Le premier amour de Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1967 – Bulletin n° 30  – Page 17

 

Le premier amour de Flaubert

Depuis les beaux travaux de M. Gérard-Gailly, les moindres Flaubertistes savent la part qu’Élisa Schlésinger a occupée dans la vie de Flaubert et le rôle qu’elle a joué dans son inspiration. Il n’y aura pas lieu ici de remettre en question des faits si clairement établis, mais de montrer, en invoquant le témoignage de Flaubert lui-même, que ce grand amour n’a été que la prolongation d’un premier amour remontant à l’enfance de l’écrivain ; je veux dire que l’inconnue de Trouville n’aurait été que la réincarnation de la propre mère de Gustave. Voici donc le passage de novembre — p. 236, Éditions Conard — dans lequel le jeune auteur indique la part privilégiée que la mère occupera dans le conscient et l’inconscient de son fils.

« Le type dont presque tous les hommes sont en quête n’est peut-être que le souvenir d’un amour conçu dans le ciel ou dès les premiers jours de la vie ; nous sommes en quête de tout ce qui s’y rapporte, la seconde femme qui vous plaît ressemble presque toujours à la première. »

On peut évidemment parler d’une boutade de jeune homme. Il n’en est rien. Un des disciples les plus connus de Freud, le Docteur Karl Abraham, a confirmé la justesse de cette intuition du jeune auteur de Novembre, dans les termes suivants : « Souvent il est clairement reconnaissable que l’homme est attiré par des femmes chez lesquelles il retrouve les particularités de sa mère (ou de sa sœur) ».

Le problème est donc, pour nous, en nous aidant des rares tableaux des deux femmes, de comparer leurs traits et de voir en quelle mesure ils coïncident. Le célèbre dessin de Devéria est bien connu (2), mais le portrait de Madame Flaubert jeune l’est beaucoup moins (1). Or, en laissant de côté toute considération artistique et en ne lui reconnaissant d’autre mérite que la sincérité, on ne peut que constater leur grande ressemblance.

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Si, par suite des changements de la mode et peut-être des préférences individuelles, la coiffure diffère chez les deux modèles, les cheveux se déroulant en boucles jusqu’aux épaules chez Madame Flaubert, tandis qu’ils se nouent en chignon chez Élisa Schlésinger, par contre, chez l’une et l’autre on retrouve la même chevelure abondante et noire, les mêmes sourcils arqués, les mêmes cils, déliés et relevés, le même visage ovale.

D’autre part, si Devéria a manifestement raccourci le nez de son modèle pour donner à l’expression de la physionomie plus de finesse, par contre, le peintre anonyme a péché par le défaut contraire. La photographie (3) très postérieure, puisqu’elle date de la vieillesse d’Élisa, nous permet de nous faire à cet égard une opinion plus conforme à la réalité. Élisa y est représentée de profil en train de lire, devant sa coiffeuse. On ne peut qu’être frappé par les grandes dimensions du nez et son caractère rectiligne.

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Nous ignorons trop en quelle mesure, psychologiquement parlant, Élisa pouvait rappeler à Flaubert sa propre mère pour poursuivre la comparaison. Du moins, par l’œuvre et par la correspondance, savons-nous que dans son évolution fatale vers le déclin, cette grande passion retourna, pour ainsi dire, à sa source, le premier amour d’un enfant pour sa mère, dont, au lendemain de la mort de celle-ci, il proclama le caractère privilégié (4).

Relisons l’épilogue de l’Éducation Sentimentale : la scène des adieux. Sans doute Frédéric sent-il d’abord, à cette visite imprévue, son désir d’autrefois se réveiller. Mais il en triomphe bien vite au souvenir des déceptions passées, à l’aspect de cette femme aux cheveux blancs, et à l’évocation des ennuis qu’une liaison lui causerait, parce que le temps a fait son œuvre, et que la passion fougueuse de la jeunesse a fait place à un sentiment plus rassis, et irréprochable, tel que celui que le fils adulte voue normalement à sa mère.

Cette sublimation, l’auteur de l’Éducation Sentimentale en fit l’expérience, non seulement comme artiste, mais comme homme. Quand après la guerre de 1870, Élisa Schlésinger revint en France pour régler certaines affaires, elle invita son ami à venir la rejoindre quelques heures à Trouville. Ne pouvant se déplacer, Flaubert lui proposa de venir à Croisset, non sans prévoir les scrupules qu’elle aurait à vaincre, bien qu’elle fût désormais libre. « J’aimerais tant à vous recevoir chez moi, à vous faire coucher dans la chambre de ma mère » (5).

Gaston BOSQUET.

 

(1) Élise Schlésinger, par Devéria, R. Dumesnil, Flaubert, documents iconographiques, Genève, 1948, n° 32.

(2) Loc. cit. Madame Flaubert jeune, n° 9.

(3) Élisa Schlésinger dans sa vieillesse, 1872. Loc. cit. N° 33.

(4) Corr. Conard, Sixième série 1869-1872. 16 avril 1872, page 367. « Je me suis aperçu depuis quinze jours, que ma pauvre bonne femme de maman était l’être que j’ai le plus aimé. C’est comme si l’on m’avait arraché une partie des entrailles. »

(5) Corr. Conard, 5 octobre 1872, page 427.