disait Giraud, « on est tout de suite averti que l’on a affaire à un homme qui déteste la plaisanterie ».

Les mèches couvraient à demi ses oreilles, et la grosse moustache blonde, une fois bien équilibrée dans ses pointes, il se reposait dans la confiance.

Sa belle attitude franche, prête au loyal combat, ne cherchait pas de périphrases pour ménager les clients de la maison. Courtois dans son indépendance affichée, il plaisait à la Princesse. Il se montrait inflexible sans agressivité, opiniâtre et tout pénétré de son beau mépris pour le public. Sainte-Beuve, après la brouille de Salammbô, dit à la Princesse :

— « Voilà où l’a conduit sa peur de ressembler à Mme Beecher-Stowe.

— Qu’est-ce encore que celle-là ?

— L’auteur de La Case de l’Oncle Tom.

La Princesse fut rapidement convaincue que Flaubert brûlait du désir de lui être dévoué et, un soir, après le dîner, elle déclara à ses amis qu’elle voulait éprouver son courage.

« Si quelqu’un, lui dit-elle, se permettait de mal parler de moi devant vous, que feriez-vous, M. Flaubert ? »

Cette question le troubla beaucoup. Il se mit à rougir, puis son masque prit une expression terrible. Il ramassa ses poings, les yeux fixés sur son hôtesse. Tant d’émotions le rendait-il incapable de trouver le mot à la hauteur de la colère qu’il ressentirait ? Quelle était la manière dont il s’y prendrait pour châtier ce misérable ? Il cherchait et ne trouva pas.

La Princesse s’amusa de cet embarras et le laissa assez longtemps dans cette impuissance. Puis elle dit d’un air enjoué, en lui tournant le dos : « Je vois que vous ne lui feriez rien du tout… » Ce pauvre Flaubert en fut tout bouleversé. Il se tint la tête, congestionné par les alarmes qui montaient en lui. Pouvait-on avoir, de son courage, une plus mauvaise opinion ? Il ne trouva plus qu’une seule réponse à un tel soupçon… Il se dirigea vers la porte.

Ferdinand BAC.

(La Princesse Mathilde, 1928)