À propos de la nouvelle Mon Oncle Sosthène, de Guy de Maupassant

Les Amis de Flaubert – Année 1967 – Bulletin n° 30  – Page 15

À propos de la nouvelle Mon Oncle Sosthène,
de Guy de Maupassant

On sait que cette nouvelle, qui parut dans le Gil-Blas du samedi 12 août 1882, sous le pseudonyme Maufrigneuse, et fut rattachée, dans la collection des Œuvres Complètes, au recueil Les Sœurs Rondoli, raconte une farce jouée par son neveu à un oncle franc-maçon : cet oncle, libre-penseur par bêtise, ennemi juré d’un vieux jésuite qui habite la même ville que lui, imagine, par esprit de provocation, de regaler ses amis d’un dîner gras le soir du vendredi-saint. Le dîner tourne à l’orgie ; l’oncle, victime d’une épouvantable indigestion, est transporté chez lui par les autres convives ; et son neveu Gaston va, en manière de plaisanterie, dépêcher auprès de lui le vieux jésuite, en priant bien ce dernier de dire à l’oncle qu’une espèce de révélation l’avait prévenu du danger que courait le franc-maçon endurci. La farce tourne mal pour le neveu : Crédule, l’oncle accueille le jésuite, qui le soigne et le convertit. Pour finir, il déshérite son neveu en faveur de son nouvel ami, qui lui a enseigné la voie du salut.

Sait-on que l’idée de ce repas du vendredi-saint vient d’un repas de même sorte, qui se déroula chez Sainte-Beuve le 10 avril 1868 (un vendredi saint), et auquel assista Gustave Flaubert ? Bien que l’auteur de Port-Royal n’eût jamais songé à faire de ce dîner une provocation anticléricale, il défraya suffisamment la chronique du temps, déchaîna les fureurs de Louis Veuillot et du parti catholique, et alarma plusieurs membres du Sénat, dont Sainte-Beuve faisait partie.

Il y a tout lieu de .penser que Flaubert ne fit ignorer au jeune Maupassant aucun détail de ce dîner, qui reçut par la suite le nom de dîner du Vendredi-Saint. Sainte-Beuve recevait volontiers le Prince Napoléon (Plonplon), dont on connaît les sentiments violemment anticléricaux. Celui-ci n’était libre que le vendredi, et, nous dit le secrétaire particulier de Sainte-Beuve, Jules Troubat (1), qui assista aux préparatifs du repas, le prince était à la veille de partir, ce qui ne permettait pas, au cas où l’on y aurait pensé, deremettre le dîner à l’autre vendredi. Ainsi ne peut-on dire que cette date fut retenue ni parce que c’était un vendredi-saint, ni quoique ce fût un vendredi-saint : on ne s’arrêta pas à cette considération.

Les convives devaient primitivement être au nombre de 8 : outre le maître de maison, le Prince Napoléon, Taine, Edmond About, Ernest Renan, Flaubert, Robin (de l’Académie des Sciences), et une dame pieuse, que Troubat ne nomme pas, pour laquelle on avait prévu un plat maigre, et qui finalement ne vint pas, pour des raisons de santé. Cette dame pieuse était Jeanne de Tourbey, la maîtresse du prince Napoléon, qui dut prévoir le tumulte que ce dîner allait provoquer, et le laissa se dérouler entre garçons.

Flaubert accepta l’invitation par un billet qui contient un calembour : « Ce vendredi, sain ou malade, je serai des vôtres… ». Quant au prince Napoléon, il est probablement l’auteur de cette courte lettre, dont Jules Troubat n’a pas voulu nous livrer la signature :

« Mon cher Maître,

Encore que mes principes religieux me défendent de faire maigre le vendredi, je serai très heureux de dîner avec vous, dût-on servir à table l’esprit des cardinaux, le courage de M. L…, la charité de Dupanloup, l’éloquence de Charles Dupin, le génie du Maréchal Canrobert, la chasteté du Sénateur X…, et généralement tout ce qu’il y a de plus impalpable au monde.
Tout à vous de cœur et d’esprit, ô esprit plein de cœur. »
(ouvr. cité, page 246).

Seul un haut dignitaire du régime (et s’il en était l’enfant terrible, Plonplon s’en accommoda fort bien) pouvait se permettre de traiter avec une telle désinvolture d’autres dignitaires de ce même régime.

Pour la petite histoire, Jules Troubat nous a conservé le menu de ce dîner :

Potage au tapioca

Buisson d’écrevisses

Truite saumonée

Filet au vin de Madère

Faisan truffé

Pointes d’asperges

Salade

Parfait de café

Dessert

et comme vins :

Château Margaux

Nuits

Musigny

Château Yquem

Champagne.

Le dîner gras du Café Pénélope, dans mon Oncle Sosthène, est lui aussi copieusement arrosé : dix-huit bouteilles de vin fin, plus quatre de Champagne.

Que le souvenir du dîner chez Sainte-Beuve et plus encore les souvenirs personnels de Flaubert soient à l’origine du conte, deux détails de ce même conte le confirment.

D’abord, dans l’esprit de l’oncle, le dîner devait être un vrai dîner, avec andouille et cervelas. Comment ne pas rapprocher cette notation de la définition dont Flaubert fait suivre le nom Sainte-Beuve, dans le Dictionnaire des Idées Reçues :

« Le Vendredi-Saint, dînait exclusivement de charcuterie. » ?

En outre, à l’argument de son oncle, qui prétend que la franc-maçonnerie sape l’esprit monarchique, le neveu Gaston répond :

« Considérez-moi un peu cette vaste et mystérieuse association démocratique, qui a eu pour grand’maître, en France, le prince Napoléon sous l’Empire… »

Ce rappel montre que Guy de Maupassant avait eu présent à l’esprit, au moment d’écrire sa nouvelle, les convives du dîner chez Sainte-Beuve.

Donc, comme bien souvent (l’écho paru dans le N° 29 du Bulletin des Amis de Flaubert sur les sources du Rosier de Madame Husson en fournit une preuve supplémentaire), la nouvelle de Maupassant a une base réelle, et — comme cela se produit très souvent encore (nous y reviendrons) — s’inspire d’événements auxquels Flaubert a été plus ou moins directement mêlé. Mais l’invention chez Maupassant commence dans le découpage, se poursuit dans la transposition (un dîner gras en province est plus explosif qu’à Paris, où pourtant…), s’affirme dans l’entrée en scène du vieux jésuite (mais cela aussi ne vient-il pas de Flaubert ? Sosthène et le prêtre, n’est-ce pas encore le couple Homais-Bournisien, réconcilié enfin, comme le laissait prévoir une réplique du pharmacien dans Madame Bovary ?), et s’épanouit dans le dénouement, brutal et percutant, qui n’est pas sans évoquer le Tartuffe de Molière : Flaubert assurément eût goûté cette farce et jugé hénaurme la façon dont elle a tourné.

Roger BISMUT

Décembre 1966

 

 

(1) C.A. Sainte-Beuve de l’Académie Française. — Souvenirs et Indiscrétions – le dîner du Vendredi-Saint – publiés par son dernier secrétaire. — Nouvelle édition, avec une préface par Ch. Monselet. In-12°, VI-351 pages table des matières. PARIS s.d. Calmann-Lévy éditeurs.