Tourguenev dans les lettres

Les Amis de Flaubert – Année 1967 – Bulletin n° 30  – Page 5

 

Tourguenev dans les lettres de Pauline Viardot
à Gustave Flaubert

En 1871, quand Tourguenev s’établit définitivement en France avec la famille Viardot, ses relations avec les écrivains français se ranimèrent naturellement. D’ailleurs, il en connaissait plusieurs depuis déjà longtemps, mais ce n’est que dans les années 1870, que leur connaissance se transforma en véritable amitié. C’est à la même époque qu’eut lieu son rapprochement avec G. Sand, E. de Goncourt et particulièrement avec Gustave Flaubert. Les fréquentes rencontres des écrivains à Paris et à Croisset, en donnent un témoignage probant, de même qu’à Nohant, où se trouve la propriété de George Sand, et, enfin dans leur correspondance très abondante. Dans les années 1870, Tourguenev fit la connaissance, avec le concours de Flaubert, de sa nièce Caroline Commanville et Flaubert fit son apparition grâce à Tourguenev, au salon de Pauline Viardot.

Auparavant, Flaubert connaissait Pauline Viardot, principalement, en tant que spectateur au théâtre. En 1860, il assistait aux spectacles lyriques où elle participait : « Cet hiver, écrivait-il, à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, j’ai été en tout et pour tout deux fois au théâtre, et à chaque fois pour écouter Madame Viardot dans Orphée. C’est l’une des plus grandes œuvres que je connaisse. Il y a longtemps que je n’ai pas ressenti pareille extase. » (Tome IV, p. 371). Par la suite, cette « connaissance par correspondance » se raffermit grâce à George Sand avec laquelle Pauline Viardot entretenait une étroite et vieille amitié, et, bien sûr, à Tourguenev qui au fur et à mesure que s’animaient ses rapports avec Flaubert, lui rappelait de plus en plus souvent dans ses lettres « ses amis Viardot ». L’ardent souhait de faire personnellement la connaissance de Flaubert, Pauline Viardot le manifesta dès 1863 (Lettres, tome V, p. 103). Seulement, leur rencontre ne se fit qu’à la fin de février 1872 : « J’ai fait la connaissance de Madame Viardot, que je trouve d’une personnalité fort originale. Tourguenev m’y a amené » communiqua Flaubert à G. Sand entre le 20 et le 28 février 1872 (tome VI, p. 253) ; dès lors, les noms de Pauline et de Louis Viardot commencent à paraître dans ses lettres à Tourguenev et autres correspondants assez souvent déjà. Au fond, ce sont des coups de chapeau et toutes sortes de vœux, mais parfois aussi, de très curieuses caractéristiques de la grande actrice : « Elle chantait un morceau d’Iphigénie », écrit-il, le 1er mai 1874 à G Sand, en se trouvant toujours sous l’impression d’une soirée musicale chez Pauline Viardot, deux semaines auparavant, « Je ne peux vous taire comme ce fut beau, saisissant, élevé ! Quelle actrice que cette femme ! quelle actrice ! » (T. VII, p. 135). Dans la lettre à Caroline Commanville du 30 août 1874, il parle de « l’enchantement de Madame Viardot » (idem, p. 191) dans la lettre à G. Sand du 14 mars 1876, il parle avec sympathie de son goût artistique (id., p. 290).

Au début, Flaubert visitait le salon de Pauline Viardot avec Tourguenev ; mais peu après, il y alla seul aussi (tome IX, p. 290). Mais quand Tourguenev partit longtemps en Russie, il n’écrivit plus à Flaubert qui se trouvait à Croisset, Pauline Viardot devint leur unique maillon de liaison. Comme une règle, en répondant aux lettres de Flaubert, mais parfois et sans qu’on le lui demandât, elle lui communiquait des nouvelles de Tourguenev, lui faisait part de leurs appréhensions, l’informait de la prochaine arrivée de leur « pauvre ami », sans oublier d’ordinaire, si c’était l’été, d’inviter Flaubert chez elle, à Bougival.

Parmi les nombreuses lettres à Flaubert, qui sont conservées au fond Lovenjoul à Chantilly, se trouvent, entre autres, quatre lettres de Pauline Viardot à lui, au cours des années 1877 à 1880. Ces lettres, autant qu’on a pu l’établir, sont inédites et, en tout cas, ne sont pas assez connues des investigateurs français ; elles ne sont pas très connues en Russie. Cependant, elles ne donnent pas seulement une représentation assez claire du caractère de leurs rapports. (À ce sujet, voir aussi : A. Fitzlyon : The price of Génius, a life of Pauline Viardot, London, 1964, p. 421-26) mais elles répandent aussi une lumière supplémentaire sur les rapports de Tourguenev et Flaubert et — dans une certaine mesure — de Tourguenev et de Pauline Viardot, ce qui est particulièrement important, car leur correspondance de ces années-là, n’a jamais été imprimée.

I

Les Frênes, 8 juillet

Mon Cher Monsieur Flaubert,

Notre vieil ami doit arriver demain, si rien ne l’arrête en chemin. Il a passé tout son temps à Pétersbourg, retenu d’abord par son plaisir, puis un peu par ses affaires, et finalement par la goutte, qui fidèle au rendez-vous qu’il lui donne tous les ans au mois de juin en Russie, n’a pas manqué de le suivre au moment, où il allait se rendre à Moscou. Dieu sait dans quel état et avec combien de béquilles, nous allons le voir revenir !

Quand viendrez-vous nous voir aux Frênes ? Vous pourriez vous vanter d’avoir une fameuse idée le jour où vous nous feriez ce grand plaisir et vous le savez bien !

Veuillez me rappeler au bon souvenir de Madame Commanville et croire à mes sentiments les plus amicaux.

Pauline VIARDOT.

Mon mari vous envoie ses meilleurs compliments.

NOTES

Cette lettre date de l’année 1877. En témoignent : la date du retour de Tourguenev à Paris (9 juillet) qui y est communiquée (voir lettre à Annenkov, du 11 juillet 1877) et puis aussi l’indication du fait que Tourguenev passa tout le temps de son séjour en Russie, à Saint-Pétersbourg. Sur un espace de 70 ans, il n’y eut pas de pareil autre cas. Le 12 juillet 1877, Flaubert écrivit à Tourguenev : « Madame Viardot fut extrêmement aimable et dimanche dernier (8 juillet), elle m’apprit qu’elle vous attendait le lendemain, c’est-à-dire lundi. D’autant plus qu’elle a ajouté à cela que vous êtes malade et moi, je n’ai reçu aucune lettre de votre excellence, l’inquiétude me gagne. » (Corr. sup. 4, page 3).

II

Les Frênes, 23 août

Cher Monsieur Flaubert,

Notre ami Tourguenev est dans le moment chez le c(om)te Léon Tolstoy, à Toula (2), et jusqu’aux dernières nouvelles, en parfaite santé. Je crois que le dernier remède dont il se sert depuis quelques mois contre son ennemi la goutte est décidément bon. Dieu veuille que les petits dîners russes au champagne n’en détruisent pas l’effet. Notre bon Tourguenev est si faible à la tentation ! Il n’aurait jamais fait un bon Saint Antoine ! Il aurait commencé par manger tout de suite son compagnon, d’après une bonne recette, encore ! (3).

Écrivez-lui, cher Monsieur Flaubert, vous lui ferez le plus grand plaisir. Voici son adresse :

Mr Iwan Turgenev

Ville de Mtsensk

Gouvernement d’Orel

Veuillez offrir mes meilleurs souvenirs à Madame Commanville, et recevoir, avec les amitiés de mon mari, un affectueux shake hands de

Pauline VIARDOT.

NOTES

(1) Cette lettre datée de l’année 1878, parait être une réponse à la lettre de Flaubert adressée à Pauline Viardot, le 22 août 1878 : « Chère Madame Viardot, je suis très inquiet au sujet de Tourguenev. Cela fait bientôt deux mois que je n’ai pas de ses nouvelles. Où est-il ? Quand revient-il ? Vous seriez très bonne de m’apaiser à ce sujet. » (Sup. 4, p. 108).

(2) Tourguenev passa deux jours à Iasnaïa Polonia : (8-9 (21-22 août 1878), voir lettre à E.J. Blaramberg du 11 (23) août 1878 (lettres tome XII, imp.).

(3) Allusion au drame philosophique de Flaubert La tentation de Saint Antoine, 1874. L’interlocuteur de Saint Antoine est son élève Ilarion.

III

Paris, 23 février 50, rue de Douai (1)

Cher Monsieur Flaubert,

Je pressentais tellement votre lettre que j’étais en train d’y répondre lorsqu’elle est réellement arrivée (2). Je recommence mon épître d’autant plus volontiers que depuis ce matin, nous avons reçu une lettre de T.(ourguénev) (3) la première depuis l’attentat — il a un peu de goutte, ce dont il se plaint, il ne voit que peu de personnes, pas de nouvelles figures, ce dont il ne se plaint pas — on le laisse tranquille — combien de temps cela durera-t-il (4). J’avoue qu’ici nous ne sommes qu’à demi-rassurés. Il semble impossible que noté comme il l’est, sa tranquillité soit de longue durée… (5).

Vous pouvez lui écrire à la rédaction du « Messager de l’Europe ». Mais souvenez-vous que toutes les lettres qui lui sont adressées sont lues par le cabinet noir ! Ainsi, en avant, la prudence du serpent ! (6).

Recevez, cher Monsieur, mes salutations bien affectueuses.

Pauline VIARDOT.

NOTES

(1) Cette lettre date de 1880. Elle est datée par le lien de la mention qui y est faite de l’attentat contre Alexandre II, c’est-à-dire au sujet d’une explosion dans le Palais d’hiver, et qui s’est produite le 5 (17) février 1880, avec S.N. Khaltourinyï.

(2) Cette lettre de Flaubert est inconnue.

(3) Cette lettre de Tourguenev est inconnue.

(4) Comparez avec la lettre à Annenkov du 12 (24) février 1882 : « On me laisse dans un calme des plus absolument idylliques — de vieux camarades viennent me voir, je ne vois pas d’inconnus. » (Lettres t. XII, livre II, imp.).

(5) Le 25 mars (6 avril) 1882, Tourguenev écrivait à Annenkov : « …je vois une quantité de gens — jeunes et vieux — j’entends une quantité de discours très variés. » Ibidem.

(6) Les craintes de Pauline Viardot étaient inspirées par les événements qui suivirent l’attentat contre Alexandre II, par l’instruction de la commission administrative suprême, avec à sa tête, M.T. Loris, Melikov et par le commencement de son activité pour « la protection de l’ordre, de l’état et de la tranquillité de la société. »

 

IV

29 février 1880

Notre pauvre ami est malade, cloué au lit par une sciatique aiguë. Il faut lui écrire, lui donner du courage et de la distraction, si c’est possible (1). Nous sommes tous inquiets de ce qui va se passer le 2 (2). Il paraît que tout le monde quitte Pétersbourg, et tous ceux qui peuvent quitter la Russie s’empressent de lui tourner le dos, mais il paraît que ce n’est pas chose facile (3). J’ai bien peur que Tourguenev ne puisse pas revenir de longtemps car, quoi qu’il arrive, il sera retenu soit par le gouvernement, soit par les Nihilistes ses amis ! (4). En attendant, il faut lui écrire, n’est-ce pas ?

Mille bons souvenirs.

P. VIARDOT.

NOTES

(1) Flaubert remplit la prière de P. Viardot. Le 4 mars 1880, il écrivit à Tourguenev une lettre dans laquelle entre autres, il disait : « Depuis que vous vous trouvez en Russie et ne donnez pas de vos nouvelles, la correspondance entre Madame Viardot et moi s’est renouvelée. Dans l’une de ses lettres, elle me communique que vous avez la goutte, que vous êtes triste, que vous languissez d’ennui, etc., et elle me prie instamment de vous écrire, pour vous divertir. » (Corr. sup. IV, p. 319).

(2) Le 19 février (2 mars) 1880, devait être pointée la 25e année du règne d’Alexandre II et le gouvernement effrayé par les événements des deux semaines précédentes, craignait des excès très possibles. (Comparez : Journal de D. et A. Milioutine (t. III, p. 222, (1950) : Le jour se passa heureusement, sans aucun effroyable forfait dont on entendait, régulièrement pendant deux semaines, tant de potins et de prévisions absurdes. Les mesures de police furent prises avec superflu ; il semble même qu’on y a mis trop de zèle.

(3) On parle de ceux qui possèdent effectivement la place, bien que ce ne soit pas non plus aussi fréquent que le représente la presse française, les évasions de Pétersbourg se faisant de préférence pour sauver les capitaux (Voir, Bulletin de Saint-Pétersbourg, 1880, n° 47, 50 et autres).

(4) On veut parler de la rencontre de Tourguenev avec les hommes de lettres du camp de la démocratie, et aussi avec les révolutionnaires semi-décembristes (Voir : Les révolutionnaires semi-décembristes, pages 222-32, 266-83, 289-304), que Pauline Viardot appelle « nihilistes », à la suite de la presse française et russe de ces années. Comparer : « Le Bulletin de Saint-Pétersbourg », 1880, n° 44, 47, 48, 62 et autres).

P.R. ZABOROV,

Professeur de Littérature russe à l’Université de Léningrad.

(Article tiré de : Recueil de Tourguenev. (Matériaux pour une collection complète des œuvres et des lettres de I.S. Tourguenev.) (Édit. Science, Moscou-Léningrad 1966. Inst. de littérature russe, maison de Pouchkine).

N.D.L.R.  M. Zaborov, est un des critiques spécialisés sur l’œuvre de Flaubert, dans son pays. Il nous a adressé un tiré à part d’un de ses articles, que nous avons fait traduire par un jeune étudiant rouennais, Michel Daön. Nous sommes donc heureux de le publier intégralement, et nous formons l’espoir que d’autres articles nous parviennent, d’au-delà de ce que l’on appelle encore le rideau de fer, car pour nous, quels que soient nos sentiments à ce sujet, nous considérons que la littérature est internationale, et que, pas davantage que les nuages, elle puisse et doive s’arrêter à des poteaux-frontières. Ainsi, on sert la paix entre hommes de bonne ou d’ardente volonté.